2017Octobre 2017 (volume 18, numéro 8)

Thomas Barège
Parcours romanesque de Salman Rushdie
1L’ouvrage de Damian Grant, Salman Rushdie romancier, est la traduction d’un ouvrage paru originellement en anglais en 1999 puis réédité, toujours en anglais, mais augmenté, en 2012 pour prendre en compte les nouveaux romans de S. Rushdie parus ente temps. C’est la traduction de la seconde édition de 2012 qui est proposée ici en français, traduction réalisée par Madeleine Descargues‑Grant, épouse de D. Grant et par ailleurs spécialiste de Sterne1. L’auteur de cet ouvrage, dans la grande tradition des ouvrages de synthèse anglo‑saxons, effectue un survol de l’ensemble de l’œuvre de S. Rushdie par le biais d’un premier chapitre d’étude globale, suivi d’une série de chapitres s’intéressant de manière individuelle aux différents romans de l’écrivain. Un parcours biographique et une bibliographie complètent l’analyse.
2Si les ouvrages de ce type en anglais sont assez nombreux désormais concernant S. Rushdie2, ils sont beaucoup plus rares en français alors que la totalité ou quasi‑totalité de l’œuvre de S. Rushdie est disponible dans notre langue. Il faut bien reconnaître que l’essentiel des ouvrages publiés en français sur l’œuvre de S. Rushdie ne concerne pas vraiment son œuvre, mais plutôt « l’affaire Rushdie3 », et lorsqu’ils possèdent une dimension d’analyse littéraire, elle est évidemment focalisée surtout sur les Versets Sataniques. Cela étant, on peut mentionner deux volumes assez courts qui viendront compléter l’ouvrage de D. Grant si l’on cherche une présentation un peu générale de l’œuvre de S. Rushdie, celui de Catherine Pesso‑Miquel4 et celui co‑signé par Marc Porée et Alexis Massery5.
3D. Grant commence son ouvrage par un premier chapitre qui est probablement le plus dense : l’auteur développe une approche d’ensemble de l’œuvre narrative mais sous un angle en particulier, celui du rapport à la fiction et à l’imagination. C’est une problématique qui permet cette approche englobante car elle est effectivement très prégnante tout au long de l’œuvre et constitue une clé obligatoire pour entrer dans son univers. S. Rushdie est ainsi placé sous le signe de l’imagination dès la citation en exergue qui ouvre le texte, tirée d’un entretien accordé par S. Rushdie au Guardian :
[…] le combat portait sur des choses extrêmement importantes : il y avait pour moi l’art du roman, qui était important ; et au‑delà, la liberté de l’imagination, la grande question capitale et centrale de la liberté de parole et du droit des êtres humains à marcher sans crainte dans les rues de leur propre pays6.
4S. Rushdie s’amuse à mêler factuel et fictionnel en bon écrivain de son époque ; en bon écrivain postmoderne comme il est souvent qualifié, y compris par D. Grant lui‑même, il abolit les barrières entre le fait et la fiction7. Cette incertitude permanente amène par conséquent un questionnement par l’écriture de la séparation nette entre la fiction et le réel8. Il ne se contente pas d’abolir cette barrière, mais s’ingénie à élaborer un savant mille‑feuille fictionnel où les strates de fiction, les niveaux de fiction ont une fâcheuse (ou jubilatoire ?) tendance à s’interpénétrer pour créer un labyrinthe qui peut facilement égarer le lecteur. Ce caractère informe serait, à croire S. Rushdie, le fruit d’un travail de mise en forme qui le rapprocherait de Tristram Shandy de Sterne par exemple. À plusieurs reprises, D. Grant regrette que la voie d’une étude plus détaillée des aspects formels de l’œuvre de S. Rushdie soit souvent délaissée, au profit d’autres angles d’analyses plus thématiques ou plus politiques9. On peut nous‑mêmes regretter que l’analyse de D. Grant soit également restée assez réduite sur ce plan, mais les dimensions et le but de l’ouvrage ne permettaient probablement pas de s’appesantir beaucoup plus.
5À ces études très thématiques, s’ajoute l’ambigüité de cette position de S. Rushdie mettant en valeur le trouble qui ne lui ont pas toujours valu que des commentaires admiratifs ou élogieux comme le rappelle D. Grant. Il consacre une assez longue section de son premier chapitre à la réception critique de S. Rushdie, dans l’anglosphère pour l’essentiel, en fait le bilan et montre que l’analyse critique objective, factuelle, s’appuyant sur les éléments textuels, paraît largement concurrencée par les jugements de valeur, y compris dans les travaux académiques, qu’ils portent sur la « réussite » des différents projets fictionnels de S. Rushdie ou bien sur la dimension politique ou éthique de S. Rushdie ou ses écrits (sa possible misogynie, son orgueil démesuré, son « utilisation » de l’identité indienne, etc.). Le point culminant de ces tensions est évidemment « l’affaire » des Versets Sataniques.
