Colloques en ligne

Olivier Lumbroso

Virtualité et virtuosité au prisme de la variation dans L’Assommoir d’Émile Zola

Virtuality and virtuosity through the prism of variation in Émile Zola's L'Assommoir

1Cette communication souhaite apporter sa contribution aux efforts de conceptualisation relatifs aux phénomènes de variations. Un auteur comme Émile Zola, un cycle comme Les Rougon-Macquart, semblent adaptés à cette problématique qui se focalise sur la plasticité sémiotique des romans et de leurs genèses, comprises comme un continuum de réécritures qui dépasse largement les frontières du dossier de travail de l’œuvre-source.

2Ce faisant, la réflexion qui va suivre enrichit sans doute aussi les recherches portant sur l’intertextualité et l’intergénéricité, au moyen d’un regard renvoyant à l’idée d’affleurement virtuel, sorte de paradoxe autour d’un intertexte latent, potentiellement censuré, donc pas forcément stable dans ses formes et ses significations. Il s’agira plutôt de constater, qu’en partant de la genèse de L’Assommoir, une matrice scénarique, d’abord explicitement résumée et planifiée dans l’Ébauche, puis entrant dans un temps de délibération au sein du champ des possibles, est finalement écartée dans les « Plans détaillés » du dossier préparatoire1. Le noyau en question est supprimé mais il parvient, sous la pression de facteurs à élucider, à revenir par des chemins détournés dans la prose de l’œuvre finale voire dans ses adaptations artistiques. C’est ce cheminement qui nous intéresse. Pour le dire autrement, dans ce circuit complexe, l’œuvre « dés-actualise » certains possibles scénaristiques imaginés durant sa genèse, afin d’en proposer des formes dérivées voilées, des déviances virtuoses, tant cette déconstruction passe par une recombinaison d’éléments qui relèvent de la transposition, de la réénonciation transmodale. Appelons cela le « retour du censuré », peut-être du « refoulé », en essayant de comprendre son importance dans l’économie du roman naturaliste des milieux populaires dont la représentation oscille entre normes et transgressions.

3Dans un second temps, l’article s’intéressera à la fortune de ces « scénarèmes », comme les nomme Daniel Ferrer (2011, 73), remodelés dans diverses adaptations du roman de Zola qui ponctuent le xxe siècle. Le court métrage muet d’Albert Capellani (1908) a été inspiré par l’adaptation théâtrale de William Busnach et Oscar Gastineau représentée au Théâtre de l'Ambigu, en 1879. En 1956, René Clément, s’inspirant du roman, réalise Gervaise, dont le rôle principal de la blanchisseuse est assuré par Maria Schell. Le matériau censuré de la genèse, mais refondu dans l’œuvre, a-t-il paradoxalement encore un avenir dans les adaptations futures du roman ?

Les possibles scénariques et la disqualification du mélodrame

4Le récit naturaliste, qui brise les cadres traditionnels et les frontières, est un laboratoire de l’hybridité générique. L’Assommoir, le premier grand succès de Zola publié en 1877, est une œuvre marquée dans sa chair par un dialogisme fondateur qui répond à un débat qui traverse le soliloque préparatoire durant lequel l’écrivain se parle à lui-même en écrivant le film de sa pensée : quelle place accorder au mélodrame dans le roman ? L’Ébauche, dont la fonction est de dessiner les grandes lignes du scénario, maintient une tension parmi des choix esthétiques qui dosent l’équilibre entre le récit d’analyse d’un « milieu » et la veine populaire misérabiliste qui fera résonner la corde sentimentale du lecteur :

La fin, le drame, est d’abord la chose la plus importante. […] D’autre part, Gervaise doit être le personnage principal, central, et comme je raconte surtout sa vie et que je veux faire d’elle un personnage sympathique, je dois montrer tout le monde travaillant à sa perte, d’une façon consciente ou inconsciente. (B.N., Ms., NAF 10. 271, f° 166)

5Ainsi, l’écrivain ambitionne de fusionner l’implacable vérité sociale du quartier populaire de la Goutte-d’Or miné par l’absinthe d’un côté et, de l’autre, les effets émotionnels d’un pathos aux ficelles plus convenues. Ces visées antithétiques sont formulées diversement au fil du scénario :

Je pourrai prendre sans doute pour cadre la vie d’une femme du peuple. Je prends Gervaise à Paris à 22 ans (en 1850) et je la conduis jusqu’en1869 à 41 ans. Je la fais passer par toutes les crises et toutes les hontes inimaginables. Enfin je la tue dans un drame. (Ibid., f°159) 

6Malgré l’usage du présent de l’indicatif qui asserte les faits, la dramatisation est immédiatement rendue hypothétique :

