Colloques en ligne

Jean-Charles Monferran

Table des incipit et table des matières dans les livres imprimés de poésie française du XVIe siècle : remarques, sondages, hypothèses

1 La relative prudence contenue dans le sous-titre de cette contribution n’est pas due au seul fait qu’elle embrasse un très vaste corpus et que, comme toute investigation de ce type, elle court le risque, de façon certaine, d’ignorer tel ou tel cas qui amènerait à pondérer les tendances entrevues et à réviser ses conclusions1. Elle vient de l’objet même de l’enquête à laquelle nous ont convié les organisateurs du colloque, à bien des égards assez nouveau et à peu près impensable en tant qu’objet de recherches avant la diffusion des travaux d’historiens du livre (Henri-Jean Martin, Roger Chartier, Donald Mc Kenzie) sur la matérialité du livre et les effets de sens liés à cette matérialité. Plus précisément et, comme le rappellent Susan Kovaks et Ghislain Dibie,

l’ouverture des champs d’application de la bibliographie matérielle à une « sociologie des textes » telle que le préconise D. F. Mc Kenzie (1991), qui a certes contribué à une certaine réorientation des études littéraires, comme en témoignent des travaux récents sur les formes du texte, n’a pour autant pas jusqu’à présent donné lieu à une étude d’ensemble sur la dimension pragmatique des outils de repérage et de consultation (index, sommaires, tables, annotations marginales) qui accompagnent les éditions d’origine des textes « littéraires » ou de critique littéraire. Pourtant une analyse de la présentation et de l’organisation de l’index du livre ancien permet de réfléchir sur son rôle dans l’orientation des comportements des lecteurs et dans la caractérisation et le classement des textes à des moments clés de l’histoire du développement des notions même de « littérature » et de « littérarité »2.

2En effet, si le développement de l’histoire matérielle du livre au tournant des années 1980 a fini par donner lieu à un certain nombre de travaux portant sur les index et leurs fonctions dans les livres de savoir (droit, théologie, philosophie morale, etc.)3, il n’en va pas tout à fait de même de cet outil de repérage et de classification que constituent les tables des matières proprement dites, et plus encore quand ces tables sont celles qui « accompagnent les éditions des textes “littéraires”», a fortiori poétiques. Mises en œuvre de façon anonyme par les hommes de l’atelier plutôt que par l’auteur lui-même (au contraire d’autres seuils du texte), proposant un ordonnancement de la matière poétique auquel nos esprits modernes restent plus ou moins secrètement rétifs, ces tables, qui suivent ou précèdent parfois les livres de poésie, qu’elles récapitulent l’organisation du livre ou proposent d’indexer ses incipit, ont pu paraître, sinon suspectes, du moins indignes de tout intérêt.

3 Aussi ne s’étonnera-t-on pas que, pour ce qui concerne du moins la table des incipit dans le livre imprimé de poésie française au xvie siècle sur laquelle nous concentrerons la plus grande part de nos observations, nous abordions, sauf omission de notre part, un terrain presque vierge de tout travail critique hors des observations de Luigi Collarile et de Daniel Maira sur l’index du Supplément musical des Amours de Ronsard4 et de Guillaume Berthon à propos des éditions marotiques5. L’objet n’a pas été pris en compte en tant que tel dans le beau livre de Daniel Maira sur Typosine, la dixième Muse. Formes éditoriales des canzonieri français consacré à décrire la « typologie péritextuelle des canzonieri français »6. Quant aux analyses pionnières de Cécile Alduy et d’Olivier Millet sur l’importance de l’incipit dans la poésie amoureuse de la Pléiade, elles ne s’appuient pas (ou fort peu) sur l’observation de la table les recensant7.

La table des matières dans le livre imprimé de poésie française du XVIe siècle

4 Dans un article important décalquant le titre de Lucien Febvre et d’Henri-Jean Martin sur L’Apparition du Livre (1958), Jean-Max Colard a parlé de « l’apparition du paratexte », liant le développement du paratexte à la naissance du livre moderne 8. Nous pourrions parler à notre tour et à sa suite d’une lente apparition dans le livre imprimé de poésie de la table des matières, à condition de souligner — ce qui n’est pas le cas pour d’autres éléments du paratexte — que le livre imprimé n’a inventé ni la table des matières ni la table des incipit qui accompagnent souvent les manuscrits médiévaux de poésie lyrique.

