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Faire / défaire le Diable. Fabriques et mutations d'un corps dissident (XVIe-XVIIIe s.)

Faire / défaire le Diable. Fabriques et mutations d'un corps dissident (XVIe-XVIIIe s.)

Publié le par Université de Lausanne (Source : Antoinette Gimaret)

Faire / Défaire le Diable. Fabriques et mutations d'un corps dissident (XVIe-XVIIIe siècles)

Journées d’étude 11-12 avril 2024

Faculté des Lettres et Sciences Humaines, Limoges, équipe EHIC (UR 13334), axe 1

Organisation :

Abderrahmene Frourej, Antoinette Gimaret, Vincent Quindos

« Ma comédie, sans l’avoir vue, est diabolique, et diabolique mon cerveau ; je suis un démon vêtu de chair et habillé en homme, un libertin, un impie digne d’un supplice exemplaire. Ce n’est pas assez que le feu expie en public mon offense, j’en serais quitte à trop bon marché […] il veut absolument que je sois damné, c’est une affaire résolue », ironise Molière dans un premier placet écrit en juillet 1664 en réaction aux accusations de Pierre Roullé, curé de l’église Saint-Barthélemy de Paris, à l’occasion de la Querelle du Tartuffe. En pastichant la critique d’un camp d’ultra-dévots, l’homme de théâtre met le doigt sur l’articulation globalisante d’un discours stigmatisant construit autour de la figure du Grand Méchant Diable. Comme outil rhétorique, le Diable semble en effet bien commode : il cristallise d’une part, en synchronie, tout un éventail d’accusations, dont celles de sorcellerie, libertinage et autres hérésies. Il fait d’autre part sens en diachronie, parce que l’on retrouve encore aujourd’hui dans la sphère médiatique des survivances de ce vocable emprunté à l’imaginaire diabolique. Le terme de « diabolisation » y est souvent employé comme synonyme de stigmatisation, quand derrière celui de « dédiabolisation » on entend jouer/déjouer une mystification.

Si l’existence théologique du diable précède largement les temps qui nous intéressent, on assiste néanmoins, comme le suggère Alain Boureau, à une « universalisation diabolique » entre les XVIe et XVIIIe siècles (préface à l’ouvrage de Sophie Houdard, Les Sciences du Diable. Quatre discours sur la sorcellerie (XVe-XVIIe), Paris, Le Cerf, 1992). Le Diable est, partout en Europe, doté de pouvoirs considérables. Les démonologues le rendent responsable de la propagation d’épidémies ; il corrompt la chair donc, mais s’empare aussi des corps pour se créer une communauté de fidèles menaçant la res publica. C’est du moins ce qu’avance Jean Bodin dans De la démonomanie des sorciers en 1580. La conception théologique du Diable s’immisce peu à peu dans le fait politique pour tracer les contours du corps dissident. En témoigne la multiplication systématique des accusations de sorcellerie contre l’adversaire, aussi bien dans l’Histoire collective (guerres de religion) qu’à l’occasion d’épisodes concernant des individus particuliers, comme Théophile de Viau ou Vanini, exposés en suppôts du Diable par les apologètes pour leur libertinage. Aux nombreux pamphlets apologétiques et manuels d’inquisiteurs s’ajoute une grande quantité de traités démonologiques et autres méthodes d’exorcisme présumés venir à bout des cas de possession qui se manifestent de manière exponentielle. La concomitance de tous ces phénomènes liés au Malin assure au moins une certitude : la « Renaissance » est aussi celle des Diables.

Pourtant, l’emploi surabondant de cet artifice rhétorique résiste à quelques esprits. C’est le cas de Gabriel Naudé qui, dans son Apologie pour tous les grands personnages qui ont été faussement soupçonnés de magie (1625), tente de démystifier les rouages d’une stratégie discursive bien rodée jouant sur la peur du Diable. Il en est de même du discours médical tendant à s’insérer sur la scène des possessions, habituellement réservée au Diable. Un glissement topique s’opère du diabolique vers le pathologique. Le champ de la fiction se voit de plus en plus investi par la figure du Diable (Fictions du diable, Démonologie et littérature, Genève, Droz, 2007), des histoires comiques du XVIIe siècle (Le Gascon extravagant de Claireville, 1639) à celles du XVIIIe siècle, précurseurs du genre fantastique (Le Diable boiteux de Lesage, 1707 ; Le Diable amoureux de Cazotte, 1772). Cette dissémination du motif substituant au goût de la peur celui du rire va d’ailleurs de pair avec une tendance plus large à la fictionnalisation du Diable, qui ne fait plus tant l’objet de traités que de récits.

