Colloques en ligne

Nathalie Kremer

Les fins intermédiaires dans le roman du XVIIIe siècle. Pour Jean-Paul Sermain

1Toutes les bonnes choses ont une fin, spécialement les bons romans… mais on peut s’attacher à les faire durer. Le roman du xviiie siècle semble particulièrement doué pour nous acheminer vers une fin qui n’en est pas une. Il semble s’amuser à accumuler ce qu’on peut appeler, de manière oxymorique, des fins intermédiaires, qui avant la dernière page du livre le remplissent de rebondissements, de surprises, de retours et retournements, pour tenir le lecteur en tension jusqu’au dernier mot du livre : le mot « fin » inscrit en majuscules et souvent redoublé graphiquement par un point marquant le terme de la lecture. Cette fin du livre coïncide en général avec celle de l’histoire qu’on vient de lire, où un dénouement1 restaure un équilibre durable après des pages de complications que le lecteur a complaisamment voire anxieusement suivies.

2Si l’on considère que la fin de l’histoire doit converger avec celle du récit dans le point final du livre, on serait tenté d’opposer les romans achevés aux romans privés d’un dénouement final : ces derniers seraient des romans qui commencent, mais ne finissent pas, parce que les difficultés n’ont pas été aplanies, et que les fils narratifs ne rejoignent pas les données du départ. Une telle opposition simpliste est pourtant déjouée dans la pratique romanesque : que faire d’un roman-mémoires comme La Vie de Marianne de Marivaux par exemple, où — conformément au fonctionnement rétrospectif du genre — la fin de l’histoire est annoncée dès le début du récit ?

« C’est une femme qui raconte sa vie ; nous ne savons qui elle était. C’est la Vie de Marianne ; c’est ainsi qu’elle se nomme elle-même au commencement de son histoire ; elle prend ensuite le titre de Comtesse ; elle parle à une de ses amies dont le nom est en blanc, et puis c’est tout. »2

3Marianne est une enfant trouvée qui est devenue, ou redevenue, comtesse : la « solution »3 de son histoire, qui correspond à la mention d’un dénouement, est d’emblée donnée au lecteur… « et puis c’est tout », car le roman est inachevé et nous ne saurons jamais comment elle y parvient. Bien que connaissant les mots de la fin, le lecteur n’aura pas pour autant le fin mot de l’histoire.

4La fin n’est donc pas le privilège des romans achevés. Si la fin peut être donnée au début de l’histoire, c’est qu’elle est amovible, et dès lors, transportable non seulement au début, mais à n’importe quel endroit du récit. Il s’ensuit 1) que la fin de l’histoire ne coïncide pas nécessairement avec la fin du récit, ni avec son début ; 2) que le récit vise autre chose que la fin de l’histoire, ou plus exactement, que la fin de l’histoire ne forme pas forcément la finalité de la narration4 ; 3) que si le récit continue alors que la fin de l’histoire soit, sinon atteinte, du moins annoncée, c’est qu’il peut toujours tirer quelques fils supplémentaires dans la trame qu’il a tissée : c’est donc qu’une fin n’épuise pas tous les possibles de l’histoire ou, autrement dit encore, que la fin de l’histoire peut devenir une fin de l’histoire, en formant en même temps un point de relance du récit qui la raconte. Ces lieux de fin et de relance d’une histoire formeraient précisément des « fins intermédiaires » de celle-ci, comme autant de points de rencontre de différents fils narratifs qui tendent à l’ouverture de possibles dans l’histoire5.

5L’oxymoron « fin intermédiaire » nous amène donc à ouvrir le sens unique et conclusif du mot « fin » en un double sens de fin et de début. En considérant la multiplicité des fils d’une intrigue dans leurs rapports mutuels possibles, nous définirons les fins intermédiaires comme des lieux de jonction des possibles narratifs. La fin intermédiaire comme jonction implique la convergence et la divergence à la fois des fils possibles d’une histoire, dont l’effet est l’aboutissement et en même temps la relance de l’intrigue. L’étude des fins intermédiaires invite ainsi à considérer un rapport spécifique entre « la partie et le tout » d’un récit, celui de la « partie » conclusive qui se refuse à l’être, et relance le « tout » d’une histoire qui, ce faisant, s’amplifie sans cesse6. En regardant de plus près la façon dont les possibles convergent et sont redéployés en même temps dans les romans, on observera une multitude de stratégies et d’exemples : les recommencements, continuations, complications, retournements ou autres moments de l’histoire sont autant de fins intermédiaires dans une intrigue, traitées plus ou moins explicitement dans la narration. Ce sont tous ces moments dans le récit qui sont à la fois des coupures narratives que des relances, des digressions que des suites, des finalités recherchées que des égarements inévitables.

