Acta fabula
ISSN 2115-8037

2016
Août-septembre 2016 (volume 17, numéro 4)
titre article
Alexandre Seurat

Beckett avant Minuit

Samuel Beckett, Lettres, tome 1 : 1929-1940, Paris : Gallimard, 2014, 816 p., EAN 9782070139743.

1Il y a maintenant plus de deux ans qu’est paru le premier tome de la monumentale édition des lettres de Samuel Beckett. Depuis lors, notre connaissance de cette correspondance a été complétée par la parution du deuxième volume, qui nous plonge dans les légendaires années Godot. Le premier volume présente un intérêt majeur, différent : nous faire pénétrer dans les années d’apprentissage, la longue maturation d’une voix qui n’a pas encore trouvé le ton inimitable, effondré, qu’elle se donnera à partir de 1946 et la rédaction de La Fin. Il s’agit donc ici d’un « Beckett avant Beckett1 » : on y suit de près ou de loin la publication du poème « Whoroscope », la composition du Proust et du roman inédit Dream of Fair to Middling Women,dont Beckett tirera une bonne partie du recueil de nouvelles More Pricks than Kicks (appelé à devenir en français Bande et sarabande),l’éclosion des poèmes d’Echo’s Bones and Other Precipitates, la lente maturation de Murphy.

2Ce Beckett est celui « d’avant Minuit », non seulement parce que c’est par Minuit que sera donnée à lire, en 1950 avec Molloy, la première œuvre publiée où s’exprime authentiquement la voix qu’on associe à présent à Beckett, mais aussi parce que les lettres de ces années-là se font l’écho des multiples refus d’éditeurs que Beckett doit essuyer. Il n’est certes pas isolé dans son travail. Il est régulièrement publié, ou en contact avec des éditeurs, notamment jusqu’en 1934 Charles Prentice de Chatto and Windus, qui accepte Proust en octobre 1930 et More Pricks than Kicks en septembre 1933. À partir de1934, son œuvre est défendue par un agent, Georges Reavey, qui va s’employer à la faire connaître auprès des éditeurs et réussir, après de longs efforts (et le soutien non revendiqué du peintre Jack B. Yeats), à faire accepter Murphy par Routledge en décembre 1937. Mais l’œuvre n’a pas encore reçu la validation d’un éditeur avec qui Beckett pourrait s’engager dans une relation de confiance durable : ce sera le cas, et de manière exemplaire comme on sait, avec Minuit.

3Les lettres — choisies en fonction de leur rapport à l’œuvre, comme le souhaitait Beckett — permettent aussi de suivre les épisodes de sa vie personnelle : ses rencontres avec Joyce, sa démission de Trinity College en janvier 1932 (p. 189), la mort de son père en juin 1933 (p. 250), sa psychanalyse de janvier 1934 à janvier 1936 (p. 265-365), son voyage en Allemagne d’octobre 1936 à avril 1937 (p. 436-532), sa prise de distance progressive avec sa mère, ponctuée de violentes crises (notamment fin septembre 1937, p. 595-596), l’agression qu’il subit à Paris en janvier 1938 et où il manque de laisser la vie (p. 625-630), l’apparition dans sa vie de Suzanne Deschevaux-Dumesnil, discrètement mentionnée en avril 19392.

4Tous ces épisodes de la vie littéraire et personnelle de Beckett étaient déjà bien documentés par l’abondante littérature biographique dont nous disposons, notamment grâce au travail majeur de James Knowlson, qui citait en les resituant dans leur contexte nombre de passages cruciaux des lettres qu’on retrouve dans ce volume3. L’intérêt est ici d’épouser au jour le jour la vision de Beckett, de mesurer étape après étape sa manière de prendre les échecs, de vivre les rencontres, de traverser les épreuves et éventuellement de les dépasser.

5Après le lumineux petit livre de Charles Juliet, Rencontres avec Samuel Beckett, on pouvait être resté sur l’image des « années extrêmement sombres qu’il a[vait] connues après qu’il eut donné sa démission à l’université de Dublin4 ». Du retour à Paris en 1937, C. Juliet rapporte : « Il habitait une petite chambre dans un hôtel de Montparnasse et se sentait perdu, écrasé, vivait comme une loque. Levé à midi, il avait juste la force de gagner le café le plus proche pour prendre son petit déjeuner. Il ne pouvait rien faire. Ne parvenait même pas à lire5. » Sans gommer les épisodes de dépression profonde que Beckett traverse, notamment en 1937 au moment de son retour à Cooldrinagh et après sa rupture avec sa mère en septembre (p. 596), les lettres révèlent un homme le plus souvent très entouré et menant, même dans les épisodes de découragement, une vie culturelle intense6.