6Contrairement à ce que l’on pourrait penser ou à l’image que l’on en a, du monde des lettres (pris au sens le plus large, incluant l’univers académique) a parfois émergé une parole parfois assez critique mais qui a globalement cherché à justifier et à soutenir S. Rushdie. Là encore, l’argumentaire s’est souvent construit autour de la notion de fiction ou d’imagination et fut formulée le plus vigoureusement peut‑être par Edward Said : « Rushdie est l’intifada de l’imagination10 ». S. Rushdie est, on le sait, à l’occasion de la fatwā lancée contre lui par Khomeiny, devenu bien malgré lui11 une sorte d’icone, d’emblème de la liberté de penser et d’imaginer.
7Les chapitres suivants traitent chacun un roman, dans l’ordre de parution, à l’exception du chapitre 6 qui regroupe le recueil de nouvelles Est, Ouest et la fiction pour enfants, Haroun et la mer des histoires et du chapitre final qui rassemble l’analyse des trois derniers romans12 de S. Rushdie. Chaque chapitre résume de manière plus ou moins détaillée l’intrigue du roman et procède ensuite à son analyse plus ou moins rapide selon la densité du roman, Grimus, Les Enfants de Minuit et Les Versets Sataniques faisant l’objet d’un commentaire plus approfondi.
8Parmi ces trois‑là, le premier roman de S. Rushdie, Grimus, probablement le moins connu, est résumé de manière très détaillée, laissant uniquement la fin du chapitre pour une analyse plus surplombante. Le chapitre sur les Enfants de Minuit met beaucoup l’accent sur l’analyse de la dimension métatextuelle de l’œuvre, on rejoint donc ici les préoccupations explorées dans le premier chapitre, à savoir la question de la fiction et celle de la place dévolue à l’imagination. Pour D. Grant, les Enfants de Minuit est le grand roman rushdien de la naissance avec un véritable fil rouge parcourant toute la narration sous forme d’images, de sémantismes ou d’épisodes explicites de naissances et de gestations. Les commentaires ne font que confirmer que ce second roman de S. Rushdie est sans doute le plus riche.
9Une place non négligeable est accordée au livre pour enfants Haroun et la mer des histoires : même si le roman est écrit par S. Rushdie pour son fils, et conçu pour jouer avec les codes du conte et de la littérature de jeunesse (et on voit bien comment l’œuvre se nourrit de références classiques dans ce domaine pour le monde anglo‑saxon, de C. S. Lewis à Lewis Carroll), D. Grant montre bien que S. Rushdie y fait du Rushdie, si l’on peut dire. On retrouve à nouveau cette volonté de célébrer l’imagination, structurante de toute l’œuvre.
10D. Grant diffère un peu d’une bonne partie de la critique à propos du Dernier Soupir du Maure qui marque le retour de Rushdie à un roman plus ambitieux après « l’affaire » des Versets Sataniques : D. Grant évoque « un succès d’estime, sans plus13 » alors que pour lui, le roman « est aussi ambitieux, exigeant et subtil que les œuvres précédentes14 ». L’auteur établit quelques connexions avec les romans antérieurs et explicite la continuité à l’œuvre chez S. Rushdie. La démonstration se fait autour de l’obsession du palimpseste, le Maure du roman étant une nouvelle Shéhérazade (j’ajouterais qu’il est aussi un « héritier » de Camões, et ce ne sont là que deux exemples).
11Autant D. Grant a cherché à revaloriser Le Dernier Soupir du Maure contre une critique plus sceptique à son sujet, autant son jugement sur les trois voire les quatre15 derniers romans est beaucoup plus négatif et rejoint le gros des critiques. Il y voit « une diminution de la complexité verbale16 » et un manque de profondeur alors même que la créativité langagière était l’une des qualités essentielles qu’il soulignait dans les premiers romans de l’auteur anglo‑indien. Ces trois derniers romans font donc l’objet dans l’ouvrage de D. Grant d’un résumé surtout et d’un jugement de valeur, néanmoins argumenté. On pourrait en conclure qu’il en est de S. Rushdie, comme d’Umberto Eco, qu’après avoir frappé un grand coup très tôt dans leur carrière littéraire, l’un avec Les Enfants de Minuit, l’autre avec Le Nom de la Rose, la veine créatrice a tendance à s’épuiser.
