Colloques en ligne

Katarina Melic

La fiction de l’Histoire dans Un tombeau pour Boris Davidovitch de Danilo Kis

L’intelligence oublie, l’imagination n’oublie jamais. Peter Handke

1Penser à l’Histoire, se penser dans l’Histoire, repenser l’Histoire sont des constantes qui apparaissent dans la littérature postmoderne qui se caractérise, selon Jean‑François Lyotard, par « l’incrédulité à l’égard des métarécits ». Par métarécits, il comprend les discours philosophiques et politiques, des récits à fonction légitimante, tel celui de l’Histoire, qui ont eu pour but d’ancrer le sujet dans un contexte politique, culturel ou social à travers diverses stratégies discursives. On remet ainsi en question les procédés narratifs de l’Histoire, les connaissances historiques et la notion d’une seule et unique réalité quant au passé. On affirme l’incertitude épistémologique de l’époque postmoderne. On s’interroge sur les rapports entre les récits et l’Histoire, sur la question de savoir dans quelle mesure le narratif peut contribuer à restituer l’Histoire.

2Ce phénomène, selon lequel le roman interroge un des lieux des grands savoirs, est intéressant dans la mesure où il met en évidence une fonction importante dans les discours théoriques et romanesques. Il s’effectue un croisement significatif entre la théorie et la fiction. C’est le cas du roman historique postmoderne qui dit en d’autres mots — ceux qu’on appelle « le fictif » — et en utilisant des stratégies narratives qui lui sont propres — l’essentiel de la pensée historiographique récente. Le roman historique postmoderne est un roman qui, tout en possédant des traits formels postmodernes, a une dimension historique qui est problématisée de l’intérieur. Ce roman, tout en mettant en valeur l’Histoire et l’importance d’une contextualisation historique, remet en cause la légitimation de ce savoir. L’Histoire en tant que métarécit est rejetée, elle n’est plus une croyance universelle. On insiste sur le fait qu’il est impossible de cerner la vision/version définitive du passé historiques. Les narrateurs des romans historiques postmodernes mettent en cause non seulement la notion même d’Histoire, mais ils problématisent le passé en offrant leurs versions comme autant d’alternatives aux interprétations supposément justifiées par les outils de recherches de l’historien — tels les photographies, les lettres, les dossiers officiels, les documents d’archives, etc. Dans le roman historique postmoderne, l’Histoire perd son statut véridictoire, objectif, totalisant et scientifique. Pour des historiens comme Louis Mink, Paul Veyne, Hayden White, il faut insister sur le caractère essentiellement fictionnel de toute narration historique et sur la part incontournable de la littérature dans l’historiographie ; les romanciers prennent conscience des possibilités qu’offre la réécriture des histoires lesquelles existent déjà et peuvent être ainsi actualisées ou réactualisées.

3Ces réflexions serviront de point de départ à notre étude de la fiction de l’Histoire dans le roman historique postmoderne de Danilo Kis, Un Tombeau pour Boris Davidovitch1. Tel un chirurgien, Danilo Kis procède à une « leçon d’anatomie » de l’Histoire et la dissèque par le biais de différents procédés littéraires, qui opèrent aux frontières entre le réel et l’imaginaire révélant ainsi les falsifications qui la construisent. À partir de ces procédés minutieusement reconstitués, Kis perçoit et dévoile une des plus importantes dimensions de tout pouvoir autoritaire — l’art du mensonge, de la mise en scène, de la censure de sorte que l’Histoire « connaissance objective, mue par la curiosité désintéressée » (P. Veyne) s’avère être une gigantesque mystification et, telle une pyramide de cartes (d’aveux, de témoignages, de procès-verbaux, de faits, etc.) s’effondre.