6Il nous semble, en effet, qu’une fin intermédiaire définie comme lieu de jonction peut s’entendre de ces trois façons possibles : comme interruption, coupure momentanée ; comme bifurcation ou digression déviante ; ou comme égarement, au sens d’éloignement complet en regard de l’histoire affichée comme principale. Chacune de ces modalités est accompagnée d’une variante positive qui l’annule en quelque sorte, sans quoi la fin ne serait plus intermédiaire mais définitive ou finale : l’interruption n’est intermédiaire que si elle est suivie d’une continuation ou reprise ; la digression ne l’est que si elle amène un retour ; et l’égarement suppose une finalité, un but ultime qui ne sera pas forcément atteint, mais à partir duquel cet égarement se mesure (sans quoi il deviendrait une nouvelle intrigue principale). Ces modalités de fins intermédiaires peuvent s’observer au niveau narratif ou être explicitement désignées par le récit à travers des commentaires ou des réflexions que le narrateur émet à propos de l’histoire qu’il raconte7. Passons en revue ces trois grandes modalités de fins intermédiaires.

1. Interruptions et reprises

7En matière d’interruptions, Les Mille et une Nuits donnent le ton au xviiie siècle : chaque matin à l’aube, la lumière naissante vient interrompre l’histoire en cours, que la sultane poursuit chaque soir suivant au coucher, grâce à la curiosité de son impatient auditeur. Ainsi, on lit à la fin de la ive Nuit :

« Scheherazade s’arrêta en cet endroit, parce qu’elle aperçut le jour. ‘Ma sœur, dit alors Dinarzade, je suis enchantée de ce conte, qui soutient si agréablement mon attention. – Si le sultan me laisse encore vivre aujourd’hui, repartit Scheherazade, vous verrez que ce que je vous raconterai demain vous divertira bien davantage. Schahriar, curieux de savoir ce que deviendrait le fils du vieillard qui conduisait la biche, dit à la sultane qu’il serait bien aise d’entendre, la nuit prochaine, la fin de ce conte. »8

8Le récit et la vie de Schéhérazade ne tiennent qu’à un fil : celui que la curiosité du sultan Schahriar permet de dérouler. En interrompant la narration au milieu d’une histoire, au moment où l’attention du lecteur, par-delà l’épaule du sultan, est à son faîte, l’intérêt et la curiosité de ceux-ci sont attisés, et le récit assure sa propre continuité.

9Dans la version parodique des Nuits que livre Cazotte en 1742, où un conte merveilleux « à dormir debout » est raconté par un abbé de *** à deux dames aussi distinguées que désœuvrées, c’est le sommeil spontané des personnages qui interrompt le cours de leur histoire, et qui coïncide avec celui des deux auditrices des « fadaises », interrompant l’abbé conteur. Voyant tous ses personnages endormis, le narrateur en profite pour conseiller au lecteur de faire aussi un somme, en remettant au lendemain la suite du récit :

« Comme Brillandor en était à cet endroit de ses aventures, il s’aperçut que Gracieux dormait. Il attendit quelque temps. Enfin, voyant qu’il ne s’éveillait pas, n’osant par politesse le tirer de son sommeil, ne voulant pas conter à vide, il prit le parti de chercher à s’endormir de son côté.
L’abbé, en parlant ainsi, s’aperçut que les dames étaient un peu plus qu’assoupies ; et, regardant la résolution de Brillandor comme un conseil pour lui, il sortit. Il ne tiendra qu’au lecteur de s’endormir aussi, si l’avis lui semble bon. »9

10L’autodérision du récit, qui feint de n’être pas assez « intéressant » pour tenir la curiosité des auditrices comme de ses lecteurs en éveil, permet paradoxalement de raconter en s’interrompant, le temps de feindre qu’une nuit passe ; mais à la page suivante, où commence un nouveau chapitre, le récit reprend tout ‘naturellement’. Comble d’ironie : la feintise de l’ennui du lecteur s’endormant, qui parodie le plaisir de la lecture, est contredite par la reprise de la narration le lendemain, qui parie sur la force de curiosité du lecteur pour la suite de l’histoire10.