6De l’évolution qu’il subit au cours de ces années, certains destinataires sont des témoins privilégiés : au premier chef, Thomas McGreevy qui dans ce volume occupe une place écrasante. On sait qu’il fut d’abord son rival pour le poste de lecteur à l’ENS, mais dès la troisième lettre du recueil, datant de l’été 1929, celui qui fut à Paris son introducteur auprès de Joyce est devenu son confident, et il le reste jusqu’à la dernière lettre du volume qui lui est adressée en juin 1939, même si l’on sent à ce moment-là un éloignement progressif entre les deux hommes. Entre-temps, d’autres confidents sont apparus, Mary Manning Howe en 1936 ou Axel Kaun en 1937, qui recevront des confessions déterminantes sur l’esthétique du « non-mot » (p. 564) que Beckett commence à élaborer dans les dernières années de la décennie.

À la recherche d’un éditeur

7Ce volume illustre d’abord la quête de reconnaissance d’un jeune écrivain qui se fait une idée très exigeante de son art. Le volume permet de mesurer à quel point sa conception de l’écriture se heurte aux attentes de ses contemporains. Ainsi peut-on lire de nombreuses réactions d’éditeurs incompréhensifs, parfois commentées avec un humour amer par l’écrivain, comme ici en mars 1933 :

Russell a renvoyé le po[è]me, avec une note disant que je pouvais m’épargner la tâche d’envoyer autre chose, formulée dans les termes suivants : « J’ai une caisse de manuscrits bourrée à ras bord de poésie, suffisante pour répondre aux besoins du Statesman pour l’année à venir sans accepter un seul manuscrit et cela ne sert à rien d’accepter de nouveaux manuscrits pour ajouter à la pile de ceux qui attendent leur tour d’être publiés » !! Je pense que c’est vraiment la meilleure jusqu’à maintenant. Comme si j’essayais de lui vendre un chargement de fumier ou une tonne de briques. Et quand je pense à la gentille petite lettre gémissante que j’ai écrite spécialement pour lui ! (p. 111)

8De ces situations, le lecteur ne dispose que de la version de Beckett, mais cette asymétrie est compensée par l’appareil critique abondant, qui suit chaque lettre et éclaire les situations qu’elles évoquent. Ces notes permettent notamment de découvrir l’intéressante réponse de l’éditeur Michael Roberts à Reavey, qui lui a adressé Echo’s Bones en février 1936 :

Sa sensibilité au langage […] n’est pas la mienne. Qui est, ou sera, son public ? Manifestement vous voyez quelque chose d’important dans ces poèmes ou vous ne les imprimeriez pas. Quelle est leur vertu à part la vertu négative de n’exprimer aucune opinion ou jugement moral, et donc de ne pas se rendre vulnérable à des attaques hors de propos (c.f. attaques contre Eliot & Auden). A-t-il peur d’être bête ou sentimental s’il parlait ? (p. 387)

9Cette lettre est éclairante en ce qu’elle révèle les résistances des lecteurs à une écriture qui, sous l’inspiration de Joyce, refuse de donner la priorité à la lisibilité et qui se dérobe délibérément à « l’opinion » et au « jugement moral ». Mais elle met aussi en lumière le chemin qui reste à parcourir à Beckett pour s’arracher à une écriture de la polémique et trouver sa voix dans un registre plus sobre : comme Beckett le reconnaît lui-même avec une lucidité déchirante dans une lettre à McGreevy de mars 1935, l’une des formes de son malheur depuis son entrée à Trinity College est de se prêter « à un crescendo de dénigrement des autres & de [s]oi-même » (p. 327).

10La litanie des refus du manuscrit de Murphy — parfois entourés de pénibles atermoiements — de juin 1936 à décembre 1937 illustre la « précarité éditoriale » à laquelle Beckett est réduit et de laquelle il tente de se défendre par l’ironie.