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12On l’aura compris, l’ouvrage en question n’est pas vraiment destiné au spécialiste de S. Rushdie qui n’en tirera probablement pas grand‑chose de nouveau, en revanche, il constitue une bonne introduction pour ceux qui voudraient entrer dans son monde ; l’ouvrage balise l’univers romanesque de S. Rushdie, lance des pistes pour explorer son discours fictionnel et aider à repérer les liens qui unissent les romans les uns aux autres17. Ce Salman Rushdie romancier est une sorte de vade‑mecum pour circuler dans l’univers de S. Rushdie.
notes
1 Laurence Sterne que l’on retrouvera régulièrement dans les références rushdiennes mentionnées par D. Grant.
2 On peut citer, sans prétendre à l’exhaustivité, plusieurs ouvrages de ce type, plus ou moins faciles à se procurer, plus ou moins approfondis, qu’ils soient écrits à une main ou bien compilant une série d’articles explorant chacun un sujet bien précis : D.C.R.A. Goonetilleke, Salman Rushdie, New York, St Martin Press, 1998 ; M. Keith Booker (dir.), Critical essays on Salman Rushdie, New York, G.K. Hall, 1999 ; Andrew Blake, Salman Rushdie: A Beginner’s Guide, London, Hodder & Stoughton, Beginner’s Guides, 2001 ; Harold Bloom (dir.), Salman Rushdie, Chelsea House Publishers, Bloom’s Modern Critical Views, 2003 ;Abdulrazak Gurnah (dir.), The Cambridge companion to Salman Rushdie, Cambridge, Camdridge University Press, 2007 ; Bernard F. Rodgers (dir.), Salman Rushdie, Ipswich, Salem Press, Critical Insights, 2013 ; Robert Eaglestone, Martin McQuillan (dir.), Salman Rushdie: contemporary critical perspectives, New York, Bloomsbury, 2013.
3 Symptomatique à cet égard de la place que prend « l’affaire des Versets Sataniques » dans la réception de Rushdie, D. Grant consacre une section spécifique de sa bibliographie de fin d’ouvrage à ce sujet.
4 Catherine Pesso‑Miquel, Salman Rushdie. L’écriture transportée¸ Presses universitaires de Bordeaux, 2007.
5 Marc Porée, Alexis Massery, Salman Rushdie, Paris, Les Éditions du Seuil, Les Contemporains, 1996.
6 Salman Rushdie, Guardian, 26/09/1998, cité par Damian Grant, Salman Rushdie romancier, Villeneuve d’Ascq : Presses Universitaires du Septentrion, 2014, p. 17. On notera que même les citations de Rushdie sont traduites en français, l’ouvrage est donc accessible même au parfait non‑anglophone.
7 Est‑ce proprement postmoderne ? on trouvera des éléments de réponses dans Françoise Lavocat, « Introduction », Françoise Lavocat et Anne Duprat (dir.), Fiction et cultures, Paris, SFLGC, collection « Poétiques comparatistes », 2010.
8 On rapproche aussi souvent ce mélange réel/fiction d’un autre outil topique de la critique sur Rushdie (et sur les littératures postcoloniales de manière générale), celui de l’hybridité ou du métissage culturel.
9 Pages 42‑43, il insiste par exemple sur la singularité langagière et linguistique des romans de Rushdie (au moins ceux publiés avant les années 2000) qui sont écrits dans une langue hétérogène d’une certaine manière, mais le propos de Grant reste assez théorique à ce moment-là de l’ouvrage ; on trouvera un exemple ou deux plus loin, suffisamment clairs pour être accessibles même au lecteur non-anglophone.
10 Edward Said dans Pour Rushdie : cent intellectuels arabes et musulmans pour la liberté d’expression, Paris, La Découverte, 1993, cité par D. Grant, p. 26.
11 À ce sujet, il est intéressant de relire le début de Joseph Anton, l’autobiographie à la 3e personne de Rushdie : « À l’antenne, quand on lui demanda comment il réagissait à la menace, il répondit : “J’aimerais avoir écrit un livre encore plus critique.” Sur le moment, et de façon générale, il était fier de sa réponse. C’était la vérité. Il n’avait pas le sentiment que ce livre était particulièrement critique vis-à-vis de l’islam, mais, comme il l’affirma ce matin-là à la télévision américaine, une religion dont les chefs se conduisent ainsi aurait bien besoin d’un peu de critique. » Salman Rushdie, Joseph Anton, Paris, Gallimard, Folio, 2013 [2012 pour l’édition originale en langue anglaise], p. 19, traduction de Gérard Meudal.
12 Depuis 2014 est paru en 2016, Two Years Eight Months and Twenty-Eights Nights et le suivant, Golden House, est sur le point de paraître.
13 D. Grant, p. 125.
14 D. Grant, p. 126.
15 Furie, Shalimar le Clown et L’Enchanteresse de Florence, auxquels il associe La Terre sous ses pieds.
16 D. Grant, p. 168.
17 On notera quelques approximations, par exemple : Daniel Ortega, le dirigeant nicaraguayen dont il est question au détour d’un commentaire sur Le sourire du Jaguar, sorte de journal de voyage de Rushdie, devient « Daniel Ortez » (p. 25) ; ou encore sur le prénom de l’éditeur norvégien de Rushdie (p. 106).
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pour citer cet article
Thomas Barège, « Parcours romanesque de Salman Rushdie », Acta fabula, vol. 18, n° 8, Notes de lecture, Octobre 2017, URL : http://test.fabula.org/revue/document10522.php, page consultée le 15 avril 2021.