11C’est aussi la division du récit en courts chapitres qui instaure formellement les interruptions de l’histoire11, jusqu’à proposer explicitement certains chapitres comme pauses intermédiaires. Ainsi, le chapitre 2 du livre III de Tanzaï et Neadarné est intitulé : « Qui fera bailler plus d’un lecteur. »12 Un peu plus loin, c’est par une métalepse que le lecteur est invité à passer d’un chapitre à un autre, et d’un lieu à un autre dans l’histoire : « Le lecteur voudra bien (tant pour sa commodité, que pour celle de l’Auteur) sauter tout d’un coup du jardin dans la salle à manger, d’autant plus qu’il n’y peut rien perdre. »13

12Dans maints romans du xviiie siècle s’observent ces formes d’interruption du récit, rendues explicites à un niveau métanarratif par des réflexions, le plus souvent ironiques, de la part du narrateur. Comme le montre l’exemple de Crébillon évoqué ci-dessus, ces fins intermédiaires supposent du côté du lecteur une participation active, dans la mesure où il est invité à poursuivre la lecture au-delà de l’interruption, en « sautant » d’un endroit à un autre : salle à manger, chapitre voire même volume édité — car nombreux sont aussi les romans à être publiés par parties séparées, accompagnés de la promesse éditoriale habituelle de la suite, certes après avoir « essay[é] le goût du public »14 : si le roman plaît, « le reste paraîtra successivement… »15. La reprise de l’histoire après son interruption momentanée prend donc très littéralement la forme d’une page que l’on tourne.

13Enfin, si ce n’est pas l’aube, le sommeil, l’ennui ou la publication par épisodes qui instaure une fin intermédiaire du récit, c’est parfois l’histoire elle-même qui s’interrompt momentanément lorsqu’elle n’est pas encore tout à fait écoulée, et le narrateur doit courir après les informations pour pouvoir transmettre la suite à son lecteur. C’est le cas de la Confession d’une jeune fille de Pidensat de Mairobert, où le narrateur interrompt le récit fort instructif de l’apprentissage sexuel d’une jeune fille relaté par elle-même, sous prétexte que celle-ci a besoin de repos, et annonçant qu’il faudra attendre une prochaine occasion pour lui demander la suite de son histoire :

« Ici la belle cessa et demanda du répit. Ce récit qui n’avait point paru long, parce qu’il était fort intéressant, l’avait fatiguée peut-être plus que sa séance avec Mme de Furiel16 ; il était tard, il était plus qu’heure de se mettre à table : il fallut interrompre, non sans remettre à un autre jour la continuation ; mais indéfiniment à cause des circonstances qui ne permettaient pas aux convives de se rassembler de sitôt. Ainsi, je vous laisse dans l’attente de la suite, comme j’y suis moi-même, et ce ne sera vraisemblablement que pour l’année prochaine. »17

14À l’inverse des exemples précédents, où l’histoire s’arrêtait nécessairement par l’interruption du récit, celui-ci s’interrompt ici parce que l’histoire s’arrête : il affiche par là une feinte dépendance à l’histoire dont il se conçoit comme la simple retranscription ou le compte-rendu18. On sait que Diderot s’amusera à parodier cette feintise de la fiction, où celle-ci feint donc de décrire une histoire ayant réellement (eu) lieu, par exemple lorsque le narrateur de Jacques le fataliste ne sait lequel de ses personnages il doit suivre et lequel laisser à son sort, sous couvert de ne pas pouvoir être partout à la fois (« … mais voilà le maître et le valet séparés, et je ne sais auquel des deux m’attacher de préférence »19).

15Dans tous ces exemples, les fins intermédiaires sont claires et délimitées, parce qu’elles sont ouvertement soulignées ou revendiquées par le narrateur, et elles s’affichent explicitement comme des stratégies narratives qui permettent sinon de donner une teinte de vérité à l’histoire racontée, au moins d’aiguiser la curiosité du lecteur en mettant sa patience à l’épreuve. Ces sortes de fins intermédiaires sont donc des formes pures de pauses narratives, parce qu’elles instaurent des arrêts momentanés dans le récit avant que celui-ci ne reprenne son cours, comme pour mieux s’assurer de l’intérêt du lecteur20.

