Colloques en ligne

Emmanuelle Mortgat‑Longuet

De quelques cas d’auteurs liés à un siècle : vers une pensée de l’histoire dans l’historiographie littéraire du xviie siècle ?

On a few instances of authors connected to a century: towards a thinking about history in seventeenth-century literary historiography? 

1À la lecture de divers bilans critiques ou historiographiques qui, au xviie siècle, s’attachent à une production littéraire passée ou à un écrivain en particulier, force est de constater qu’un lien est quasi systématiquement établi entre les auteurs et la période historique dont ils relèvent. Certes, ce lien peut être topique, relever de simples formules figées, ou être expédié sans autre forme de procès. Pourtant, il apparaît de plus en plus fréquemment, fait l’objet de développements plus circonstanciés et, bientôt, est lui‑même pris comme objet de réflexion. Faudrait‑il voir en ceci un indice d’une mutation profonde, d’ordre épistémologique, dans les représentations que l’on peut se faire alors de l’histoire des lettres ainsi que dans le travail de réflexion et d’écriture auquel on se livre à son propos ?

2La corrélation établie entre un auteur et son époque relève d’une longue tradition. On se bornera ici à évoquer les humanistes italiens qui, notamment en construisant des représentations de leur propre « renaissance », ont rattaché les écrivains et les artistes à un prince, à un temps déterminé, à des caractéristiques particulières d’un moment de civilisation : ainsi ont‑ils généralement périodisé l’histoire des arts et des savoirs selon la succession des règnes. C’est le même type de périodisation que l’on retrouve chez leurs successeurs humanistes français, où l’on voit également les écrivains situés dans un règne ou dans un « siècle », seuls ou en « flotte », comme le fait par exemple, sous ce terme, un historien comme Étienne Pasquier lorsqu’il retrace l’histoire de la poésie française1.

3Reste à savoir ce que le terme de « siècle » peut signifier à l’époque. En ce qui concerne le xvie siècle, des travaux récents permettent de mieux appréhender la polysémie du mot et ses nombreuses inflexions2. Quant aux ambiguïtés propres aux sens et emplois de ce mot dans la langue classique, elles ont pu être mises en lumière : il correspond donc généralement soit à une période de cent années, soit à un équivalent assez peu précis du « temps », soit à l’équivalent d’une « génération » (durée de certaines mœurs ou de certains goûts d’une trentaine ou cinquantaine d’années selon les cas) provenant du latinisme saeculum3. Quoi qu’il en soit, ce terme de « siècle » s’impose désormais comme une catégorie utilisée non seulement pour situer, mais bientôt surtout pour caractériser et évaluer les auteurs : il n’est plus guère d’écrivain doté d’une quelconque notoriété qui ne soit dorénavant considéré à l’aune de son « siècle ».

4Nous allons donc observer quelques cas d’auteurs qui, au xviie siècle, dans divers types de bilans, sont précisément caractérisés en fonction de leur siècle et examiner quel type de lien y peut être établi entre eux et leur époque : les cas de Malherbe considéré par Godeau, de Marot par Colletet, de Molière par Donneau de Visé et de Corneille par Fontenelle.

5Ainsi espérons‑nous pouvoir mieux cerner la manière dont sont pensés le « siècle » et la place qu’y prennent les auteurs et mieux percevoir, au sein de ce xviie siècle où les rapports entre ces deux termes s’approfondissent, les différentes fonctions que peut revêtir l’assignation d’un écrivain à un « siècle ».

Une interdépendance entre le poète et son siècle

6La représentation d’un Malherbe en sceau d’un nouveau siècle va connaître une telle fortune qu’il nous faut d’abord évoquer ce cas, même très succinctement4.