Des jeux contradictoires de l’Histoire & de la littérature

4« Un livre qui ne contient pas son contre‑livre, c’est un livre incomplet » note Borgès, auteur du volume intitulé Histoire Universelle de l’Infamie. Pour Danilo Kis, ce livre ne contient que des histoires dérisoires parlant de criminels, de pirates et de bandits car la véritable histoire de l’infamie, ce sont les camps de concentration : davantage ceux de l’Union Soviétique avec des millions de disparus à l’arrière-plan, dans un pays censé incarner des idéaux progressistes, humanistes, que les camps nazis qui étaient en somme une conséquence logique du système. Danilo Kis a considéré comme un devoir moral après avoir parlé dans certains de ses livres de la terreur nazie, d’aborder sous une forme littéraire, un phénomène crucial du siècle, celui qui a donné lieu aux camps de concentration soviétiques. Un Tombeau pour Boris Davidovitch est aussi, en un sens, un contre‑livre par rapport à celui de Borgès.

5Les sept récits de ce livre, dont le sous‑titre est 7 chapitres d’une même histoire, différent par les lieux et les personnes, mais parlent tous de la réalité de la tourmente, des procès, des camps, des liquidations qui ont sévi en Europe de l’Est dans les années trente. Ce livre représente la biographie de révolutionnaires, de bagnards ou de terroristes, tous convaincus de leurs croyances, tous victimes des mécanismes de la répression stalinienne. Leur engagement dans la lutte communiste, leur parcours dans une Europe en effervescence (Bucovine, Pologne, Irlande, Espagne, Hongrie, France, Union Soviétique) jusqu’aux camps de la Kolyma ne figureront jamais dans la très officielle Encyclopédie Granat où sont répertoriées 246 biographies et autobiographies autorisées des grands hommes et des acteurs de la révolution. Il s’agit de fortes individualités plongées dans le courant de l’Histoire à des moments importants de la réalité historique, d’individualités emportées par le tourbillon/cauchemar de l’Histoire, mais qui veulent cependant conserver leur individualité, s’isoler dans une époque anti-individualiste. Dans le pays du mensonge, leur vérité, leur sincérité n’apparaitra pas même dans les procès-verbaux truqués des interrogatoires de la NKVD2.

6Il y a plusieurs manières de parler de l’horreur. La plus réaliste n’est pas la plus suggestive. Les témoignages directs, si sincères et si émouvants soient-ils, transportent difficilement au cœur de la réalité. Les statistiques transforment en chiffres abstraits une impossible addition d’épouvantes individuelles. Les rapports, les études, les dossiers les plus fouillés contribuent moins à une prise de conscience personnelle de ces holocaustes que des livres, des récits, des court-métrages. Que signifient six millions de morts si on ne voit pas un seul et unique individu avec son visage, son corps et sa propre histoire - quand on sait que les grands chiffres ont un pouvoir de déréalisation ? D’ailleurs, une des questions esthétiques que se pose à ce sujet Danilo Kis est la suivante : comment raconter cette moderne histoire de l’infamie, les camps de concentration, les persécutions sans sombrer dans le pathétique, et utiliser l’ironie, instrument essentiel contre le pathétique, sans que cette ironie devienne cynisme ?

7Selon Danilo Kis, la littérature doit corriger l’Histoire, parce que l’Histoire est généralité tandis que la littérature est concrète. L’Histoire, c’est le nombre, le pluriel alors que la littérature, c’est le singulier, l’individu(el). Quand il emploie le mot « corriger », l’écrivain sous-entend : comment donner à l’indifférence de l’Histoire le ton du concret et de la véracité sinon par l’utilisation de documents authentiques, de lettres et d’objets portant trace de concrétude ? La littérature est la concrétisation de l’abstrait de l’Histoire, car si l’écrivain se fie uniquement à l’imagination, il court le danger de retomber dans l’abstrait. La littérature doit donc corriger l’Histoire en la concrétisant. Le but de Kis est de donner à chaque individu victime de l’Histoire, son visage et son histoire. Pour cela, la littérature ne doit pas se fier uniquement à l’imagination. D’où la nécessité de se servir de documents, de traces, de fragments de vie, et de là, essayer de construire une image « véridique » de la totalité. Ceci peut se révéler par ailleurs problématique : il faut, en effet, s’efforcer de ne pas ensevelir l’écriture, sous une avalanche de faits, de détails, de témoignages tout en conservant au livre son caractère polémique. Dans Un Tombeau pour Boris Davidovitch, la réalité est attestée par des documents et par des témoignages :