Si je prends le titre : La simple vie de Gervaise Coupeau <Macquart>, il faudra que le caractère du livre soit précisément la simplicité, une histoire d’une nudité magistrale, de la réalité au jour le jour, tout droit. Des faits au bout les uns des autres, mais me donnant la vie entière du peuple. (Ibid., f°164)  

7Les deux orientations sont débattues au fil des Plans sans être radicalement tranchées, comme si Zola ne pouvait s’empêcher de louvoyer, un temps, entre deux écritures : « Coupeau veut regarder sa femme et Anna. Il tombe. Une chute très dramatique <non simple>. Une civière. » (Ibid., f°17). Une juxtaposition identique de deux visées contraires est à l’origine de la consigne tardive de la clausule du roman. Il faudrait une bataille dramatique rassemblant tous les personnages : « Le drame. <Non pas de drame> ». Sur la peinture du collectif, se détache la destinée du personnage principal :

8Là un drame pour finir. Je fais mourir Gervaise tragiquement, ou plutôt je la montre mourant à 41 ans, épuisée de travail et de misère. […] Ainsi, il pourrait y avoir une bataille entre Lantier, Coupeau et Goujet poussés les uns contre les autres par les autres personnages. […] Mais je veux surtout rester dans la simplicité des faits, dans le courant vulgaire de la vie tout en étant très dramatique et très touchant. (Ibid., f°161)

9Zola opposait les deux registres et maintenant se rallie à la logique du « en même temps ». Cette hybridité négociée l’oblige à maintenir une souplesse afin que cohabitent les deux tonalités. Replacée dans cette problématique génétique et générique, la clôture du roman demeure indissociable du reste d’un avant-texte hésitant. Initialement, le drame affreux de la clôture doit être une « rixe », topos de la petite presse mettant en scène les « apaches » qui réunirait les personnages dans la grande cour de l’immeuble :

Enfin, pour rendre le drame plus terrible, je peux encore la faire enceinte. (Songer au suicide). Le drame banal chez le peuple, c’est quelque jalousie brutale qui finit par jouer du couteau. Ainsi, il pourrait y avoir une bataille entre Lantier, Coupeau et Goujet poussés les uns contre les autres par les autres personnages. (Ibid., f°167)

10Zola, dont l’esprit est riche de répertoires littéraires, prélève dans la rubrique des genres populaires, dans le vivier des stéréotypes des « mystères » d’une ville – rappelons que Zola a écrit Les Mystères de Marseille – une série de clichés et de conventions qui viennent s’agréger au squelette scénarique qu’il a imaginé, sans se soucier, par ailleurs, des principes de la doctrine naturaliste. Sa veine feuilletonnesque, son imagination fabulatrice sont nourries des sédiments de lectures jubilatoires des œuvres d’un Ponson du Terrail, d’un Eugène Sue, ou d’un Gaboriau dont il a patiemment, et passionnément, démonté les rouages dans ses premières chroniques de journaliste. Ainsi des scènes imaginées (le suicide, une bagarre au couteau, un coup de pied dans le ventre, une femme enceinte, un adultère, un flagrant délit), autant de motifs standardisés qui déploient un univers dramatique prévisible : « On ménage à Gervaise une occasion de trouver la Poisson et Lantier en flagrant délit. […]. Elle les trouve et leur casse une bouteille de vitriol sur leur corps, dans leur lit » (Ibid., f°169). Le vitriolage appartient à l’imaginaire judiciaire de la seconde moitié du xixe siècle. La presse populaire rapporte de nombreux faits divers concernant le vitriolage par l’acide sulfurique. Eugène Sue, dans Les Mystères de Paris, met en scène un ancien bagnard qui efface les traits de son visage grâce au vitriol (1842, 96).

11Le vitriolage imaginé par Zola a impliqué un ajustement des espaces à l’échelle du roman. Il adapte le dessin de la bâtisse : « C’est là que Goujet peut arriver et engager un duel formidable avec Lantier, dans la cour, les portes fermées, avec des armes différentes et terribles. Disposer la maison pour tout cela » (B.N., Ms., NAF 10.271, f°169). L’immeuble deviendrait le cadre du final dramatique. Le croquis topographique de la main du romancier montre que le dénouement a influencé la scénographie du récit général. Alors que rien ne le précise dans les notes d’enquêtes, la boutique de Gervaise y apparaît comme un « passage ». Le romancier ajoute de sa main : « chambre des Coupeau, porte sur la cour », « on ouvre une porte pour Lantier », « cabinet où couche Nana Coupeau, porte vitrée », puis, il gribouille un graffiti, représentant, sans doute, le « matelas » du futur vitriolage… qui n’aura jamais lieu.