7Moins de deux ans après la mort du poète, Antoine Godeau publie un discours qui figure bientôt en tête de l’édition de 1630 des œuvres de Malherbe5 : ce discours glorifie celui‑ci précisément en vertu de son inscription dans son temps et des transformations qu’il y a opérées. En effet, Godeau explique notamment les libertés prises par Malherbe dans sa traduction de Sénèque par l’opposition entre la diction du Latin qui se sent des « vices de son siècle » et les oreilles si « délicates » d’« aujourd’hui » (Godeau, [1630] 1862, p. 370‑371). Et, se fondant sur l’évolution de la langue, il oppose à l’âge des poètes de la Pléiade, caractérisé par le « génie », l’âge initié par Malherbe qui, grâce à sa connaissance du « goût du siècle auquel il écrivoit », a conféré de « nouvelles grâces » à la poésie (p. 377)6. On a pu montrer que la notion de goût, au cœur de ce Discours, n’est pas sans ambiguïté : elle relève de la conception malherbienne du goût, mais aussi de celle de Godeau qui se dessine, plus souple, moins assujettie à la raison, et déjà plus proche de l’« honnêteté » que celle du poète qu’il célèbre (Venner, 2013, p. 546 sq.). Ses propres conceptions conduisent donc Godeau à insister sur ces traits esthétiques récemment promus que sont cette grâce, cette délicatesse, cette nouvelle politesse quand il les associe à Malherbe : parce que le poète s’est conformé à la nécessité de consulter le goût de ses lecteurs7, il incarne ces nouvelles valeurs et c’est bien cela qui en fait l’« honneur de son siècle » (Godeau, [1630] 1862, p. 367) et qui lui permet d’inscrire celui‑ci dans la lignée des meilleures époques8.

8Dans ce bilan critique rétrospectif qui cherche à asseoir une esthétique, le lien établi entre l’écrivain et son époque instaure donc une sorte d’interdépendance axiologique : si Malherbe a su accroître les progrès de la langue et se conformer aux valeurs qu’on considère propres à son siècle, ce siècle, caractérisé dorénavant par le lustre et l’affermissement que l’écrivain a conférés à ces traits généraux, peut donc, en retour, voir en lui l’expression de sa quintessence – l’identification réciproque entre le poète et les valeurs d’une nouvelle époque est désormais installée.

Juger un auteur relativement à son « siècle »

9Dans cette première moitié du xviie siècle, à l’heure où se dessine, en matière de jugement littéraire, un certain sens de la relativité historique9, l’assignation d’un « siècle » à tel ou tel écrivain se trouve bientôt au cœur du dispositif d’évaluation et des divers commentaires qu’on peut en faire. On le constate notamment dans le maillage argumentatif que Colletet élabore dans ses Vies des poètes français pour juger de la production des anciens auteurs. En effet, dans cette imposante fresque d’histoire littéraire qu’il édifie, probablement sous l’impulsion de Richelieu, de 1635 jusqu’à sa mort en 1659 et qui, à l’origine, comprenait sans doute plus de quatre cents notices10, il s’agit de proposer pour chaque écrivain de langue française postérieur à 1300 (essentiellement des poètes) le « discours de la personne », puis l’examen des « ouvrages » et enfin celui de leur « fortune »11. Dans cette perspective, Colletet recourt donc systématiquement à la catégorie de « siècle », ce dont témoigne, parmi tant d’autres exemples, la notice sur Clément Marot. Colletet entend y évaluer avec équité les qualités du poète et la place à lui décerner. Or le problème n’est pas simple : en effet, l’historien a globalement foi dans le progrès apporté par le temps ; pourtant, sur l’axe temporel, Marot vient bien avant celui que Colletet place au plus haut, Ronsard, et ce souci est d’autant plus vif que Colletet doit composer en outre avec le fait qu’il est déjà traditionnel de dénier au poète un grand savoir. Cependant, le critique se plaît à reconnaître à Marot une veine « naturelle » et un sens très « raisonnable » (Colletet, [réd. entre 1635 et 1659] 1871, p. 31) et à louer également l’« esprit » (p. 41)12 qu’on peut trouver dans ses épîtres. Comment donc vanter les qualités de Marot et le rôle capital qu’il a joué en faveur de la langue française sans occulter pour autant son irrémédiable et fatale antériorité par rapport à Ronsard ?