5 Cette lente apparition (ou inscription) d’une table des matières dans le livre imprimé de poésie va aller de pair avec son progressif perfectionnement au cours du xvie siècle. À ce titre, on pourrait ainsi opposer, de façon schématique, la « table » plutôt sommaire ouvrant les Faits et dits d’Alain Chartier (Paris, Philippe Le Noir, 1527), qui se contente de donner le titre des douze livres réunis (éventuellement de décrire de façon rapide leur contenu) sans renvoyer au foliotage du volume9 à celles, particulièrement complexes et élaborées, qui précèdent les Sonnets spirituels de Jacques de Billy (Paris, Nicolas Chesneau, 1573)10. Ce recueil s’ouvre en effet sur une triple table occupant onze feuillets, permettant des consultations et des modes de lecture multiples : celle d’abord des « similitudes » (« De la pleine lune et des ambitieux/ « De ceux qui se noyent et de ceux qui mectent leur coeur aux choses caduques et transitoires »), suivie de celle des « principales matieres et sentences contenues en ce livre » (« Absalon, figure des voluptueux […], Adam voulant estre Dieu s’est veu sans Dieu »), enfin, celle consistant en un classement alphabétique des incipit des sonnets, l’entrée de chacune des tables renvoyant très précisément à la pagination du volume.

6 Retracée à traits grossiers, cette évolution, qu’il faut bien sûr comprendre en termes de tendance11, mériterait que soient prises en compte la diversité et la singularité des lieux d’édition, des imprimeurs-libraires eux-mêmes, comme des types de recueils poétiques concernés, excessivement variés, touchant de surcroît des auteurs de statuts très divers12. En tout état de cause, elle a l’inconvénient de masquer la réalité la plus courante et manifeste. En effet, et bien que le phénomène semble peu à peu reculer au cours de la seconde moitié du xvie siècle, les recueils poétiques restent, pour la plupart d’entre eux, exempts de ce type d’outillage.

7 De fait, les sondages plus systématiques que j’ai pu effectuer pour les années 1500-1550 font apparaître :

• la rareté des tables des matières proprement dites (la plupart du temps placées au début du livre). Cette rareté fait que leur présence au sein de certains volumes peut être soulignée dans le titre de l’ouvrage, l’insertion d’une table valant alors comme argument publicitaire. Il en va ainsi pour Les Faictz et ditz de feu de bonne memoire Maistre Jehan Molinet : contenans plusieurs beaulx Traictez, Oraisons et Champs royaulx : comme l’on pourra facillement trouver par la table qui s’ensuyt (Paris, 1531, J. Longis et la Vve de J. Sainct-Denys), ouvrage, il est vrai, précédé d’une table particulièrement détaillée et renvoyant systématiquement aux feuillets du volume, comme du Printemps de l’Humble esperant, aultrement dict Jehan Leblond, seigneur de Branville, ou sont comprins plusieurs petitz oeuvres semez de fleurs, fruict et verdure qu’il a composez en son jeune aage, fort recreatifz, comme on pourra veoir à la table (Paris, L’Angelier, 1536), qui se contente, plus modestement, à l’entame de l’ouvrage, d’une demi-page rappelant « le contenu de ce petit livret » sans renvoi à la pagination de l’opuscule.

• le cas particulier de certaines anthologies de poésie répertoriées par Frédéric Lachèvre qui laissent, semble-t-il, plus aisément place aux tables, et ce sous des formes variées13. Comportant plus de six cents pièces souvent d’inspiration courtoise, le Jardin de Plaisance, publié à Paris chez Antoine Vérard en 1501, se termine ainsi par une double table occupant plus de sept feuillets, celle des choses contenues en ce livre (table thématique ou « narrative ») et celle des incipit des « ballades, dictiez, comedies et et rondeaux », proposant ainsi un double mode de lecture de l’ouvrage14. Un recueil lié aux concours palinodiques, ouvert donc à un public très différent du précédent, celui des Palinods, chants royaulx, ballades, rondeaulx et epigrammes a lhonneur de limmaculee Conception de la toute belle mere de Dieu Marie / composes par scientifiques personnaiges desclairez par la table cy dedans contenue (Paris, F. Regnault, 1525), propose quant à lui, sous l’appellation de « table et repertoire », un outil permettant à la fois de rendre compte de l’organisation générique du volume, et de faire la liste des différents auteurs des pièces15. On peut sans doute expliquer cette exception toute relative — il existe bien sûr de nombreux cas d’anthologies ne comportant aucune table —, du fait du grand nombre de pièces incluses et compilées dans ces recueils à auteurs multiples : ceux-ci appellent plus aisément l’insertion d’outils facilitant la navigation du lecteur, lui permettant notamment de retrouver les poèmes qu’il apprécie. On peut aussi émettre l’hypothèse que ces recueils des premières décennies du xvie siècle importent dans le livre imprimé certains usages et types de repérages des recueils lyriques manuscrits16.