S’attachant à la figure du corps endiablé, cette journée d’études ne cherchera pas à parler directement ou uniquement des phénomènes de possession ou de sorcellerie, qui ont déjà fait l’objet de nombreuses publications. Elle s’intéressera surtout à la fabrication et aux usages des représentations du corps diabolisé entre le XVIe siècle et le XVIIIe siècle et aux liens existant dans cette période entre diableries et dissidences. Cette réflexion pourra suivre deux orientations principales :

– S’intéresser en synchronie aux procédés (rhétoriques, narratifs, descriptifs) de diabolisation ou de dédiabolisation du corps et à l’usage de ces procédés dans un contexte polémique, en lien avec une réflexion sur la dissidence et les marges, le corps endiablé servant le plus souvent à signifier ou à signaler une altérité (suspecte ou sainte). On diabolise pour stigmatiser l’adversaire, le disqualifier, le faire basculer du côté de l’hérésie, de l’erreur, du crime de lèse-majesté (ainsi, comme on l’a dit supra, les apologètes fustigeant les libertins comme suppôts du Diable, les Ligueurs abandonnant l’adversaire protestant aux furies infernales, etc.). Mais on diabolise aussi pour dire qu’il y a du sacré, la présence du diable permettant de s’assurer de la présence de Dieu. Comment donc la diabolisation, c’est-à-dire le recours à la référence ou à la présence diabolique, peut-elle servir à fabriquer de l’orthodoxie ou de l’hétérodoxie ? Comment à l’inverse la déconstruction ou la démystification du diabolique, voire son traitement burlesque peuvent-ils alimenter un discours dissident, en être le symptôme, le signal de reconnaissance, lorsque se moquer du diable c’est se moquer de Dieu et démystifier de vaines croyances ?

– Se demander, en diachronie si, entre le XVIe siècle et le XVIIIe siècle, cet usage polémique est toujours le même, s’il est toujours aussi opératoire pour discréditer ou stigmatiser. Au siècle des Lumières, le corps endiablé inquiète-t-il encore ? Y croit-on encore ? A-t-il la même efficacité polémique ? S’apparente-t-il déjà plutôt, dès la fin du XVIe siècle, à la « merveille », à la bizarrerie, à la pathologie déviante, c’est-à-dire hystérique, aux diableries de folklore ? On cherchera donc à interroger ce glissement au fil des trois siècles : dans quelle mesure la référence diabolique se neutralise, se dissémine, se sécularise ou se domestique, dans un écart qui s’accroît avec les bûchers réels ? On se posera également la question des causes possibles de cette évolution (perte de croyance religieuse, usage fictionnel grandissant, pathologisation des phénomènes corporels qui étaient attribués au Diable, inscription du corps endiablé dans l’horizon plus large de l’occulte et du fantastique).

La journée d’études, en associant ces deux pistes de réflexion, cherchera donc à se demander quelle(s) altérité(s) ou dissidence(s) le corps diabolisé sert à convoquer et incarner et si, du XVIe siècle au XVIIIe siècle, cette dissidence change, que ce soit dans sa nature ou dans ses enjeux. Afin de répondre à cette double interrogation, les intervenant·e·s pourront notamment explorer les pistes suivantes :

– Questionner les procédés rhétoriques de diabolisation du corps et leur usage polémique : comment fait-on de l’autre un diable pour lui nuire, le stigmatiser ? Comment fabrique-t-on du diable ? Quels en sont les lieux communs, les symptômes topiques ? Comment cela se traduit dans l’iconographie ?
– Penser les pratiques de démystification du diabolique et leur traitement burlesque comme un indice de dissidence, à l’instar de ce que l’on observe dans les corpus libertins.
– Interroger le réinvestissement narratif/pictural de la figure diabolique et les effets possibles de sa fictionnalisation du XVIe au XVIIIe siècle. S’agit-il d’une visée apologétique, d’une mise à distance, voire d’une domestication du thème ?
– Analyser le lien rhétorique entre diabolisation et acceptabilité : comment le fait de se raconter ou de se décrire en endiablé.e permet-il de rendre tolérable la dissidence, de faciliter sa réception ? Trouve-t-on un bienfait à (se) diaboliser ?
– Aborder les évolutions de la réception et de l’interprétation du corps endiablé et leurs effets polémiques, par exemple : les avatars possibles de l’inspiration diabolique, du Diable chrétien au daimôn païen ; la pathologisation du thème dans les discours médicaux ; le passage d’une lutte contre l’hérésie à la rationalisation du superstitieux, notamment sous la forme d’un combat pour « écraser l’infâme » avec les Lumières.