17 juillet 1936 :
Je viens d’avoir des nouvelles de Parsons. Regrets mielleux. J’envoie donc M. à Frere-Reeves aujourd’hui. Absolument aucune nouvelle de Simon & Schuster, pas même un accusé de réception. (p. 421)

7 août 1936 :
Nouvelles de Frere-Reeves hier, un refus sec. « Pour des raisons commerciales nous ne pourrions justifier sa présence sur notre liste ». Et bien sûr quels autres motifs de justification pourrait-il y avoir.(p. 427)

9 octobre 1936 :
Simon & Schuster a refusé Murphy, avec les mots aimables habituels, brillant, attirerait 5% des lecteurs & *ruisselant avenir*. (p. 437-438)

11Mais ce sont les échanges de novembre et décembre 1936 à propos des coupes demandées par l’éditeur Ferris Greenslet, qui donnent un aperçu du talent de Beckett pour faire d’un fiasco vécu un morceau de bravoure littéraire : après une lettre à Reavey où on le voit exprimer douloureusement son incompréhension des coupes demandées7, le récit qu’il fait dès le lendemain de cet épisode pénible à Manning Howe prend la forme d’un défoulement parodique rappelant les grandes envolées de rhétorique burlesque que Joyce prête à Bloom dans « Circé8 ». Il n’est à cet égard sans doute pas anodin que la traduction des lettres de Beckett ait été confiée au regretté André Topia, sans doute plus apte que quiconque à faire sentir le travail de la prose joycienne sur le jeune écrivain.

Reavey a écrit en joignant une lettre de Greensletcassepiedsetcompagnie. On m’exhorte à faire l’ablation de 33,3%, fraction éternellement périodique, de mon œuvre. J’ai eu l’idée d’un meilleur plan. Prendre tous les 500e mots, poncturer soigneusement et publier un poème en prose dans le Paris Daily Mail. Puis publier le reste en édition séparée et privée, avec un avertissement de Geoffrey, comme les délires d’un schizoïde, ou en feuilleton, dans le Zeitschrift für Kitsch. Ma prochaine œuvre sera sur du papier de riz enroulé autour d’une bobine, avec une ligne perforée tous les quinze centimètres et en vente chez Boots. La longueur de chaque chapitre sera soigneusement calculée pour laisser libre mouvement à l’utilisateur moyen. Et avec chaque exemplaire un échantillon gratuit de quelque laxatif pour promouvoir les ventes. Les Bouquins Beckett pour vos Boyaux, Jesus in péto. Vendu en papier impérissable. Des rouleaux en duvet de chardon. Tous les bords désinfectés. 1 000 occasions de s’essuyer en rigolant un bon coup. Également en braille pour le prurit anal. Tout en Sturm et pas de Drang. (p. 444)

12L’ironie de Beckett est cependant indissociable d’un puissant effet pathétique, quand, revenu au récit linéaire de la scène le 13 décembre, il s’emploie à brouiller les frontières entre les notions de matière et de vide, trouvant un accent typique de la voix qui caractérisera son œuvre :

J’ai répondu à Reavey, disant que je ne comprenais pas comment on pouvait enlever à cet infortuné livre encore plus que ce que j’avais déjà enlevé moi-même tout en laissant un reste ; mais que je demandais seulement à être éclairé sur cette question par un critique plus sensible à l’économie interne du livre que je ne l’étais moi-même. (p. 456)

13La dernière lettre à Reavey sur cet épisode, le 20 décembre, d’un puissant effet agressif, semble lestée de tout l’échauffement narratif auquel Beckett a pu se livrer auprès d’une destinataire étrangère à l’affaire :

La dernière chose dont je me souvienne est que j’étais disposé à couper le livre jusqu’à ce qu’il ne reste plus que le titre. Je suis maintenant prêt à aller plus loin et à changer le titre s’il choque, pour Quigley, Trompetenschleim, Eliot, ou tout autre nom dont les éditeurs aient envie. (p. 460)

Une longue émancipation

14Les années 30 sont aussi pour Beckett le temps d’une longue émancipation : d’abord de l’institution universitaire, avec laquelle il rompt douloureusement en janvier 1932 ; de Joyce ensuite, qu’il considère comme un maître dès 1929. Le recueil s’ouvre d’ailleurs sur un échange avec l’écrivain vénéré à propos de l’essai que Beckett vient d’écrire à sa demande, Dante… Bruno. Vico.. Joyce (p. 101).