• le rôle sans doute non négligeable joué par les éditions autorisées de Clément Marot, toutes quant à elles munies de tables — assez sommaires toutefois pour la plupart– : celles de L’Adolescence clémentine (Paris, Tory 1532 ; Paris, Roffet 1534, par exemple17) et celles des Œuvres. Véritable best-seller du xvie siècle, ces dernières contiennent régulièrement, à partir de l’émission Gryphe (1538)18, un tel outillage qui, d’abord minimal, va connaître une expansion tout à fait particulière en 1544 avec l’édition classificatrice parue « à l’enseigne du Rocher » due aux soins de Sulpice Sabon et d’Antoine Constantin (1544/2) : une magnifique table de seize pages venant couronner le volume y détaille alors chacune des pièces du Quercinois indiquant au lecteur leur place dans le volume (sans jamais avoir recours à la présentation par incipit). Or on sait à quel point cette édition a marqué « un virage définitif dans la publication des œuvres complètes du poète » et que la « révolution éditoriale » qu’elle opère sur bien des points est suivie par tous les imprimeurs-libraires de Marot, qu’ils soient parisiens ou lyonnais19. Aussi cette table détaillée est-elle immédiatement adoptée par l’édition parisienne de Nicolas Du Chemin et Jean Ruelle (1546/4) comme par l’édition lyonnaise de Guillaume Roville (1546/2), finissant par intégrer à peu près toutes les éditions des Œuvres. Celles-ci inondent le marché du livre au moins jusqu’au début des années 1560 et, à un moindre rythme, jusqu’au début du xviie siècle20, proposant ainsi un modèle éditorial constitué.

Éléments pour une histoire de la table des incipit dans le livre imprimé de poésie française

8 Le développement des tables d’incipit est à la fois parallèle à celui que l’on vient de retracer (notamment par la lenteur de sa mise en place et par sa présence très erratique même à la toute fin du siècle) et, comme on va le voir, pleinement singulier.

9 Excessivement rare dans la première moitié du xvie siècle, ce type de table ne semble d’abord concerner que de rares recueils anthologiques : en dehors du cas, déjà évoqué, du Jardin de Plaisance, nous ne l’avons trouvé qu’à l’ouverture de la vaste compilation que constituent les Rondeaux en nombre trois cens cinquante singuliers et a tous propos (Paris, Jean de Saint-Denis, 1529 ?), présenté sous l’intitulé « brève recollection des rondeaulx contenus au present volume »21. Il trouve toutefois, à partir des années 1540, un terrain privilégié dans l’entreprise de traduction des Psaumes : régulièrement mis en valeur dans le corps du texte, les incipit, qui sont là pour rappeler les premiers mots sur lesquels entonner le chant, sont parfois réunis sous la forme de tables qui recensent d’abord exclusivement les vers sous leur forme latine22 puis, progressivement, sous leur forme vernaculaire23.

10 Du côté de la poésie profane et des ouvrages monographiques, il faut, semble-t-il, attendre 1544 et Délie pour voir un recueil français disposer d’une telle table. Le livre de Scève se clôt en effet, après le recensement des « figures et emblèmes », par une « table et indice de tous les Dizains » classés par ordre alphabétique de leur incipit, n’occupant pas moins de quatorze pages. L’insertion d’une telle table participe ainsi de l’événement littéraire, éditorial et typographique qu’a constitué la publication de Délie24 réalisée par les soins de l’association de Sulpice Sabon et d’Antoine Constantin dont on retrouve ici encore le sens aigu de l’innovation et le goût pour un outillage des volumes de poésie [fig. 1].

img-1.png

Fig. 1 — Maurice Scève, Délie, Lyon, [Sulpice Sabon pour Antoine Constantin], 1544

11Le dispositif se retrouve ensuite dans les Amours de Ronsard accompagnés en 1553, en plus du commentaire de Marc-Antoine Muret, d’une « Table des Sonnets », qui recense l’intégralité des incipit des sonnets et des chansons du recueil, développant et rationalisant (par le recours à l’ordre alphabétique) ce qui n’était que partiellement offert au lecteur l’année précédente à la suite du supplément musical [fig. 2 et 3]25.