Le dé-scénarisé…narrativisé

12Dans le roman, le dénouement fait radicalement le choix de la simplicité poignante, humaine, et celle-ci a été commentée de façon convaincante par Jean-Pierre Leduc-Adine (1996, 99). Dès lors, la version censurée du final a bien disparu, laissant place à une alternative aux antipodes du modèle envisagé initialement :

— Tout le monde y passe... On n'a pas besoin de se bousculer, il y a de la place pour tout le monde... Et c'est bête d'être pressé, parce qu'on arrive moins vite... Moi, je ne demande pas mieux que de faire plaisir. Les uns veulent, les autres ne veulent pas. Arrangez un peu ça, pour voir... En v'la une qui ne voulait pas, puis elle a voulu. Alors, on l'a fait attendre... Enfin, ça y est, et, vrai ! elle l'a gagné ! Allons-y gaiement !

Et, lorsqu'il empoigna Gervaise dans ses grosses mains noires, il fut pris d'une tendresse, il souleva doucement cette femme qui avait eu un si long béguin pour lui. Puis, en l'allongeant au fond de la bière avec un soin paternel, il bégaya, entre deux hoquets :

— Tu sais... écoute bien... c'est moi, Bibi-la-Gaieté, dit le consolateur des dames... Va, t'es heureuse. Fais dodo, ma belle ! (Zola, 1877, 796).

13Le roman a « dé-scénarisé2 » le scénarème construit autour du finale esquissé dans l’Ébauche. Il ne l’a pas radicalement supprimé de son paysage narratif mais il lui a fait subir une série d’opérations permettant de le « narrativiser » par fragments, par myriades d’éclats qui ont contaminé le récit dans l’ensemble de l’espace textuel, d’un bout à l’autre du roman, serti dorénavant avec ce minerai d’origine populaire. Dans les Plans détaillés, et d’après les notes prises dans Le Sublime (1870) de Denis Poulot, les pratiques de lecture alimentent les mœurs ouvrières. Dans le roman, on trouve les correspondants textuels de ces scènes de lecture des faits divers :

La concierge et la couturière l’effrayaient beaucoup en racontant des histoires terribles, des hommes attendant des femmes avec des couteaux et des pistolets cachés sous leur redingote. Dame, oui ! on lisait ça tous les jours dans les journaux […]. (Zola, 1877, 561).

Lantier se mit à lire tout haut : "Un crime épouvantable vient de jeter l’effroi dans la commune de Gaillon (Seine et Marne). Un fils a tué son père d’un coup de bêche pour lui voler trente sous…" Tous poussèrent un cri d’horreur. (Ibid., 626).

14Dans ces terribles nouvelles commentées par les ouvrières se retrouvent des variations, sur le mode hypothétique, réinjectées du drame supprimé dans l’Ébauche :

Jour de Dieu ! si Lorilleux l’avait trouvée, elle, Mme Lorilleux en flagrant délit ! ça ne se serait pas passé tranquillement, il lui aurait planté ses cisailles dans le ventre. […] Oh ! je suis juste, allez ! Moi, j’aurais pris un couteau (Ibid., 499).

15Ici, une séquence scénarique de l’avant-texte, mise en défaite dès la genèse, se voit virtualisée afin d’étouffer ses développements narratifs. Ces variations passent par des « vibrations » discrètes du scénario problématique, comme des « harmoniques » : émiettement (passage d’une séquence dramatique à des scènes et des saynètes), parcellisation (les motifs sont égrenés dans l’espace du texte), réénonciation (délégation de la voix narrative à la parole de personnages disqualifiés), fictionnalisation (le drame devient un fantasme collectif et non plus une réalité avérée). La réutilisation du matériau censuré s’effectue à travers des intensités affectées de bémols, qui peuvent échapper à une analyse narratologique classique dans la mesure où celle-ci relève plutôt d’un modèle déconstructiviste produisant des signaux faibles et un morphème narratif discontinu, loin d’une norme textuelle et générique dominante et unifiante.

16Pourrait-on repêcher l’acte d’autocensure en phase de genèse par la perspective de la variation / diversion ? Une économie narrative qui réclame une radiographie plus fine que d’ordinaire et qui suivrait les nervures du « scénario-fantôme » au détour de la mise en scène, de la rédaction, du style, jusqu’aux variantes des épreuves corrigées ? L’acte d’autocensure profite-t-il d’une nouvelle visibilité, d’une liberté montrant le relativisme de toute normativité déclarée par l’auteur, face aux détails du texte, que cette normativité regarde du côté des effets bruts de la veine populaire ou qu’elle regarde du côté des vertus de l’analyse naturaliste ?