Ce récit, né dans le doute et l’incertitude, a le seul malheur (que certains nomment chance) d’être vrai : il a été consigné par des mains honnêtes et d’après des témoignages sûrs.(p. 7)

8Toutefois, Danilo Kis précise dans l’incipit que son récit, bien que reposant sur des documents, est un récit « né dans le doute et l’incertitude ». Kis tente de supprimer la confortable scission entre la réalité et la fiction en utilisant, à l’instar de Borges avant lui, des documents qu’il soumet à ce que les formalistes russes appelaient ostranenié, un procédé de singularisation pour rendre ces mêmes documents singuliers, étranges, afin de montrer la réalité dans toute sa beauté ou dans toute son horreur (par exemple, les Juifs dans ses livres, où « le Juif » devient le symbole de tous les parias de l’Histoire), sinon son livre ne serait qu’un essai historique. Il estime qu’il doit donner au lecteur des repères authentiques, trouver une ruse pour convaincre le lecteur, et lui-même, de la vérité de ce qu’il écrit sans pour autant tomber dans le leurre du « pouvoir tout dévoiler ». « Nommer, c’est réduire, dit-il, c’est enlever au lecteur la moitié du plaisir » ce qui, sur le plan esthétique peut causer des problèmes car il est difficile de parler d’un monde, d’une époque sans avoir recours à des clichés. Ainsi, Staline devient un portrait sur le mur du bureau de l’instructeur (« le portrait de celui en qui il fallait croire » (p. 20)), ou le nom d’un bateau qui suit un canal creusé par les déportés du Goulag. La fiction de Kis acquiert plus de réalité elle-même lorsqu’elle est évoquée de façon non-fictionnelle.

9Il présente ainsi des histoires sous la forme de documents, les documents devenant à leur tour une forme de fiction. On peut penser au paradoxe énoncé par Barthes3 à propos de la littérature : celle-ci est à la fois, par son essence, réaliste (elle vise toujours à représenter, à combler le gouffre existant entre le langage et le réel) et irréaliste (ce désir de combler ce gouffre est utopique car le réel est irreprésentable). Kis développe à l’extrême ce paradoxe — l’écriture a but, pour lui, de représenter la réalité en reconstruisant des périodes du passé, des vies de personnages historique, tout ceci en s’appuyant sur des documents donnant ainsi un cadre attesté à son récit. Mais son entreprise ne peut que se solder par un échec, car le réel est insaisissable, la mémoire lacunaire et les documents contradictoires ou falsifiés. Il est impossible de saisir la Totalité du monde, ne serait-ce que par l’écriture.