img-2-small450.png

Fig.2 — Pierre de Ronsard, Les Amours, Paris, Vve Maurice de la Porte, 1553. Fig. 3 — Pierre de Ronsard, Les Amours, Paris, Vve Maurice de la Porte, 1552 [supplément musical]

12 La force du modèle ronsardien des Amours étant ce qu’elle est, quelques recueils dans le sillage de celui du Vendômois se parent peu à peu d’une table d’incipit, laquelle tend à se diffuser davantage à la suite de la parution des Œuvres de Ronsard chez Buon en 1560. Le premier tome, consacré cette fois aux deux livres des Amours26, s’y termine par une riche table des incipit, les trois autres, dévolus aux Odes, aux Poèmes et aux Hymnes, étant en revanche conclus par de « simples » tables des matières indifférentes à la prise en compte des premiers vers. Au fur et à mesure des rééditions successives des Œuvres de Ronsard, la présentation générale de celles-ci ira se complexifiant : l’indexation des incipit gagne progressivement du terrain (s’étendant aux Odes, comme aux Poèmes27), mais peut aussi s’associer à une présentation détaillée de l’ensemble de l’architecture de l’œuvre et de ses différentes pièces. Jusque-là autonome, l’inventaire des incipit pénètre la table des matières, celle-ci pouvant distinguer les entrées selon les cas, soit par le titre des pièces, soit par l’intitulé du genre pratiqué, soit par le rappel du vers liminaire.

13 On voudrait tirer de ce rapide panorama trois observations qui, une nouvelle fois, ne doivent pas occulter le fait que la très grande majorité des livres de poésie au xvie siècle restent dépourvus de cet appareillage. La première consiste à souligner la portée généralement musicale des pièces qui se voient indexées par une table d’incipit. C’est au demeurant peut-être le lyrisme, réel ou supposé, de ces dernières qui réunit des corpus aussi divers que ceux, entrevus, des anthologies poétiques, des psautiers et des canzonieri à la française. Du reste, les recueils de chansons avec musique, publiés à partir de 1527 par Pierre Attaignant, sont régulièrement accompagnés d’une table enregistrant les différents incipit par ordre alphabétique28, ce qui est aussi le cas de certains paroliers (ou recueils de chansons imprimés sans musique)29. La deuxième, sur laquelle nous allons bientôt revenir, concerne uniquement la poésie profane. À cet égard, on remarque que la table des incipit possède une affinité certaine et toute particulière avec le « genre » du canzoniere français. On pourrait même aller jusqu’à dire qu’elle constitue précisément un des marqueurs éditoriaux disponibles du genre des Amours30. À la suite de Délie et des recueils ronsardiens de 1552-1553, on ne s’étonnera pas de la retrouver en premier lieu dans les Quatre Livres de l’Amour de Francine de Jean-Antoine de Baïf (Paris, A. Wechel, 1555), dans L’Olympe de Jacques Grevin (Paris, R. Estienne, 1560), comme d’abord et de façon spécifique, dans le premier tome des Œuvres de Ronsard de 1560 consacré aux seules amours31. Enfin, de façon quelque peu différente — et ce sera ma troisième observation —, la formule mixte qui finit par s’imposer lors des différentes rééditions des Œuvres du Vendômois, articulant, selon diverses combinaisons, inventaire d’incipit et table des matières proprement dite, va servir de modèle à un certain nombre d’auteurs (et d’imprimeurs-libraires) qui vont reprendre cette présentation du livre de poésie pour accompagner la publication d’œuvres (plutôt que celle de recueils particuliers). Cet outillage se retrouve ainsi dans les Œuvres de Philippe Desportes (1573), d’Etienne Jodelle (1574), d’Amadis Jamyn (1575), de Rémi Belleau (1578), de Clovis Hesteau de Nuysement (1578) ou de Flaminio de Birague (1585). La liste des noms est suffisamment éloquente : à ses débuts du moins, ce dispositif constitue alors à sa manière un marqueur de généalogie ronsardienne.