17Zola s’autorise le mélodrame feuilletonesque à condition que ce soit en fond de scène, et délégué aux personnages, dans leurs paroles et leurs actes : « elle connaissait Coupeau, il était jaloux à tomber sur Lantier avec ses cisailles. Et pendant que toutes quatre, elles s’enfonçaient dans ce drame, les sauces, sur les fourneaux garnis de cendre, mijotaient doucement […]. (Ibid., 562) » Les principes de dispersion et de délégation, dans la double opération de « dé-scénarisation » par l’auteur et de « mise en dialogue » des personnages, trouvent ici une valeur créative à fort rendement au cœur du tableau d’un milieu. Ils rendent compte d’un acte évaluatif ayant étouffé une séquence mélodramatique qui, lors de la rédaction définitive, retrouve de la présence, contre toute attente et toute logique, dans les méandres de l’écriture non plus mélodramatique mais carnavalesque et ludique, spectaculairement vraie, au sens « naturaliste ». Ainsi de la réécriture symbolique de ce passage abandonné :

On ménage à Gervaise une occasion de trouver la Poisson et Lantier en flagrant délit dans leur lit. Alors Lantier, rendu fou par la douleur, la prend et la traîne par les cheveux dans la cour, devant les Boche. (Ms., NAF 10.271, f°169)

18Ce tableau, banal, est réécrit en une petite scène enfantine, assumée par la jeune Anna Coupeau, dans une variation symbolique et tragiquement clownesque :

Or, un après-midi, il y eut une scène affreuse. Ça devait arriver, d’ailleurs. Nana s’avisa d’un petit jeu bien drôle. Elle avait volé, devant la loge, un sabot à Mme Boche. Elle l’attacha avec une ficelle, se mit à le traîner, comme une voiture. De son côté, Victor eut l’idée d’emplir le sabot de pelures de pomme. Alors, un cortège s’organisa. Nana marchait la première, tirant le sabot. […] Et le cortège chantait quelque chose de triste, des oh! et des ah! Nana avait dit qu’on allait jouer à l’enterrement ; les pelures de pomme, c’était le mort. Quand on eut fait le tour de la cour, on recommença. (Zola, 1877, 520).

19L’élan de l’écriture rédactionnelle transforme le reliquat scénarique, passant du mélo au carnaval sombre qui mêle la mort et la vie. La substance verbale de l’œuvre définitive libère des sens imprévisibles, relevant des découvertes tardives de la rédaction. Et le dessinateur a dû sentir la profondeur de cette scène d’enfants en choisissant de la mettre en image dans l’édition illustrée3. En somme, la matière réprimée nourrit les représentations des habitants de la Goutte-d’Or. Cette pulvérisation du drame sanguinaire disséminé dans la fiction élabore l’image d’un « milieu peuple » marqué par l’absurde. Celle-ci suscite, chez le lecteur, un malaise plus dérangeant que le pathétique convenu du drame feuilletonnesque. C’est l’indifférence des Lorilleux qui « tue » Gervaise, et non un coup de pied dans le ventre. Le retour de Lantier ne sert pas une scène de vitriolage mais révèle la lâcheté d’un Coupeau incapable de défendre son couple. La cour est un non-lieu, ouvert aux quatre vents, la mort de Gervaise un non-événement. Zola écrit à sa manière une histoire sur le néant social des ouvriers où tout est aplani, décomposé, dissout et fantasmé. Parallèlement, la scène de vitriolage, qui devait suivre le flagrant délit, est transposée en vulgaire scène de ménage : « Lantier avait voulu une soupe à l’huile, une horreur qu’ils mangent dans le midi ; et, comme Adèle trouvait ça infect, ils se sont jetés la bouteille d’huile à la figure, la casserole, la soupière, tout le tremblement. » (Ibid., 549). Dérisoire enfin l’autorité de Poisson, ce symbole de l’Empire qui ferme les yeux sur le flagrant délit de Lantier et Virginie : « Puis, on n’avait plus rien entendu. Lantier devait avoir expliqué l’affaire au mari. N’importe ça ne pouvait plus aller loin. » (Ibid., 795). Le leurre et l’épate sont le lot de cette foule amorphe, enlisée dans la matière des faits divers et noyée dans les vapeurs d’alcool de l’alambic. Le dénouement du roman qui remplace la version censurée et la diversion stylistique qui infiltre ce dénouement dans les mœurs des ouvriers fabriquent ensemble une « version » singulière de la peinture du peuple : celle de la vérité humaine que vise le naturalisme et que la veine mélodramatique des tableaux de la petite Lalie Bijard appuie et corrobore au second plan.