10C’est qu’il faut évaluer ses écrits non en eux‑mêmes, de manière indépendante, mais bien relativement aux possibilités de la langue française offertes par son époque. Colletet remarque ainsi que Clément Marot est né « dans un meilleur siecle » que celui de son père Jean Marot, et qu’il a donc pu faire franchir à la langue une première étape vers la sortie de la « barbarie » (p. 19). D’un autre côté, on ne peut lui reprocher le fait que son propre siècle ne puisse atteindre la « félicité » et la perfection du « siecle suivant », celui de Ronsard (p. 32‑35)13 : il faut notamment considérer que certaines règles fondamentales de la poésie française n’étaient pas encore, du temps de Marot, « de la cognoissance, ou du moins du goût de son siecle » (p. 35). À ces conditions, on peut encore louer ses rondeaux et ses épîtres en vers, ou encore ses élégies « d’un style si naïf que son temps n’a rien produit de mieux » (p. 32 et 41), ce qui empêche tout éventuel discrédit. En outre, puisque la conception qu’a Colletet de l’histoire des lettres françaises, qui est globalement celle d’un progrès, le conduit à présenter les écrivains dotés de mérites exceptionnels comme en avance sur leur époque ou « au‑dessus » de celle‑ci, les épîtres de Marot sont jugées « au‑dessus du merite de son siecle » (p. 41).

11La catégorie de « siècle » devient donc ici un élément indispensable et déterminant dans l’opération d’évaluation et de hiérarchisation. Elle est activée comme un paramètre fondamental quand il s’agit d’examiner les qualités des écrivains, susceptible de modérer et réguler une appréciation qui sinon, ne serait ni informée, ni raisonnable. L’histoire des lettres qui se construit dans ces conditions repose donc sur une vision différenciée des époques au regard des possibilités de chacune, tout particulièrement en matière de langue française : chaque « siècle », caractérisé ainsi par ses limites et potentialités, devient une unité de mesure, un baromètre, en fonction duquel seulement il s’agit de juger l’écrivain. Dans ce type d’évaluation, où peut apparaître l’idée d’un poète « au‑dessus » des limites imposées par son temps, s’élabore donc l’idée d’une nouveauté permise par son « génie » propre14, c’est‑à‑dire par ses qualités personnelles qui le rendent éventuellement à même de pondérer les insuffisances de son époque. La notion de « siècle » devient donc ici également une catégorie heuristique, susceptible de contribuer à penser la « nouveauté »15 imputable à un auteur.

Du peintre du « siècle » au « siècle de Molière »