15Lorsque Beckett envoie à Charles Prentice la nouvelle « Sedendo et Quiescendo », le 15 août 1931, il lui écrit : « Et bien sûr ça pue le Joyce malgré mes efforts les plus sérieux pour le doter de mes propres odeurs. Malheureusement pour moi c’est la seule manière d’écrire qui m’intéresse. » (p. 173) En décembre 1937, Beckett est à même de commenter avec amertume l’emprise à la fois affective et littéraire dont il lui faut à toute force se dégager : « La relation sera suffisamment difficile à rompre sans qu’on insiste sur la pure façade que seront les liens à venir. » (p. 612-613) Beckett, qui vient d’accepter le rôle de « correcteur d’épreuves en chef » du Work in Progress (p. 612) après les nombreuses péripéties qu’a subies sa relation à Joyce (notamment en raison de la place qu’y prend depuis 1929 l’amour — non partagé — de Lucia, la fille de celui-ci, pour lui), mesure à présent la distance qui les sépare. Ainsi confie-t-il à Thomas McGreevy, le 22 décembre :

Joyce m’a payé 250 fr. pour environ 15 hres de travail sur ses épreuves. Il va de soi que ce que je te dis là est confidentiel. Il a ensuite ajouté en supplément un vieux manteau et 5 cravates ! Je n’ai pas refusé. C’est tellement plus simple d’être blessé que de blesser.
[…] Je n’ai rien fait de plus sur l’article NRF et j’ai envie de le laisser tomber. Il ne sera certainement pas question de prolégomènes ou d’épilégomènes lorsque l’œuvre sortira en livre. Et si cela veut dire une rupture, eh bien qu’il y ait une rupture. (p. 616-617)

16Beckett, réduit à la précarité et toujours fidèle à l’écrivain qui a été pour lui un modèle à la fois esthétique et « moral9 », accepte l’humiliation que Joyce lui fait subir, mais n’est plus prêt à jouer les faire-valoir comme au moment de la parution d’Ulysse en français.

17Dans ce processus d’émancipation, la psychanalyse avec Bion a certainement joué un rôle décisif. Elle occupe, de janvier 1934 à janvier 1936, une place non négligeable des lettres de Beckett à Thomas McGreevy. Dans une période de flottement et de maturation, elle semble permettre à Beckett d’identifier certains de ses maux pour les mettre à distance. Mais dès janvier 1934, alors qu’il exprime à son cousin Morris Sinclair la nécessité à laquelle la psychanalyse répond, une forme d’incompatibilité entre celle-ci et la littérature se manifeste :

Trois fois par semaine je me livre aux fouilles chez mon psychiâtre [sic], ce qui m’a déjà fait, je crois, du bien, dans le sens que je peux me tenir un peu plus tranquille et que les coups de panique la nuit deviennent moins fréquents et moins aigus. Mais le traitement sera nécessairement long, et j’en aurai peut-être pour des mois encore. Je ne m’en plains pas, je me considère très fortuné d’avoir pu l’entreprendre, c’est l’unique chose qui m’intéresse actuellement, et comme ça c’est bien, car ces sortes de choses-là exigent qu’on s’y consacre à l’exclusion presque de tout autre intérêt. Par conséquent, je n’ai pas le loisir, même si j’en avais l’envie, de faire quoi que ce soit en fait de littérature. (lettre écrite en français, p. 265)

18L’intérêt de la correspondance est de rendre compte au jour le jour, et par petites touches, des hésitations de Beckett face à ce processus qu’il a engagé. À partir de février 1935, il pressent les limites auxquelles il va se heurter : « Je ne vois aucune perspective de terminer l’analyse. Mais je me rends compte à quel point je serais perdu si j’étais privé de mon incapacité. » (p. 319) Étonnante formulation, qui attribue à « l’incapacité » une valeur, un contenu, dont on pourrait être « privé » ! Peut-être n’est-ce pas seulement une résistance de son « sub[conscient] » que Beckett nomme ici10 ; on peut être en effet tenté de voir dans cette formulation l’éveil de la conscience de Beckett que son destin esthétique est de trouver les mots pour dire « l’incapacité », pour faire de celle-ci la paradoxale matière d’une œuvre. En septembre 1935, le sentiment d’échec se confirme en tout cas : « Je suis absolument certain que la psychanalyse ne me mènera pas plus loin que ce que j’ai obtenu jusqu’à maintenant, et que désormais c’est de l’argent gaspillé. » (p. 343) La thérapie prend fin, apparemment contre le gré de l’analyste, qui, en accusant réception du « fric » de son patient par lettre, juge indispensable de lui rappeler qu’il n’est « pas encore libéré de [ses] névroses11 ». La façon amère et ironique dont Beckett relève les propos du psychanalyste illustre son aptitude — que l’œuvre magnifiera — à souligner la domination implicite qui sous-tend jusqu’à une relation de soin, ici prosaïquement ramenée à l’enjeu du « fric ». De la conférence de Jung à laquelle il assiste en octobre 1935 et qui le marquera tant, il écrit cependant à McGreevy : « Il affirme avec tant de véhémence qu’il n’est pas un mystique qu’il doit en être un du genre le plus nébuleux. » (p. 347)