14 L’examen de la table qui clôt les Œuvres d’Amadis Jamyn, fondée sur cette formule mixte, nous permettra d’aller plus avant dans l’analyse même du fonctionnement de l’outil et de ce qu’il engage [fig. 4]. On s’aperçoit déjà sans trop de peine à l’observer qu’elle dépasse de très loin l’office que lui assigne Furetière quand il définit la table comme « un indice ou répertoire qu’on met à la fin ou au commencement d’un Livre, pour le soulagement du lecteur, afin qu’il trouve facilement les endroits dont il aura besoin ». Si celle-ci permet bien sûr à celui qui en dispose une consultation plus aisée, elle vise aussi à orienter sa lecture et à véhiculer un discours critique : elle donne d’abord l’image d’une œuvre organisée tout en soulignant la variété des pièces et des genres pratiqués ; elle effectue aussi un travail d’étiquetage et de classification qui l’apparente à bien des égards à celui opéré par les arts poétiques et leurs typologies formelles. Elle propose ici notamment un regroupement des pièces curiales, intéressant et finalement original, en faisant se succéder par exemple « généthliaques », « épithalames », « cartels » (défis, récités ou imprimés, lancés lors des tournois) et « mascarades ». Elle regroupe aussi sous le terme de « généthliaque » deux poèmes de Jamyn, dont l’un n’apparaît pas sous cette dénomination (« Sur le jour de la naissance de Marguerite de France, Royne de Navarre »), désignant ainsi de façon ostensible un genre encore non répertorié par les poétiques en langue vulgaire sous une étiquette au demeurant toute nouvelle pour la poésie française32.

img-3-small450.png

Fig. 4 — Amadis Jamyn, Les Œuvres poétiques, Paris, de l’imprimerie de Robert Estienne, par Mamert Patisson, 1575

15 Par ailleurs, et pour en revenir à la question de l’incipit, elle souligne de façon évidente à quel point les genres poétiques ne sont pas tous égaux à son endroit : dans l’épitaphe, comme dans l’épithalame ou le généthliaque, c’est bien sûr le nom du (ou des) personnage(s) évoqué(s) qui est important et mis en avant. En revanche, certaines formes poétiques semblent particulièrement aptes à être identifiées par le premier vers : c’est d’abord et avant tout le cas du sonnet, forme qui n’a quasiment jamais connu de titre, comme, ici, de l’ode, de l’élégie et de l’épigramme33. À ce titre, ce que souligne l’indexation, discriminante, du vers liminaire, c’est que dans ces genres-là, l’incipit joue un rôle essentiel, puisque c’est notamment grâce à lui que le lecteur pourra retrouver le texte en question. Sésame permettant un accès à l’entier du poème, il constitue le lieu de mémoire privilégié des sonnets notamment — ce qui nécessite de revenir en arrière, plus précisément, sur l’archéologie de cet outillage et sur ce que l’indexation des incipit peut nous apprendre des pratiques de lecture comme des pratiques d’écriture et de récriture.

L’incipit et sa table : réflexions et hypothèses

16 Comme on l’a vu, la présence marquée d’une table autonome des incipit dans des recueils poétiques est pour une large part contemporaine de la mode des Amours et, pourrait-on dire, sans doute consubstantielle à elle — et au sonnet, son genre de prédilection. De fait, le répertoire des incipit va souvent faire partie de l’appareillage des canzonieri français, et le fait que Délie, puis Les Amours de Cassandre en soient les premiers témoins ne doit sans doute rien au hasard.

17 C’est, comme on le sait, que ces recueils français cherchent à concurrencer Pétrarque et à reproduire du même coup le livre de poésie amoureuse tel qu’il s’est imposé en Italie34. Or la plupart des éditions de Pétrarque dont les poètes pouvaient disposer, qu’elles soient italiennes ou françaises35, comportaient justement de façon régulière une table des incipit [fig. 5]. Les anthologies de poésie néopétrarquiste adoptaient à leur tour une présentation analogue : il en va ainsi des Rime diverse di molti eccellentissimi autori, parues à Venise en 1545, 1546, 1549 chez Gabriele Giolito, pillées par Du Bellay, Ronsard et leurs amis. Par ailleurs, les premières traductions en français de Pétrarque, celles de Clément Marot, comme celles de Jacques Peletier, sont systématiquement précédées du rappel en italien de l’incipit pétrarquien36 [fig. 6]. Aussi adopter, pour Scève comme pour Ronsard, une table recensant leurs premiers vers est-ce bien « pétrarquiser », soit reproduire la forme même du livre de Pétrarque.