12L’importance du rapport à l’actualité dans la création et la critique littéraires de la deuxième moitié du xviie siècle est maintenant mieux connue16 ; on sait notamment à quel point le succès d’une œuvre pouvait dépendre de son lien avec les préoccupations de ses lecteurs et les questions du moment, de sa « capacité à représenter […] de manière plaisante » l’univers, les pratiques et les intérêts du public auquel elle était destinée (Schuwey, 2020, p. 237‑243)17. À cet égard, la réussite exceptionnelle de Molière auprès de ses contemporains18 est exemplaire, notamment parce qu’il a fait de la culture et des valeurs mondaines, qui sont précisément celles de son public, la « matière même de ses pièces » (Forestier et Bourqui, 2010, p. xvii sq.). Cette propension inédite à mettre en jeu dans son théâtre les usages et préoccupations de la société galante qu’il côtoie lui a valu d’apparaître, dès les années 1660, comme le « peintre » des mœurs de son temps – à tel point que cette caractéristique est devenue bien rapidement un passage obligé des hommages qu’on a pu lui rendre19. C’est donc quasi immédiatement, de son vivant et en pleine gloire, que Molière a été associé à son « siècle »20, lien qui suggère qu’il aurait ainsi su saisir son époque dans toute sa singularité et, en représentant et jouant celle‑ci plaisamment, la constituer en objet littéraire. Ce lien est notamment établi dans la « Lettre écrite sur la comédie du Misanthrope » figurant en tête de la première édition de cette pièce en 1666, au sein de laquelle Donneau de Visé, doté d’un sens inouï de la publicité21 et sans doute encouragé par le contexte de la polémique du Tartuffe, revient à plusieurs reprises sur l’idée que Molière, dans Le Misanthrope, parle « contre les Mœurs du Siècle » ou « Mœurs du Temps », qu’il y fait le « Portrait du Siècle » (Donneau de Visé, [1666] 2010, p. 636, 643, 637) et y représente avec délicatesse « ce qui se passe, tous les jours, dans le Monde » (p. 642 et 640‑641). En faisant la promotion de cette représentation sans délai et inédite des milieux mondains, Donneau de Visé souligne en fait, comme on a pu le montrer, la nouveauté de la pièce – notamment le comique de connivence qu’elle implique22. Or cette nouveauté est d’autant mieux reçue par la société galante que celle‑ci perçoit précisément ses usages et valeurs comme les caractéristiques d’un moment particulièrement neuf, raffiné et heureux de civilisation. Ainsi le rapport instauré ici entre Molière et son « siècle » figure‑t‑il bien celui d’une saisie et d’une publication (au sens premier) immédiates et extraordinaires de celui‑ci par celui‑là : en donnant à voir son « siècle », en lui conférant relief et durée par son théâtre, en le faisant accéder à une consistance et une renommée spectaculaires, Molière devient celui qui renvoie à son époque, sous forme de « miroirs publics »23, sa vérité et son exemplarité historique. Cette réputation qu’il obtient de son vivant, de manière si foudroyante, témoigne bien aussi d’une accélération de l’historicité conférée à l’actualité littéraire.

13C’est sans doute pour ces raisons également que Molière lui‑même accède à une stature historique, comme le montre notamment la formule, promise à grand avenir24, le désignant comme le « Térence de [son] siècle ». Cette formule s’accompagne dès 1663, chez le même Donneau de Visé – qui décidément aura su faire la promotion du comédien‑poète –, de l’affirmation que celui‑ci a sa « place en l’histoire » :

[…] comme il peut passer pour le Térence de notre siècle, qu’il est grand auteur, et grand comédien, lorsqu’il joue ses pièces, et que ceux qui ont excellé dans ces deux choses, ont toujours eu place en l’histoire ; je puis bien vous faire ici un abrégé de l’abrégé de sa vie, et vous entretenir de celui dont l’on s’entretient presque dans toute l’Europe, et qui fait si souvent retourner à l’école tout ce qu’il y de gens d’esprit à Paris (Donneau de Visé, [1663] 2010, p. 1093)25.

14Alors même que l’arrivée de Molière à Paris remonte à moins de cinq ans et qu’une très grande partie de sa production n’a pas encore vu le jour, il se voit comparé aux auteurs modèles. Or ce parallèle et la postérité qu’il connaît témoignent non d’un quelconque souhait de Molière à concurrencer ou se mettre dans les pas de l’auteur latin26, mais du fait qu’on l’investit d’une capacité à hisser l’actualité littéraire de son temps au niveau des plus grandes productions – ce qui contribue bien sûr à favoriser et légitimer la mise en concurrence, croissante alors, de l’Antiquité et de la période contemporaine27. Molière est en passe d’être constitué comme l’emblème par excellence d’un moment exceptionnel : le miroir qu’il tend serait aussi celui d’une réussite de la culture et des valeurs de son temps.