2. Digressions et retours

16« N’admirez-vous pas, au reste, cette morale que mon pied amène ? »21, demande malicieusement la Marianne de Marivaux, après une petite réflexion sur les heureux hasards du monde qui servent les séductions bienséantes, pour ainsi dire. « On estime autant dans une histoire, des réflexions judicieuses, que des faits élégamment décrits. On a raison : si elles allongent le narré, elles prouvent la sagacité de l’auteur »22, affirme Crébillon, qui n’illustre pas moins que Marivaux la tendance aux digressions, aussi bien narratives que réflexives dans ses romans et contes. Les réflexions digressives, qui vont de la simple maxime au développement de longues considérations morales, peuvent aller jusqu’à prendre la forme de véritables dissertations théoriques. Dans la Confession d’une jeune fille de Pidansat de Mairobert — revenons à cet exemple, pour le plaisir de la lecture… —, l’histoire de la jeune Sapho est complétée par une « Apologie de la secte anandryne » (secte dont font partie la jeune fille et sa protectrice Mme de Furiel), consistant en une petite dissertation morale qui expose les bienfaits de la sexualité féminine. Ce traité savant est suivi par la reprise et la fin de l’histoire de la jeune conteuse23.

17Sur le plan narratif, les digressions prennent le plus souvent la forme d’histoires de personnages secondaires, qui étaient en retrait ou qui viennent d’apparaître dans l’intrigue : nous avons alors affaire à une bifurcation du récit, qui met en suspens provisoirement l’intrigue principale en cours. Le procédé est constitutif de Jacques le Fataliste, où l’histoire d’un voyage devient le voyage d’une histoire, selon les rencontres que font les personnages, les idées du narrateur, ou le gré des uns et de l’autre. Ces digressions ne sont pas toujours motivées : elles tiennent au bon vouloir du narrateur, comme le dénonce bien Diderot : « Tandis que Jacques et son maître reposent, je vais m’acquitter de ma promesse, par le récit de l’homme de la prison, qui raclait de la basse, ou plutôt de son camarade, le sieur Gousse. » Mais il importe toujours que les digressions reviennent à la trame première, pour être reconnues comme telles (« …mais permettez que je revienne à Jacques et à son maître »24).

18Si Diderot s’inspire du Tristram Shandy de Sterne, c’est en appliquant à la lettre le principe digressif énoncé au chapitre 22 du livre I, où Sterne se vante du « savant assemblage » qu’il a su réaliser dans son récit entre le « principal » et « l’adventice », « où se trouvent si bien combinés les mouvements digressifs et progressifs, une roue engrenant l’autre »25. L’affirmation semble paradoxale, puisqu’une digression est par essence antinomique à la progression, et ne peut donc l’être « en même temps », comme l’affirme Sterne ; mais dans son optique comme dans celle de nombre de romans, on remarque que les détours sont parfois « essentiels », parce qu’ils assurent un retour parfois d’autant plus remarquable qu’il éclaire la trame première d’une façon inattendue.

19Les digressions sont donc des moments de multiplication des fils d’une intrigue, puisqu’une nouvelle intrigue prend le dessus sur une histoire première (comme l’énonçait Montesquieu, les digressions « forment elles-mêmes un nouveau roman »26), en laissant celle-ci en suspens. En effet, les digressions ne peuvent advenir dans une histoire qu’à l’intérieur même des « pauses » narratives qui permettent sa complication, et assurent par là même sa durée27. Elles s’avèrent toutefois des moments fragiles dans le récit, car elles s’écartent du fil narratif premier au point où celui-ci risque de n’être plus récupéré — comme dans La Vie de Marianne, où l’histoire de Tervire interrompt celle de Marianne28 sans qu’on en revienne à celle-ci —, ou si tardivement que le lecteur y perd son latin, comme dans Le Manuscrit trouvé à Saragosse, qui multiplie allègrement les séries d’emboîtements29. La fin intermédiaire est ici alors une fin provisoire en attente du dénouement définitif ou final, qui parfois ne viendra plus.