20L’acte de création tisse, dans cet exemple, un réseau de connexions inattendu, de fil en aiguille. Une scène primitive, censurée dans l’avant-texte, s’irradie dans le roman. La phase rédactionnelle constitue sans doute ce que Julia Kristeva appelle « un affaiblissement de la censure consciente » (1995, 23), sur la base d’hésitations ou de brouillages génériques, dont les avant-textes montrent les réajustements successifs au sein d’un pulsion fabulatrice exploratoire.

L’adaptation théâtrale : le dé-scénarisé… dialogué

21L’adaptation théâtrale du roman est créée par William Busnach et Oscar Gastineau. La pièce en cinq actes et neuf tableaux, représentée pour la première fois à Paris, au théâtre de l'Ambigu, le 18 janvier 1879, est un succès, avec trois cents représentations. La préface de Zola insiste sur ce produit médiatique dérivé qui ne saurait être considéré comme une œuvre autonome, tant le cordon ombilical avec la source est rigide. La filiation s’accompagne d’une déperdition, la version théâtrale est une « dégradation » de l’original, dit-il : sa logique de composition est fondée sur l’extraction de tableaux typiques du roman, non pas sur une architecture dramatique en propre. La pièce aurait pu représenter la déchéance graduelle d’une famille ouvrière, explique Zola. Cette voie a été délaissée en raison de sa complexité. L’autre chemin était en effet plus simple : composer un enchaînement de tableaux qui résument le roman dans ses grandes lignes. Du tableau à la scène, il n’y a qu’un pas. Les propriétés visuo-spatiales du spectacle contaminent les supports : photographies de Nadar, chromos, gravures dans la presse et affiches sur les murs présentent les actes, les décors, les scènes principales4… À côté de cette approche de la structure de la pièce, il est possible d’interroger son régime mélodramatique, en particulier du point de vue de cette séquence primitive censurée dès l’Ébauche, modalisée dans le roman par les faits divers et les transpositions domestiques des repas, de la nourriture, touchant au carnavalesque folklorique. Il apparaît ainsi que le processus de « dé-scénarisation » du noyau censuré se prolonge dans l’adaptation au théâtre, certes dans des analyses moins ethnographiques que le roman, mais renvoyant au même souci d’activer la sourdine mélodramatique. Ainsi, la scène fantomatique de la cour, lieu d’un dénouement grandiloquent aux allures de rixe urbaine, affleure comme une résolution possible qui retient le spectateur en haleine :

GOUGET, entrant et voyant Lantier poursuivre Gervaise.
Veux-tu bien laisser cette femme tranquille !
LANTIER.
D'où sort-il, celui-là ?... Mêlez-vous de ce qui vous regarde.
GOUGET.
Ceci me regarde. Jamais je ne laisserai un lâche insulter une femme devant moi.
LANTIER.
Un lâche !
GOUGET.
Oui, un lâche...Allons ! décampe, ou sinon ! (il le menace.)
LANTIER, caponant.
Si tu crois me faire peur !
GOUGET.
Ah ! ne m'échauffe pas... File ou je cogne !
LANTIER.
C'est bon. Je ne fais pas le coup de poing comme un portefaix. (Sur un geste de Gouget, il se dirige vers le fond. Puis, d'un ton menaçant.)
Nous nous revenons. (Il sort.)
(Busnach, 1884, 102)

22Plus tard, le même affleurement réapparaît. La pièce flirte, encore une fois, avec le drame feuilletonnesque, et le spectateur retient son souffle à nouveau :

LANTIER, sur le seuil.
Quoi donc ? Il n'est plus permis de passer dans la rue. On vous insulte.
COUPEAU, prenant le couteau à découper pour se précipiter sur lui.
Si lu fais un pas, tu ne sortiras pas vivant.
POISSON, le désarmant.
Pas de bêtises ! (Plusieurs convives se sont levés pour s'interposer.)
GERVAISE.
Oh ! mon Dieu !
LANTIER, faisant un pas dans la boutique.
Alors les anciens amis refusent de me reconnaître ?
COUPEAU, furieux.
File ou je t'étrangle !
VIRGINIE, qui s'est rapprochée de Lantier, bas.
Vous êtes venu trop tôt. Il n’a pas assez bu.
LANTIER.
C'est bon, c'est bon !... Je ne cherche querelle à personne. Qu'on me laisse passer tranquillement, (il sort). (Ibid., 142-143)

23La suite, illustrant la sociabilité du groupe, indique que la fameuse cour ne sera jamais le lieu d’une quelconque rixe urbaine :

POISSON
En attendant le café, on pourrait tous prendre l'air dans la cour.
BIBI.
C'est une bonne idée (ils sortent). (Ibid., 143)