15En effet, c’est bien rapidement également, avant même la fin du xviie siècle, que cette caractérisation de Molière par son siècle – il en est le « peintre » – se retourne et devient une caractérisation de ce siècle même par Molière : en témoignent des propos de Fontenelle et de Bayle. Dans son Histoire du théâtre françois qui date de la dernière décennie du xviie siècle, Fontenelle commente de larges extraits de La Farce de maître Pathelin et, cherchant à faire apprécier cette pièce par ses contemporains, conclut : « A en juger par le langage, elle doit être à peu près du temps de Louis XII ; mais il y a des choses qui ne paraissent pas indignes du siècle de Molière, ni de Molière même » (Fontenelle, [1742] 1825(a), p. 178)28. Ce rapprochement entre la farce médiévale et le comédien‑poète installe non seulement le « siècle de Molière » en étape ultime du progrès de l’histoire du théâtre (comique en l’occurrence), mais Molière lui‑même en étalon suprême, pour cette même histoire, de toute la production antérieure. D’autre part, dans la même décennie, Bayle rejoint Fontenelle non seulement pour affirmer la primauté de son temps en matière de théâtre comique29, mais il s’en rapproche également lorsqu’il juge que Molière est supérieur à Aristophane et Térence par sa capacité à toucher la sensibilité de « tous les siecles et tous les peuples polis » ; en effet, « Il y a des beautez d’esprit qui sont à la mode dans tous les tems. C’est en celles‑là que l’on diroit que nôtre Moliere est plus fertile, que les Comiques de l’antiquité » (Bayle, 1697, p. 871). Le « peintre » de son temps, qui a fait de celui‑ci le « siècle de Molière » et qui est désormais l’étalon suprême de la production comique, parle donc à « tous les siecles » et « tous les tems » : non seulement cette construction quasi immédiate d’une stature historique du dramaturge contribue à l’auto‑consécration de son époque en modèle – Molière et son « siècle » sont déjà érigés en « classiques »30 –, mais encore la catégorie de « siècle » se révèle un opérateur‑clé dans ces procès textuels de classicisation des écrivains.

16C’est également une certaine évolution dans la perception et l’écriture de l’histoire des lettres qui s’esquisse ici : cette histoire ne serait plus seulement systématiquement structurée selon les règnes ou selon des événements historiques dûment sollicités, mais pourrait se doubler d’une histoire dont les découpages et les rythmes se feraient aussi selon les écrivains eux‑mêmes, ou surtout selon les caractéristiques de leur production considérées au regard de leur temps : les fonctions endossées par la catégorie de « siècle » dans les textes que Fontenelle consacre à l’histoire des lettres en témoignent.

Penser les œuvres, les « siècles » … et le « génie extraordinaire » 

17En 1688, dans le contexte de la querelle des Anciens et des Modernes, Fontenelle place au cœur de sa Digression la question du rapport entre les « grands hommes » et leur époque. On sait que pour lui l’immuabilité de la nature fait naître ces grands hommes dans tous les temps, et que seules des dispositions favorables, propres à certains siècles, peuvent leur permettre « d’exercer leurs talents » (Fontenelle, [1688] 2016, p. 95). Pourtant, Fontenelle n’en infère pas un principe d’indulgence à l’égard des « fautes » dues aux insuffisances des siècles passés, comme nous pouvions le constater chez Colletet. Dans la Digression, dont on a pu montrer que s’y pensait, au‑delà d’un « banal relativisme », une forme « d’anhistoricité et d’intemporalité du vrai » (Bourdin, 2016, p. 82 sq.), Fontenelle estime au contraire que lorsqu’on examine les Anciens pour décider s’ils sont parvenus « à la dernière perfection », il faut faire montre d’un « effort de raison », afin de les traiter « comme des Modernes » et de n’avoir « aucune indulgence pour leurs fautes ». Reste à savoir où l’on peut trouver ce « point de la perfection » (Fontenelle, [1688] 2016, p. 94), ce à quoi Fontenelle s’attache notamment, à propos du théâtre, au sein de l’Histoire du théâtre françois et de La Vie de M. Corneille31.