3. Égarements et finalités

20Nous avons remarqué que dans le cas de La Vie de Marianne, en tenant compte de l’inachèvement du récit mais aussi du fait que la fin est donnée au début, on a paradoxalement une fin sans dénouement. Il s’ensuit que la « fin intermédiaire » que forme le relais narratif entre Marianne et Tervire a le double statut de fin provisoire et de fin définitive, puisque la bifurcation narrative ne nous ramènera plus au fil de Marianne30. Lorsque la digression ne revient pas à l’histoire première qui l’a engendrée, on peut la qualifier d’égarement. Que le xviiie siècle soit un siècle d’égarements, ce n’est pas à démontrer ; mais est-ce un hasard si les Égarements de Crébillon sont inachevés ? L’égarement consiste en un récit qui se prolonge, qui fait durer l’histoire, en multipliant les fils et en laissant en suspens ceux qu’il a abandonnés, sans les reprendre pour les dénouer. Le livre finit sans livrer la clé du mystère qui nous tient en haleine, sans narrer le destin des protagonistes pour lesquels on tremble depuis le début, ou sans livrer le dénouement de la dispute qui nous préoccupe depuis plusieurs pages.

21Le roman inachevé est ainsi souvent un roman égaré, qui a perdu la main sur le déroulement de sa propre histoire. On pourrait dire qu’à force de multiplier les fins intermédiaires, l’intermédiaire est devenu la fin : la finalité au sens de but poursuivi et de cran d’arrêt du récit. Bien souvent, cet inachèvement est ressenti comme un échec poétique, puisqu’il s’oppose au principe de cohérence qui définit la poétique romanesque. Ainsi, dans son essai sur la Production de l’intérêt romanesque, Charles Grivel note qu’« [u]n roman est dès le début le mot de sa fin. » Et il ajoute : « Commencement et fin sont […] donnés en même temps, comme parties intégrantes, indissociables, d’une cohérence perçue globalement par le lecteur à chaque endroit du texte. »31 Cette cohérence est le résultat d’un travail de composition, qui se définit précisément par la mise en forme d’une matière première, donnée comme désordre au départ32. Lorsque l’ordre échoue, le récit s’égare. Toute composition impose donc un ordre à un désordre premier : on peut appeler cet ordre muthos avec Aristote, motivation avec G. Genette33 ou séquence causale avec Dorrit Cohn34.

22La cohérence formerait ainsi un horizon idéal du roman, que ses égarements ne parviendraient pas toujours à atteindre : les interruptions et digressions bien souvent génèrent un désordre qui impatiente et égare le lecteur. À ce sujet, Aron Kibédi-Varga proposait de distinguer entre les textes hypotactiques et paratactiques, pour désigner ceux qui répondent à une structuration interne et ceux qui n’ont pas de fin intrinsèque35. Pour A. Kibédi-Varga, la fiction narrative serait essentiellement hypotactique, dans la mesure où à la fin « l’obstacle est surmonté, le problème est résolu ». Pourtant, il semble lui-même hésiter sur la valeur de cette opposition :

« Est-ce dire que tous les textes sont hypotactiques ? Ce serait une illusion de le croire. Certes, les grands débats politiques, le théâtre classique, le roman policier peuvent nous donner cette impression : tout est à sa place, tout fonctionne, tout concourt à la préparation de la crise, de l’affrontement central et du dénouement. Mais beaucoup d’autres textes, la majorité peut-être, relèvent d’une catégorie que j’appellerais pseudo-hypotactiques. Ce sont des textes essentiellement paratactiques que le destinateur entoure de certains procédés suggérant un début et une fin. Ces procédés sont en général très conventionnels : la véritable hypotaxe faisant défaut, le commencement aussi bien que le dénouement doivent être très fortement marqués. »36

23A. Kibédi-Varga nous invite ainsi à considérer les textes autrement, non pas comme intrinsèquement composés selon un principe de cohérence comprenant, selon la définition de Grivel, un début, un milieu et une fin, mais plutôt comme essentiellement incohérents, ou purement digressifs, et recevant de manière artificielle leur début, milieu et fin. Il s’agirait alors moins d’opposer les romans hypotactiques et paratactiques (La Princesse de Clèves, dont l’intrigue est solidement déroulée, à l’inverse du Diable boiteux, de type paratactique37), que d’admettre que les fins intermédiaires qui se multiplient tout au long des romans sont autant de moments d’efforts de resserrements d’une trame qui tend, de sa nature, à l’incohérence et à l’éclatement.