19En 1936, Beckett flotte entre divers projets : il confie ainsi vouloir « aller à Moscou et travailler avec Eisenstein pendant un an » (p. 370), étonnant projet confirmé par la lettre de motivation envoyée à Eisenstein, le 2 mars 1936 (p. 381-382) et restée sans réponse. En juillet 1936, son projet d’apprendre à piloter les avions est explicitement sous-tendu par sa frustration et son échec littéraires : « Je n’ai pas envie de passer le reste de ma vie à écrire des livres que personne ne lira. Ce n’est pas comme si j’avais envie de les écrire. » (p. 425)

20La séparation progressive d’avec sa mère est, dans ce processus d’émancipation, déterminante. Dans une lettre sans doute trop exclusivement personnelle pour avoir été conservée dans le recueil, Beckett écrit : « Mère elle-même suggère que je quitte le pays *une fois pour toutes12*. » En octobre 1937, il écrit à McGreevy après une nouvelle confrontation qui conduira à son exil définitif et alors que sa mère s’est provisoirement éloignée de la maison familiale :

Au lieu de me traîner avec mes remords de conscience, ce que je devrais faire, je suppose, je m’émerveille de voir à quel point Cooldrinagh est agréable sans elle. Et je ne pourrais rien lui souhaiter de mieux que de ressentir la même chose quand je suis absent. Mais je ne lui souhaite rien du tout, ni en bien ni en mal. Je suis ce que son amour furieux a fait de moi, et c’est une bonne chose que l’un de nous deux accepte cela finalement. Comme cela s’est passé tous ces derniers temps, elle voulait que je me conduise d’une manière qui convienne à l’automne de sa respectabilité analphabète, ou à ses amis idem, ou au code bourgeois de mon père idéalisé — déshumanisé — (« Chaque fois que tu as un doute sur ce que tu dois faire, demande-toi ce que notre Bill chéri aurait fait ») — le grotesque ne peut pas aller plus loin. C’est comme si après le supplice des poucettes pendant une longue matinée le *bourreau* vous ordonnait de jouer sa chanson favorite sans paroles en y mettant du sentiment. Je ne veux tout simplement pas la voir ni lui écrire ni avoir de ses nouvelles. (p. 596)

21La violence de ces relations familiales éclaire sans doute les œuvres à venir, où les rapports de domination — confinant par moments à la torture — sont exposés dans toute leur crudité, parfois au sein même du cercle familial. On pense aux figures d’expulsés qui dans les nouvelles se voient violemment jetés hors de la maison où ils étaient hébergés (L’Expulsé et La Fin13),à Pozzo et Lucky dans En attendant Godot14, peut-être plus encore à Hamm et Clov, dont la violence réciproque renvoie explicitement à celle d’un enfant et de son parent, dans Fin de partie15. Mais cette expérience de douloureuse dépendance familiale n’est peut-être pas étrangère non plus à des œuvres plus tardives et aux résonnances plus politiques, comme Catastrophe et Quoi où16, qui exacerberont — en la simplifiant et en la stylisant — la représentation de la coercition.

22Chez Beckett cependant, la reconnaissance de la violence est indissociable d’un élan compassionnel, et quelques mois après la rupture avec sa mère, il exprime de déchirants élans d’empathie envers elle :

21 janvier 1938 :
J’ai ressenti de grandes bouffées d’affection & d’estime & de compassion pour elle quand elle était ici. Quelle relation ! (p. 630)

26 mai 1938 :
Je me sens désolé pour elle souvent au point d’en pleurer. C’est la partie dont je n’ai pas été libéré par l’analyse, je suppose. (p. 664)

23Dans Pas, écrit en 1975, Beckett représentera, dans une scène formidablement empathique, une femme appelée May, comme sa mère, marchant de long en large sur le plateau, comme hantée par l’insomnie, et s’adressant à une voix de femme qu’elle appelle « Mère17 ». Le lecteur des lettres perçoit un double mouvement chez le jeune écrivain : tout en nommant et en dénonçant — avec crudité et lucidité — la violence qu’il subit, Beckett est saisi dans un deuxième temps par un élan impossible qui le porte vers celle qui le fait souffrir ; il se met à sa place et voudrait la protéger comme s’il en était le parent. Ce paradoxe, appelé à se prolonger dans l’œuvre, contribue certainement à donner à l’énonciation beckettienne sa puissance pathétique, où tout ensemble s’expriment la rage et la compassion, et de manière concomitante une insurmontable fatigue.