24À la différence du roman, la pièce ne supprime pas totalement le personnage de l’assassin qui accomplit son forfait en poignardant. L’issue finale, après des rixes par deux fois avortées, met en scène la double tuerie de l’homme jaloux : le sergent Poisson. Celle-ci prend à contre-pied le spectateur car cette fois le meurtre est avéré :

VIRGINIE.
Je l'ai tout pris, tu n'as plus rien.
Et je ne crains personne... (Au cou de Lantier.) Je l'aime !
POISSON, qui s'est approché.
Tu l'aimes... Tiens ! (Il la frappe d'un coup de couteau).
VIRGINIE, tombant morte.
Ah!
POISSON, prenant Lantier au collet.
Et quant à toi... (Il le pousse dans la coulisse où il le frappe et où l'on entend son cri.)
GERVAISE.
Grand Dieu ! Dieu juste ! (Elle recule et tombe évanouie sur le banc. Du monde accourt. Des sergents de ville se précipitent. Mes-Bottes, Bibi et Bec-Salé entrent, pendant qu'on emporte le corps de Virginie et que deux sergents de ville emmènent Poisson). (Ibid., 191)

25Quant à la fameuse scène du vitriolage durant laquelle Gervaise aurait dû envoyer de l’acide au visage des amants qu’elle découvre en flagrant délit dans l’arrière-boutique, elle réapparaît « resémantisée », comme l’avait été la scène d’enterrement simulée par les enfants. Le terme « vitriol » a, en effet, deux acceptions : l’acide sulfurique d’un côté et l’eau de vie, de l’autre. Le premier occasionne la brûlure, le second l’empoisonnement. Ce dernier sens embraye une version de la mort de Coupeau qui n’apparaît pas dans le roman. Dans la pièce, ce décès ne joue-t-il pas sur une transposition métaphorique du vitriolage censuré ? A l’acte V, le 8e tableau a pour titre « La dernière bouteille » et propose le cadre suivant : « Une mansarde misérable. Dans un coin, un matelas jeté par terre. Une commode sans tiroirs, une vieille table, une chaise, un morceau de glace accroché au mur. Une porte au fond. Une porte à gauche. »

MADAME BOCHE, entrant avec une bouteille à la main.
Bonjour, monsieur Coupeau, ça va bien ?
COUPEAU.
Très bien, merci.
MADAME BOCHE.
Enchantée de vous revoir... Je vous apporte ça de la part de madame Poisson. Une bonne bouteille de vieux bordeaux ! (Elle pose la bouteille sur le buffet.)

SCÈNE X
COUPEAU, seul.
[…] Fichtre ! ça doit être du fameux, et une odeur !... (Il flaire la bouteille qu'il a débouchée.) Tiens ! c'est drôle, on se sera trompé... (Avec effroi.) Qu'est-ce que c'est que ça ? Mais, tonnerre ! c'est du poison ! c'est de l'eau-de-vie !... Je n'en veux pas ! je n'en veux pas ! je n'en veux pas... […] Le médecin l'a dit : un seul petit verre et je suis mort. Jamais ! jamais !... (Il se rapproche.) Voyons, je suis un homme. C'est bête de trembler devant une bouteille. Je n'y toucherai pas, voilà tout ! Gervaise va la reporter... (Un silence.) Après ça, les médecins vous racontent un tas de machines pour vous effrayer. Comme si un petit verre pouvait tuer un homme ! En voilà une farce ! (Il reprend la bouteille.) Parbleu ! quand on ne veut pas boire, on ne boit pas !... Si je me trompais, pourtant. Ce n'est peut-être pas de l'eau-de-vie (il goûte.) Ça en est ! (Il repose la bouteille en tremblant.) Mon Dieu ! On me laisse seul, et cette bouteille qui est là, et il ne faut pas que je boive !... Ah ! Bast ! ce sont des menteries, ça ne tue pas, ça fait vivre. Je veux vivre ! oui, je veux vivre ! Gervaise. (Il se précipite avec la bouteille dans la pièce voisine.) (Ibid., p. 179)

26Après le delirium tremens de Coupeau, puis sa mort, le spectateur comprend la vilénie de Virginie, qui assume l’emploi de « méchante ». De façon imagée, elle lui a « envoyé » du vitriol dans le gosier et non plus au visage : variation métaphorique sur le motif censuré qui fait retour. Dès lors, la pièce se leste d’une morale que Zola explicite dans sa préface :

Mais il est radicalement faux qu'on ait jamais mis à la scène le drame de l'ivresse avec cette nudité affreuse, cette vérité intense. Où est donc la pièce qui offre un pareil tableau, une eau-forte si creusée, une de ces effroyables gravures d'Hogarth, traversées d'un frisson d'horreur ? (Ibid., p. 12)