24Dans cette optique, l’inachèvement pourrait être considérée comme la forme la plus pure de la jonction des possibles, par laquelle nous avons défini la fin intermédiaire. Des possibles convoqués non seulement à l’intérieur même de la trame par la congruence ou divergence des fils de l’intrigue, mais activement perçus, imaginés ou rêvés par le lecteur. En effet, la « jonction » que forme la fin intermédiaire doit être considérée aussi et avant tout comme un lieu de rencontre entre l’œuvre et le lecteur38. Sans celui-ci, pas de saut au prochain chapitre, et donc pas de suite de l’histoire du jardin vers la salle à manger ! Il s’agit donc de prendre en compte également ce que Iser appelle le « pôle esthétique » d’une œuvre littéraire, par opposition au « pôle artistique » qui considère l’œuvre en elle-même. Le pôle esthétique est une « dynamique » qui tient autant à ce que le texte met en place qu’à ce qu’il laisse de côté, soit en passant sous silence certains événements, ce qu’on appelle l’ellipse, soit qu’il n’en sait rien lui-même mais les invente chemin faisant, ce qu’on peut détecter comme des paralipses39, soit encore qu’il génère des trous ou des vides, des « hiatus », qui « fondent la créativité de la réception », selon les mots d’Iser :

« Mais la lecture est interaction dynamique entre le texte et le lecteur. Car les signes linguistiques du texte et ses combinaisons ne peuvent assumer leur fonction que s’ils déclenchent des actes qui mènent à la transposition du texte dans la conscience de son lecteur. Ceci veut dire que des actes provoqués par le texte échappent à un contrôle interne du texte. Cet hiatus fonde la créativité de la réception. »40

25On pourrait alors se souvenir des récriminations de Proust qui se désole du sentiment de frustration qu’éprouvent les lecteurs quand ils arrivent à la fin d’un roman, cet hiatus ultime généré par le récit dans l’intrigue :

« Alors, quoi ? ce livre, ce n’était que cela ? Ces êtres à qui on avait donné plus de son attention et de sa tendresse qu’aux gens de la vie, […] on ne les verrait plus jamais, on ne saurait plus rien d’eux. Déjà, depuis quelques pages, l’auteur, dans le cruel ‘Épilogue’, avait eu soin de les ‘espacer’ avec une indifférence incroyable pour qui savait l’intérêt avec lequel il les avait suivis jusque là pas à pas. […] On aurait tant voulu que le livre continuât, et, si c’était impossible, avoir d’autres renseignements sur tous ces personnages, apprendre maintenant quelque chose de leur vie, […] ne pas avoir aimé en vain, pour une heure, des êtres qui demain ne seraient plus qu’un nom sur une page oubliée […] »41

26
Le mot « FIN » écrit en majuscules à la fin du volume nous rejette sur nous-mêmes et notre impuissance à franchir la barrière de la fiction quand celle-ci a décidé de la fermer, mais ne coïncide pas forcément avec notre sentiment d’achèvement. Ainsi, la frustration du lecteur perpétue le roman au-delà de sa propre fin. Comme l’écrivait Proust : « un des grands et merveilleux caractères des beaux livres » est « que pour l’auteur ils pourraient s’appeler ‘Conclusions’ et pour le lecteur ‘Incitations’. […] [C]e qui est le terme leur sagesse ne nous apparaît que comme le commencement de la nôtre, de sorte que c’est au moment où ils nous ont dit tout ce qu’ils pouvaient nous dire qu’ils font naître en nous le sentiment qu’ils ne nous ont encore rien dit. »42 La fin du roman n’implique pas la fin de la fiction, car le lecteur continue à rêver à des suites possibles, voire à des développements possibles en parallèle à celui de l’intrigue : du point de vue du « pôle esthétique », elle n’est jamais qu’une fin intermédiaire.

27Or si les romans sont des « incitations » perpétuelles, plutôt que des développements vers une fin, alors on peut légitimement prendre en compte cette dynamique d’imagination entre l’auteur et le lecteur tout au long du processus de la lecture, donc du développement de l’intrigue par l’auteur, pour considérer que les continuations ou relances narratives sont autant de désirs de suite, et peut-être d’autres suites, d’autres déroulements, par le lecteur. Quelque fugitifs, imprécis et infimes qu’ils soient, ces développements possibles rêvés ou désirés par le lecteur forment autant de jonctions narratives dans l’acte de lecture aussi légitimes que celles inscrites explicitement par l’auteur au cours de la narration, ne fût-ce que parce que, comme l’a bien souligné Proust, la fin n’est jamais rien d’autre qu’une nouvelle impulsion. C’est ainsi que les romans finis incorporent leur propre inachèvement et que tout roman, même le plus savamment orchestré vers sa fin, s’offre comme un roman égaré aux mains de son lecteur.