24Lorsqu’en avril 1939, il tente de s’expliquer avec McGreevy au sujet de leur éloignement mutuel, il a le même ton de regret, d’infinie nostalgie :

J’ai eu 33 ans cette semaine & je me demande si la seconde moitié de la bouteille sera meilleure que la première. Seulement au sens, je suppose, où l’on s’est habitué au goût.
Ces derniers temps je ne vais pas très bien. (p. 692)

25L’émancipation est irréversible, mais l’horizon de la reconnaissance et de l’apaisement est encore loin : peut-être que le travail de toute l’œuvre à venir sera de rester fidèle à ces élans contradictoires pour leur donner voix — soif d’une émancipation, conscience grinçante de son inachèvement, et nostalgie irrépressible de l’avant.

Une esthétique du « non-mot »

26Ces années sont enfin pour Beckett le temps d’une réflexion en profondeur sur l’art et sur ce que peut être son art. On découvre sa détestation de Balzac, à l’occasion de sa lecture de La Cousine Bette en février 1935 : « L’effet de chute dans le ridicule dans le style & la pensée est si énorme que je me demande s’il écrit sérieusement ou en parodie. » (p. 315) Son goût de la précision, son refus du romanesque et des invraisemblances narratives lui rendent Balzac incompréhensible. Les échos de ses lectures de Proust en 1929 et 1932 signalent une gêne et une hésitation : il semble partagé entre la haine du romanesque à la Balzac qui s’exprimerait dans les figures de Morel et de Charlus18 et l’admiration pour les personnages de Bloch, de Françoise ou de tante Léonie19. Il exprime un émerveillement pour « l’écriture soutenue » de Proust20 et « ses métaphores [qui] illuminent une page entière comme une brillante explosion », mais il regrette que les images se figent parfois dans une forme artificielle et « laborieuse21 ». Il s’intéresse à Malraux en janvier 1931 (p. 154), projette d’écrire un livre sur Gide en 1932 (p. 211), s’émerveille du titre Voyage au bout de la nuit (p. 241), et trouve La Nausée « extraordinairement bon » en mai 1938 (p. 665).

27Il lit et traduit Rimbaud (p. 165, 449), dit en mars 1931 son exécration de Saint-John Perse (« du mauvais Claudel, avec des couleurs abominables », p. 165). Chez Keats, en 1930, il aime « cette qualité de rumination repliée sur elle-même », « — accroupi sur la mousse, écrasant un pétale, se léchant les lèvres & se frottant les mains, “comptant les dernières gouttes qui suintent, heure après heure”. C’est lui que je préfère de tous, parce qu’il ne tape pas du poing sur la table. » (p. 113) Chez les poètes, c’est donc la « rumination » qu’il apprécie, une forme de recueillement plutôt que la grandiloquence.

28Il lit Schopenhauer dès 1930, avec enthousiasme, sans se préoccuper des moqueries du futur phénoménologue Jean Beaufret : « Une justification intellectuelle du malheur — la plus forte qui ait jamais été tentée — vaut la peine d’être examinée par quelqu’un qui s’intéresse à Leopardi & Proust plutôt qu’à Carducci & Barrès. » (p. 124) En 1937, il dira de lui que c’est « un plaisir de trouver un philosophe qui peut être lu comme un poète, avec une indifférence absolue aux formes a priori de la vérification » (p. 594). En revanche, il est scandalisé par L’Origine des espèces, lu en 1932 (« je n’ai jamais lu bibine aussi mal écrite »), dont il ne retient qu’une phrase, sans doute pour sa simplicité formelle et le télescopage étonnant en quoi consiste son assertion : « les chats aux yeux bleus sont toujours sourds » (p. 201). En mars 1936, il lit longuement, en latin, le cartésien Geulincx à la bibliothèque de Trinity College (p. 393), auteur dont il dira que l’œuvre est une clé de compréhension de Murphy22.