Cette liste n’est pas exhaustive. Les propositions porteront exclusivement sur la période XVIe – XVIIIe siècles mais pourront concerner plusieurs disciplines : littérature, histoire, histoire de l’art, sciences sociales, sciences du langage, théologie.

Modalités de contribution

Les propositions de communication sont à envoyer par courrier électronique avant le 15 janvier sous la forme d’un résumé (environ 300 mots, sans compter l’éventuelle bibliographie) accompagné d’une courte notice bio-bibliographique à l’adresse suivante : de.fairelediable@gmail.com">de.fairelediable@gmail.com

Bibliographie

Closson Marianne, L’imagination démoniaque en France (1550-1650). Genèse de la littérature fantastique, Genève, Droz, 2000.
Crouzet Denis, « Dieu en guerre au temps des guerres de religion : catholiques et protestants », dans Baechler Jean (dir.), Guerre et Religion, Paris, Hermann, 2016.
Cochard Kévin, « “Le diable, son maître, l’avait persuadé de commettre ces forfaits” : les faits de sorcellerie dans les canards (fin XVIe-XVIIe siècles) », dans Canards, occasionnels, éphémères : « information » et infralittérature en France à l’aube des temps modernes, Cérédi, 2019, http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?le-diable-son-maitre-l-avait.html
Dompnier Bernard, « Le diable des missionnaires des XVIIe et XVIIIe siècles », dans Missions, vocations, dévotions. Pour une anthropologie historique du christianisme moderne, LARHRA, 2015, https://books.openedition.org/larhra/3967
Lavocat Françoise, Kapitaniak Pierre et Closson Marianne (dir.), Fictions du diable. Démonologie et littérature, Genève, Droz, 2007.
Gheraeert Claire, « Les agents du diable. Sorcellerie et dissidence pendant la révolution anglaise (1640-1660) », dans Venet Gisèle (dir.), Le Mal et ses masques : Théâtre, imaginaire, société, Lyon, ENS Éditions, 1998, https://books.openedition.org/enseditions/7191
Méniel Bruno (dir.), « Le Diable au corps (XIVe-XVIe siècle)», Cahiers de recherches médiévales et humanistes, n° 13, 2006.
Houdard Sophie, Les Sciences du diable. Quatre discours sur la sorcellerie (XVe-XVIIIe), Paris, éd. du Cerf, préface d’Alain Boureau, 1992.
Houdard Sophie, « De l’ennemi public aux amitiés particulières. Quelques hypothèses sur le rôle du diable 15e-17e siècles », Raisons politiques, n° 5, 2002.
Houdard Sophie, « Voyage aux Enfers ou rêve de jeune-fille ? Les révélations curieuses de la Fille dans Le Gascon extravagant », Les Dossiers du Grihl, n° 1, 2007, https://journals.openedition.org/dossiersgrihl/41
Houdard Sophie, « Faire le diable. La simulation de possession au XVIIe siècle », dans Mounier Pascale et Nativel Colette (dir.), Copier et contrefaire à la Renaissance, Paris, Champion, 2014, p. 141-155.
Houdard Sophie, « Le diable au corps », dans Mélanges offerts à Nicole Jacques-Lefèvre. Raconter d’autres partages, ENS Éditions, 2017, p. 111-129, https://books.openedition.org/enseditions/8292
Jacques-Lefèvre Nicole, Démonologie littéraire et autres sorcelleries. Rationalité et imagination (1436-1862), Paris, Hermann, 2022.
Louison-Lassablière Marie-Joëlle, La Fabrication du Diable (XVe-XVIIIe siècle), Publication de l’université de Saint-Étienne, 2016.
Mandrou Robert, Possession et sorcellerie au XVIIe siècle : textes inédits, Paris, Fayard, 1979.
Milner Max, Le diable dans la littérature française : de Cazotte à Baudelaire 1772-1861, Paris, José Corti, 1971.
Muchembled Robert, Une histoire du diable. XIIe-XXe siècle, Paris, Seuil, 2000.