27Quelle conclusion en tirer ? L’œuvre, au terme de sa genèse, tout comme la variation adaptative sont entrées dans un même processus de requalification d’une matière primitive disqualifiée au nom des canons naturalistes, en raison de sa nature triviale et feuilletonesque. La carnavalisation des repas, les lectures de bistrot mises en scène, les lâchetés et les blagues des hommes éméchés nourrissent dans le roman, grâce aux choix d’écriture de Zola dont le point de vue interne, l’univers des fantasmes collectifs du milieu peuple, abandonné à sa nuit sociale par une bourgeoisie nantie. Les noyaux mélodramatiques au premier degré de l’Ébauche ont inséminé une représentation au second degré des ouvriers, tout en symboles, aux fonctions poétiques et idéologiques engagées dans une forme de dénonciation ambiguë qui a déchaîné les critiques, de gauche comme de droite. De son côté, la pièce de théâtre, avec moins d’ambition au regard de la vérité sociale, a sacrifié aux ficelles du mélodrame, tout en se jouant finement des attentes, du rythme et du suspense. Le vitriol est venu nourrir le spectacle de l’ivresse destructrice, rejoignant sur ce point le roman qui ambitionnait d’offrir au lecteur « une morale en action ». Dans tous les cas, le scénario censuré a été largement recyclé sous l’angle de la variation.

Le « dé-scénarisé »… mimé et filmé

28L'Assommoir a connu de belles adaptations au cinéma. Le long métrage d’Albert Capellani, que la Fondation Jérôme Seydoux-Pathé a restauré, est tourné pendant l'hiver 1908. Il connaît immédiatement le succès. Il est présenté au Cirque d’Hiver de Paris le 21 décembre de la même année. Alexandre Arquillière, un ancien comédien du Théâtre-Antoine, incarne Coupeau. Contrairement à ce qu’on pourrait penser en lisant le générique, ce n’est pas le roman de Zola qui est adapté mais la pièce de William Busnach et Oscar Gastineau. Il s’agit donc de l’adaptation d’une adaptation du roman de Zola… en apparence. Par rapport à la pièce, Coupeau reçoit « directement » la bouteille de vitriol discrètement échangée avec un Bordeaux et posée sur une commode par Virginie elle-même, supprimant au passage la médiation de madame Boche et amplifiant la tension dramatique. Sur l’accompagnement grinçant d’un solo de piano présent sur la version reproduite en DVD, l’acteur interprète par sa chorégraphie et son mime le délire de Coupeau, tout en y apportant une performance corporelle inédite dans la pièce, où les indications scéniques restent sommaires, à la remorque des tirades de Coupeau : « (Il tombe en criant.) », « (Il chancèle) », « (Il tombe comme une masse sur le matelas où il meurt) ».

29Par son jeu scénique talentueux sans doute marqué par l’esprit d’expérimentation d’un Antoine, l’acteur du film muet parvient à graduer en l’extériorisant la détresse intérieure du personnage pris dans un dilemme intenable, matérialisé par la lettre d’avertissement du médecin, qui est une invention de la pièce. Coupeau, dans ce déchirement de conscience inconnu du roman originel, s’empare finalement de la bouteille de vitriol qui tangue sur la table branlante puis il la boit à en mourir. Toutefois, si le mime du comédien reprend les phases de folie de la séquence théâtrale, dont une simulation de la rixe dans la cour avec Lantier, l’esprit général est bien celui du roman-source plus que celui du mélodrame adapté. La description du corps, les gestes, les mimiques et les rictus proviennent du tableau visuel et documenté de l’œuvre. Les traits descriptifs du portrait, dans le roman, offraient au cinéaste des indications scéniques et des didascalies au comédien : « D’abord, il faisait trop de grimaces, sans dire pourquoi, la margoulette tout d’un coup à l’envers, le nez froncé, les joues tirées, un vrai museau d’animal ». (Zola, 1877, 783)