29Les lettres sont le lieu où s’exerce son écriture, en particulier lorsque Beckett s’essaie à ce mélange de scatologie et de dérision qui fait sa marque, comme en mars 1936 : « Depuis ma double pleurésie sèche à Noël, je ne peux signaler aucune affection précise, sauf peut-être un kyste sébacé à l’anus, qu’heureusement un pet a balayé avant qu’il devienne opérable. » (p. 393) Dans une lettre adressée à McGreevy en juin 1936, il fait le récit détaillé du « profond coït » dans lequel « un sale petit bâtard s’est engagé […] avec notre vieille chienne », sous les rires goguenards d’un groupe de garçons : « Il a fallu que je les porte tous les deux, sans que personne ne m’aide, dans la mer, & que je les tienne jusqu’à ce que le gland se contracte. » (p. 404) Le sexe et la scatologie sont bien sûr l’occasion d’exprimer son goût de la provocation, mais pas seulement : dans cette scène, il accorde le plus grand sérieux au détail des événements, non parce qu’ils choquent, mais parce qu’ils ont occupé — perturbé — son quotidien ; l’obscénité fait partie de la réalité dont il faut rendre compte. En 1938, c’est dans le même esprit qu’il dit sa fascination pour l’œuvre de Sade, qu’on lui a proposé de traduire :

L’obscénité de surface est indescriptible. Rien ne pourrait être moins pornographique. Cela me remplit d’une espèce d’extase métaphysique. La composition est extraordinaire, aussi rigoureuse que celle de Dante. Si énoncer froidement 600 « passions » est puritain et si l’absence complète de satire est juvénalesque, alors c’est un livre, comme tu le dis, puritain & juvénalesque. (p. 647)

30Impossible pour lui de s’entendre à ce sujet avec le catholique McGreevy23, qui a dû taxer Sade de puritanisme et le rapprocher de Juvénal : pour Beckett, seule compte la composition dont le maître absolu est Dante, et la rigueur dans le compte rendu des scènes de supplices.

31Mais surtout s’esquisse autour de l’été 1937, moment d’une profonde crise pour Beckett sans ressources, de retour en Irlande, une nouvelle conception de l’écriture. Cette conception s’élabore par rapport à Joyce et contre lui. Le 9 juillet 1937, il en décrit la substance à Kaun, ami rencontré au cours de son voyage en Allemagne, avec qui il avait déjà eu des échanges importants sur son refus du « rationalisme24 » :

D’abord, il ne peut s’agir que d’inventer tant bien que mal une méthode pour démontrer verbalement cette attitude de mépris à l’égard du mot. Dans cette dissonance d’instrument et de technique on pourra peut-être déjà deviner le murmure de la musique de la fin ou du silence qui sous-tend toutes choses.
À mon avis, l’œuvre la plus récente de Joyce n’avait rien à voir avec un tel programme. Là il semble s’agir beaucoup plus d’une apothéose du mot. […]
Peut-être que les Logographes de Gertrude Stein se rapprochent davantage de ce que je veux dire. La texture du langage est au moins devenue poreuse, même si, et c’est regrettable, c’est seulement par accident et, pour ainsi dire, comme la conséquence d’une procédure un peu analogue à la technique de Feininger. La malheureuse dame (est-elle encore vivante ?) est sans aucun doute encore amoureuse de son matériau, même si, cependant, c’est seulement comme un mathématicien avec ses nombres ; pour lui la solution d’un problème est d’un intérêt très secondaire, oui, en tant que mort des nombres, elle doit lui apparaître en fait redoutable. Relier cette méthode à celle de Joyce, comme c’est la mode, m’apparaît aussi ridicule que la tentative, encore inconnue de moi, de comparer le Nominalisme (au sens des scolastiques) au Réalisme. Sur la voie qui mène à cette littérature du non-mot, pour moi très souhaitable, une certaine forme d’ironie nominaliste peut bien sûr être une phase indispensable. Cependant, il ne suffit pas que le jeu perde un peu de sa solennité sacrée. Il faut qu’il cesse complètement ! Faisons comme ce mathématicien fou qui appliquait un nouveau principe de mesure à chaque étape spécifique de son calcul. Tempête dans les mots au nom de la beauté.
Entre-temps je ne fais rien. (p. 563-564)

32Si la forme n’est pas encore tout à fait adéquate au projet, c’est-à-dire que Beckett ne renonce pas aux mots et aux jeux qui les animent, pour dire son ambition d’une « littérature du non-mot » — notamment lorsqu’il clôt son développement sur une saillie conquérante, « Tempête dans les mots au nom de la beauté » —, l’idée est vraiment neuve : pour la première fois, il trouve le moyen de formuler positivement ce que serait une autre voie de modernité que celle tracée par Joyce, notamment dans le Work in Progress. Pour tenter de donner une image à ce projet, Beckett ne trouve que l’œuvre de Gertrude Stein, qui ne s’approche que fortuitement d’une telle esthétique : c’est dire le caractère programmatique de ce texte. Intéressante également est l’analogie dressée entre ces deux littératures et l’opposition scolastique du Nominalisme au Réalisme : en rejetant « l’ironie nominaliste », Beckett semble renoncer aux armes qui définissaient son style jusqu’alors.