18L’histoire des productions théâtrales qu’il compose est périodisée en fonction des « siècles », ce qui en soi n’est pas nouveau : selon les besoins du propos – tout particulièrement selon l’accélération ou non du progrès qu’il décèle dans chaque période –, il emploie le terme pour désigner soit des périodes de cent années, soit des périodes‑générations plus courtes et nettement caractérisées. Ce découpage lui permet de montrer comment les particularités de certains siècles déterminent certaines particularités des œuvres auxquelles ils donnent jour. Ainsi le manque d’autres connaissances que celle de la religion explique qu’aux xive et xve siècles on puisse en « remplir le théâtre » (Fontenelle, [1742] 1825(a), p. 170) ; la profession de libertinage du « siècle de Henri II » explique l’étonnante peinture des ecclésiastiques dans L’Eugène (p. 190) ; ou encore, dans ce même « siècle », le bon goût et le savoir des gens habiles, dont la « lumière » est susceptible de s’étendre à ceux qui n’en ont pas, expliquent, malgré l’ignorance de Jodelle, certaines qualités de son théâtre (p. 180). Pourtant, si ces éclairages donnés au regard du « tour d’imagination » (p. 158) propre à chaque siècle permettent de rendre les ouvrages du passé plus intelligibles et de mettre au jour certaines règles dissimulées mais néanmoins générales qui président à leur formation, ils n’excusent pas pour autant les faiblesses, les bassesses ou les extravagances de ces productions d’époques antérieures au véritable progrès de la rationalité. Dans l’Histoire du théâtre françois – comme dans la Digression –, la démarche critique ne s’appuie donc pas sur un réel relativisme : les œuvres ne se voient pas jugées à l’aune de leur « siècle », mais bien à l’aune de ce que l’histoire a fait advenir – position surplombante qui s’autorise de la modernité que Fontenelle estime, en matière de théâtre tragique32, initiée par Corneille.

19L’Histoire du théâtre françois se clôt donc sur Mélite : dorénavant l’histoire du théâtre ne s’écrira plus que « par rapport à la vie de Corneille » (p. 200). Or ce n’est qu’au sujet du dramaturge, dans cette Vie qu’il lui consacre, que Fontenelle introduit une réflexion générale sur un troisième pôle de l’histoire des lettres : le « mérite de l’auteur ». En effet, dans l’Histoire du théâtre françois, le procès historique n’est considéré que de manière collective, au travers de textes éclairés par les caractéristiques de leur époque, et donc ne semble s’y jouer qu’en fonction de deux seuls pôles : les « siècles » et les « ouvrages »33. Cependant, même si Fontenelle assure que la « vie de Corneille » n’est proprement que « l’histoire de ses ouvrages » (p. 145), son cas l’oblige à réfléchir à la médiation de l’individu dans le mouvement de l’histoire : il faut y penser la part du « génie extraordinaire ».

20Ainsi, nous dit‑il, la plupart des gens trouvent indignes de Corneille ses six ou sept premières pièces. Pourtant, si Fontenelle concède qu’elles « ne sont pas belles », il les juge à la gloire du dramaturge (Fontenelle, [1729, 1742], 1825(b), p. 201‑202) en vertu d’une théorie qu’il développe longuement et qui porte sur le rapport entre l’écrivain et son siècle : c’est qu’il y a une « grande différence entre la beauté de l’ouvrage et le mérite de l’auteur » et que, si pour juger de cette beauté, il suffit de considérer l’ouvrage « en lui‑même », il faut, en ce qui concerne l’auteur, « le comparer à son siècle » ; en outre, seul un « génie sublime » est à même de dépasser le « degré de lumière » de son propre siècle (p. 202‑203)34. L’application de cette réflexion au cas des premières pièces du dramaturge (« tout autre qu’un génie extraordinaire ne les eût pas faites. Mélite est divine, si vous la lisez après les pièces de Hardy », p. 203), permet donc à Fontenelle de poser d’emblée la nature exceptionnelle du talent cornélien. Puis, dans ce contexte polémique où il s’agit d’« imposer » la supériorité de Corneille contre la menace d’un « changement de goût » et contre les apologistes de Racine (Poulouin, 2004, p. 736)35, Fontenelle entreprend de montrer que le dramaturge a initié la modernité littéraire – c’est‑à‑dire a créé ce que Saint‑Évremond, en fait, avait déjà nommé un « nouvel Art » (Saint‑Évremond, [1685] 1709, p. 69)36. Qu’a donc pu apporter au théâtre, dans le cadre d’un siècle fondamentalement rénové37, le « génie » de Corneille ? Il lui a notamment permis d’atteindre le « vrai » (Fontenelle, [1729, 1742] 1825(b), p. 205) en découvrant38 « les véritables règles du poème dramatique » et les « sources du beau » qu’il a diffusées dans ses Discours, ce qui a fait de lui le « père du théâtre français » : il a donné à ce « nouveau » théâtre « une forme raisonnable » et l’a porté « à son plus haut point de perfection » (p. 214‑215). C’est donc au regard de ce point d’arrivée que toute l’histoire de la production théâtrale peut être appréciée – au moins pour un temps39.