img-4.png

Fig. 5 — Il Petrarcha, con l'espositione d'Alessandro Vellutello, di novo ristampato con più cose utili in varii luoghi aggiunte, Venise, Giolitto, 1550

img-5.png

Fig. 6 - Six sonnetz de Petrarque sur la mort de sa dame Laure, traduictz d'italien en françois par Clément Marot, Paris, Gilles Corrozet, [1541-1543]

18 Cette mise en valeur du vers initial en dit long sur la manière dont on a lu Pétrarque en Italie, dont on le lit, lui et ses épigones, en France, dont les poètes français enfin vont être lus à leur tour. La présence d’une table des incipit nous renseigne en effet sur la manière non linéaire mais, au contraire, anthologique et sélective, dont on peut aussi lire le Canzoniere, puis les différents canzonieri : assurément, à côté de la lecture cursive ou continue (ou combinée à elle), existe-t-il, pour l’amateur de poésie, la possibilité d’une lecture « à pièces décousues »37. Elle nous renseigne plus encore sur le fait que Pétrarque est connu, retenu et mémorisé à partir des attaques de ses poèmes, sonnets et canzone, et, par conséquent, sur le fait que l’incipit constitue un des lieux stratégiques de l’imitation pétrarquiste. Du Bellay, Ronsard, Baïf plus encore que Scève imitent souvent Pétrarque par son premier vers, celui-ci servant de signal intertextuel ou de « sésame identificatoire »38. C’est au demeurant ce que souligne à plusieurs reprises Marc-Antoine Muret qui invite le lecteur des Amours de Ronsard à une lecture comparative : « Le commencement semble estre pris d’un de Petrarque qui commence ainsi » (S. 10), « Tel presque un Sonnet de Pétrarque qui se commence » (S12), « Ce commencement est de Pétrarque » (S. 14), « Ainsi commence un Sonet de Petrarque » (S. 55). « Ce commencement est de Bembo » (S. 157). Dans la plupart des cas, Muret ne se contente pas de signaler le parallèle, mais en profite pour citer le premier vers de Pétrarque ou de Bembo (ou le poème entier), invitant son lecteur à effectuer la comparaison, à apprécier la variation, à exercer son jugement critique. De façon logique, ces incipit, sans cesse retouchés par Ronsard qui en a très tôt compris le prix39, contiennent plus facilement chez lui comme chez d’autres des termes rares, calques du lexique pétrarquien ou pétrarquiste, servant à marquer la relation généalogique des poètes français au(x) poète(s) italien(s)40.

19 Souvenir du livre de Pétrarque, la table des incipit qui accompagne peu à peu le livre de poésie d’amour à la française, si elle invite dans un premier temps le lecteur, au vu de tel ou tel énoncé qui lui rappelle le Canzoniere, à aller comparer poètes français et transalpins, permet assez vite de comparer les poètes français entre eux, puisque ceux-ci réécrivent les attaques du Toscan et de ses imitateurs italiens comme du Vendômois par un jeu d’émulation incessant qui finira par toucher l’Europe tout entière ainsi que le montrent les infinies variations sur le Qui vuol veder (S. 248) de Pétrarque comme sur le Qui voudra voir (S.1) ronsardien41. Réputé sans charme aucun ni intérêt autre qu’utilitaire, l’espace tabulaire qui dresse l’inventaire des premiers vers (ou des premiers hémistiches) d’un poète constitue pourtant souvent le lieu privilégié d’un dialogisme généralisé où le lecteur d’une Renaissance au long cours entend les plus grandes voix de la poésie, à côté des plus modestes, se croiser et se répondre.

*

20 Périphérique par sa position, ce drôle d’objet qu’est le catalogue des incipit pourrait s’avérer sinon bien sûr central, du moins éclairant pour réfléchir aux pratiques de lecture42 comme aux pratiques d’écriture de la poésie. En prélevant l’incipit, la table émet une consigne implicite pour le lecteur, tout en nous renseignant de façon indirecte sur le soin soucieux, médité, qu’un poète du temps de l’imitation généralisée a dû accorder à l’attaque de son poème. Elle nous livre ainsi un renseignement sur la composition du sonnet notamment, renseignement que l’on ne retrouve de façon étonnante dans aucune des poétiques de la Renaissance qui concentrent leurs observations, pour la topographie de cette forme, sur la seule chute du poème, sur la recherche de la pointe finale, sur le dernier (et non le premier) vers. À sa manière, comme on l’a vu, la table des matières donne une image organisée du recueil tout en étiquetant et en désignant les productions recensées. L’une comme l’autre réalisent ce qu’on pourrait appeler des poétiques hors des poétiques.