33C’est une rupture majeure, qu’il explicite et prolonge un mois et demi plus tard dans une lettre adressée à Manning Howe :

Je ne fais rien, avec aussi peu de honte que de satisfaction. J’écris un poème de temps en temps lorsqu’il est là, c’est la seule chose qui vaille la peine d’être faite. Il y a une extase de l’accidia — sans volonté dans un tumulte gris d’*idées obscures*. Cela met fin à la tentation de la lumière, à ses brûlures & consolations polies. C’est bon pour les enfants & les insectes. Cela met fin au besoin de prendre une décision, comme on prend une livre de thé, de découper la conscience en opinions comme le beurre en mottes. La véritable conscience, c’est le chaos, une commotion mentale grise, sans prémisses ni conclusions ni problèmes ni solutions ni procès ni jugements. Je reste allongé pendant des jours sur le sol, ou dans les bois, accompagné & non accompagné, dans une coanesthésie mentale, une plénitude d’autoesthésie mentale qui est totalement inutile. La monade sans le conflit, sans lumière et sans obscurité. Avant je faisais semblant de travailler, plus maintenant. Je creusais çà et là dans le sable mental pour chercher les vers de sable des inclinations & des aversions, plus maintenant. Les vers de sable de l’intellect. (p. 590)

34Lorsque Beckett définit « la véritable conscience » comme « le chaos, une commotion mentale grise, sans prémisses ni conclusions ni problèmes ni solutions ni procès ni jugements », il semble annoncer tout l’effort à venir de sa prose de s’en tenir à un récit potentiel, inachevé, avorté aussitôt qu’amorcé, « à l’image de ma vie, je veux dire sans le courage de finir ni la force de continuer25 ». La force de ce qui se formule dans ces lettres de l’été 1937, et peut-être plus encore dans celle à Manning Howe, vient de ce qu’elles donnent forme au vide qui traverse Beckett, à cet état de « coanesthésie mentale » où il se sent sombrer au quotidien, et qui est en même temps « extase ». Le sens de cette nouvelle esthétique ne tient pas à une idée abstraite de l’art, aussi neuve soit-elle : il est indissociable de cette expérience vécue du vide, qui s’affirme dans les deux lettres de la même manière, « Je ne fais rien ».

35On sait qu’il faudra encore d’autres étapes à Beckett pour prendre toute la mesure de cette révélation — parmi lesquelles un moment essentiel sera la décision d’en passer par le français comme langue d’écriture. Il a lui-même beaucoup commenté — et mis en fiction dans La Dernière bande — la prise de conscience qui le saisira « dans la chambre de sa mère » à l’été 1945, d’après lui à la source de sa « frénésie d’écriture » débouchant sur les premiers chefs-d’œuvre. Mais cette prise de conscience se formule rétrospectivement dans des termes analogues à ceux des lettres de 1937 :

J’ai réalisé que Joyce était allé aussi loin que possible pour en savoir toujours plus, pour maîtriser ce qu’il écrivait. […] J’ai réalisé que j’allais moi dans le sens de l’appauvrissement, de la perte du savoir et du retranchement, de la soustraction plutôt que de l’addition26.


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36On mesure donc à quel point la lecture de ce volume est précieuse pour comprendre l’œuvre à venir de Beckett. Depuis plusieurs années, des recherches s’emploient à élucider ce qui se tisse entre les expériences de Beckett dans les années 30 et l’œuvre à venir. Dans Beckett avant la lettre, Brigitte Le Juez s’intéressait, il y a quelques années, à la poétique que préfigurent les cours de Beckett à Trinity College, dont elle avait retrouvé la trace dans les notes d’un étudiant27. Récemment, Stéphane Lambert s’est interrogé sur un célèbre épisode du voyage en Allemagne, la rencontre de Beckett, le 14 février 1937 à Dresde, avec la toile de Caspar David Friedrich, Deux hommes contemplant la lune — à la source d’En attendant Godot, selon l’aveu de Beckett28. Le premier volume de la correspondance contribue à éclairer cette « préhistoire » des livres à venir : il donne à voir ce que signifie, au jour le jour, « devenir Beckett », le long processus et la somme d’épreuves nécessaires à l’éclosion de cette œuvre qui nous est à la fois si familière et si étrange — pour ainsi dire miraculeuse.