30S’il avait été encore en vie, Zola aurait certainement aimé découvrir ce film en 1908, sorte de fantasmagorie cauchemardesque d’une scène naturaliste dont la profondeur n’est nullement dans le décor misérabiliste des rideaux, déchirés et pendants, mais dans les effets visuels et rythmiques de l’addiction sur la volonté et les détraquements de la machine, jusqu’à la « tête lourde », les « poings serrés » et les « douleurs dans les membres » qu’Arquillière rend efficacement dans l’épuisement de sa danse macabre, jusqu’aux « dents claquant d’épouvante ». La dizaine de pages du roman consacrée à l’agonie de Coupeau qui s’étale sur quatre jours est ainsi concentrée en quelques minutes de pantomime plus « vraie » que « jouée », libérée des conventions, d’où est absente Gervaise, contrairement au roman, de sorte que la mort se fait en direct et sans aucune médiation verbale ni tonalité carnavalesque. Pour le spectateur, c’est un « face à face » poignant d’émotion et de vérité simple, sans médecin, sans témoin, sans narrateur, sans diagnostic clinique à visée pédagogique. Tout doit se dire dans l’exposition du corps expressif et stylisé, muet mais hurlant au-dedans de lui-même. Au fond, un morceau de « théâtre naturaliste » comme Zola a pu en rêver, celui où le comédien vit son rôle tout en retenant l’excès et l’effusion par la justesse et la précision du geste.

31La page du piano grinçant, dans la version du film de Capellani consultée, pourrait correspondre à la réalisation concrète de la « bande son » du tableau romanesque réduite à une écoute mentale du lecteur : « On aurait dit une musique sous la peau » (Zola, 1877, 787). Cette musique nommée mais non audible dans le récit, ouvre un champ de possibles sonores au cinéma. C’est ce martèlement funèbre que l’instrument fait entendre, qui concentre l’agonie de Coupeau « à gigoter et à gueuler » (Ibid., 795). L’adaptation de Capellani a beau se faire structurellement sur la base de l’adaptation théâtrale, il n’empêche que la puissance expressionniste, sonore et visuelle résonne bien davantage avec l’écriture de Zola et le théâtre d’Antoine.

32Si les rares objets, la table, la lettre et la bouteille, entrent intimement en relation avec le personnage chez Capellani, il en va autrement chez René Clément qui fait le choix du dynamitage spectaculaire de la boutique de la blanchisseuse : tout sera ravagé et cassé au cours du delirium tremens. La violence est exhibée, contagieuse et centrifuge, la veine populaire refait surface. Le vitriol, apparenté, par son étymologie, au « verre », à la « vitre », autant que par son signifiant, contamine tout mobilier susceptible de se briser, de couper, de voler en éclats : les bocaux à sangsues, les verres, les baies vitrées de la boutique, les bouteilles, qu’accompagnent des fracas amplifiés de bris de verre et les cris des blanchisseuses5. Si Capellani parvenait à un effet maximum au moyen de procédés minimalistes, René Clément fait le choix inverse, sans que les effets visés soient d’ailleurs forcément atteints. Avec les moyens de leurs genres respectifs, avec les contextes de leurs différentes époques, ces « adaptateurs » qui se sont suivis, dramaturges et cinéastes, ont diversement traité esthétiquement les canons et les normes de la veine populaire mélodramatique, en faisant de la variation, massive ou fine, du monologisme ou du dialogisme, une forme de jeu créatif, c’est-à-dire une expérience de leur liberté inventive en dialogue avec les contraintes et les horizons d’attente.

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33Les œuvres puissantes possèdent une plasticité rendant possible un large panel d’adaptations et de variations au fil des époques, des genres et des esthétiques des « relecteurs ». L’Assommoir appartient à ce répertoire, depuis la publication de l’œuvre-source adaptée au théâtre, au cinéma, jusqu’aux récentes transpositions en bandes-dessinées. En partant d’un scénario censuré puis reconfiguré dans l’œuvre finale, cette communication a voulu montrer la variété des chemins conduisant à l’inventivité des réécritures successives sur les plans métonymique (importance d’objets comme le « couteau », les « ciseaux », la « bouteille »), fantasmatique (les délires des personnages imbibés de faits divers par la petite presse), symbolique (le jeu de Nana dans la cour, le vol du « sabot »), linguistique (polysémie et étymologie du terme « vitriol », glissant de l’acide à l’alcool). Zola, en ce sens, ne diffère pas des auteurs « populaires » dont Matthieu Letourneux souligne que leur production « obéit à une perspective dialogique, tissage de voix d’origines différentes qu’assimile l’écrivain et qu’il dépasse dans la formulation unique qu’en propose son œuvre » (Letourneux, 2017, 76). Plus tard, l’imagination créatrice des « adaptateurs » réinterprète toute la matière du dossier préparatoire en creux dans le roman de Zola, selon des logiques de variations diverses : l’identité, la similitude, l’inverse, la contiguïté, la répétition, la majoration, la minoration, l’exclusion. Ainsi le « de-scénarisé », reconfiguré textuellement dans le roman, est à son tour rescénarisé dans le film, dialogué dans la pièce, mimé dans la scénographie, selon les propositions de chaque art et les choix esthétiques, le plus souvent hybrides, des artistes.