21Si, comme on a l’a mis en évidence, Corneille, tel qu’il est représenté ici, ouvre la voie à une « poétique moderne » esquissée par Fontenelle dans les Réflexions sur la poétique (Poulouin, 2004), il n’échappe pourtant pas lui‑même à la menace du temps. En témoignent d’une part, individuellement, les œuvres de sa « vieillesse » où il « s’affaiblit » (Fontenelle, [1729, 1742], 1825(b), p. 224)40 et d’autre part, collectivement, ces mutations des opinions et du goût dont Fontenelle prenait la mesure dès la Digression41 : c’est donc aussi manière de lutter contre cette menace et contre l’incertitude du jugement de la postérité que de vouloir montrer que le dramaturge se sera inscrit dans l’histoire en médiateur de génie, ayant réussi à ce que son œuvre, initiant un nouveau « siècle », incarne les progrès de l’esprit.

*

22En appliquant aux lettres françaises et à leur histoire la catégorie du « siècle », les hommes du xviie siècle en régénèrent et réinventent les significations et les fonctions. En effet, au cours de cette époque qui tend à promouvoir sa propre modernité — qu’on imagine celle‑ci, selon le moment où l’on écrit, en passe d’advenir ou déjà bientôt révolue —, et où s’accélère progressivement le sentiment de l’historicité de l’actualité littéraire, la manière dont est pensée la relation entre l’écrivain et son temps connaît d’importantes mutations.

23Les cas que nous avons considérés permettent notamment de montrer le lien d’interdépendance axiologique entre l’écrivain exemplaire et son siècle : on identifie en effet d’autant plus volontiers un écrivain à son époque qu’il semble en incarner les valeurs nouvelles et essentielles, comme en témoigne le cas de Malherbe commenté par Godeau. Dans le cas de Molière consacré comme « peintre » de son siècle, il en devient de surcroît l’emblème pour le miroir qu’il tend à la culture et aux valeurs propres à son temps, renvoyant ainsi immédiatement à son époque l’image d’une exemplarité et d’une historicité de son actualité littéraire.

24En outre, l’activité d’évaluation des écrivains, pour se faire non seulement informée mais encore raisonnable, recourt alors à une catégorie du « siècle » rénovée notamment par un sens croissant du relatif, comme le montre le cas de Marot considéré par Colletet : c’est qu’il faut dorénavant juger des écrivains du passé et de la nouveauté qu’ils ont pu apporter en fonction des limites de leur époque — ce qui permet et de profiter de l’ancien patrimoine français et de donner relief aux potentialités du présent. Cependant, à l’heure où la querelle des Anciens et des Modernes s’amplifie, Fontenelle ne s’en tient pas à ce relativisme et fait subir un tournant épistémologique à la catégorie de « siècle », qui devient chez lui un véritable concept pour penser le lien entre une œuvre, son époque et son auteur : ainsi peut‑il, en considérant le cas Corneille, identifier un temps privilégié qui, même voué selon lui à ne pas perdurer, doit devenir pour l’histoire une modernité de référence.

25Dans ce cadre où le « siècle » devient une catégorie opératoire décisive dans les procès textuels de classicisation des écrivains et d’auto‑promotion d’une époque par elle‑même, « être de son siècle », pour un écrivain célébré par les hommes du xviie siècle, c’est être en passe de devenir, « pour tous les temps », un « classique ».