10L’un des chapitres d’Un Tombeau pour Boris Davidovitch (« Les Lions mécaniques ») raconte l’histoire authentique d’une manipulation dont a été victime Édouard Herriot. Visitant l’URSS dans les années trente, on l’a fait assister à un simulacre de cérémonie religieuse mis en scène spécialement pour lui. Des acteurs professionnels et improvisés (ceux-ci étant tous membres du Parti) participent à une messe dans une église depuis longtemps transformée en brasserie, et que l’on s’est empressé de restaurer pour l’occasion. Le but de cette représentation mensongère est de montrer au politicien français que la liberté du culte religieux est bel et bien existante en Union Soviétique. Édouard Herriot est berné et rentre en France, persuadé de la persistance en Union Soviétique de la liberté du culte. Le récit de cette visite historique permet à Kis de développer une autre histoire, celle de Tcheliousnikov, en lui donnant un fond authentique. Le procédé de Kis est le suivant : appuyer chaque récit sur un document historique, attesté, pour le « littérariser », et inversement, donner à certains récits purement imaginaires la forme même d’un document. De tels récits de mises en scène piégées sont nombreux dans l’œuvre de Kis qui pourrait être une anthologie du mensonge, de la tromperie, de la falsification. Les mensonges, les mystifications, les simulacres, les réécritures dont se sert Kis sont aussi les procédés courants des propagandes, des inquisitions, des pouvoirs totalitaires. L’auteur reprendrait ainsi au monde de l’imposture et des mystifications qu’il dénonce, ses propres formes pour les retourner contre lui. Kis combat les falsifications de l’Histoire ou les stratagèmes policiers par leurs propres moyens — en les poussant à leur extrême jusqu’à les renverser en leur contraire. Le paradoxe est le suivant : c’est en poussant à son comble l’art de la représentation piégée, de l’artifice donc, que Kis finit par produire un effet de vérité. Rien qui ne permette mieux de saisir de l’intérieur la logique criminelle et théâtralisée du stalinisme (ou la fiction de Staline) que le monde des stratagèmes, des manipulations et des machinations qu’évoquent ces 7 chapitres.

11Josip Vissarionovitch Djougatchvili, alias Staline, usait d’une technique de gouvernement assez simple, empruntée soi-disant à la valse viennoise, qui est fondée sur le principe des trois temps :

121) Premier temps : la révolution doit être confiée aux révolutionnaires. Plus l’entreprise s’avère difficile, plus ses acteurs seront durs, purs, sans faille.

132) Deuxième temps : le révolutionnaire ayant accompli son travail, il y a gagné en autorité, voire en popularité. Il est donc susceptible de représenter un danger, une concurrence, vis-à-vis du pouvoir central. Il faut donc s’en débarrasser.

143) Troisième temps : exécution. Plus la nature des crimes reprochés au fidèle révolutionnaire sera monstrueuse, incroyable et incompatible avec sa personnalité, plus l’opération frappera l’esprit des masses.

15Ne reste alors qu’à donner au mensonge une forme fictive. Parce que l’accusation est énorme (et il entre dans sa nature de l’être), le prisonnier se rebelle : pour le mater, pour qu’il accepte l’inacceptable, l’instructeur a recours à l’intimidation, au chantage, à la torture, etc. Danilo Kis apporte ici une correction au livre de Arthur Kœstler, Le Zéro et l’Infini. Les témoignages des révolutionnaires ne leur étaient pas arrachés à l’aide d’arguments idéologiques, comme le pensait à l’époque Kœstler, mais sous la torture qui ne laissait souvent de l’accusé « qu’une écorce humaine vide, un tas de viande pourrie et ravagée » (p. 110). Bourreau et victime savent bien que les aveux recueillis seront des contre-vérités car il s’agit de rendre crédible un mensonge global en s’appuyant sur des mensonges de détails. Boris Davidovitch Novski, dans la nouvelle qui porte son nom, est soumis à un procédé d’extorsion d’aveux de la part du KGB ; ce procédé relève lui aussi de la mise en scène — on tue un jeune homme innocent, lequel lui ressemble, s’il n’avoue pas :

[...] chaque jour de son existence sera payée d’une vie humaine ; la perfection de sa biographie sera détruite, l’œuvre de sa vie (sa vie)4 sera défigurée par les dernières pages. (p. 113)

16C’est par la ruse, à son tour, qu’il défie ses bourreaux — il truffe ses aveux de contradictions et d’aveux exagérés afin de suggérer aux futurs historiens que tout l’édifice de ses aveux ne repose que sur des mensonges arrachés obtenus sous la torture. La question posée est de savoir si un homme « sous l’emprise de la peur et du désespoir est capable de donner une force telle à ses arguments et à son expérience qu’il puisse ébranler sans pression extérieure ni contrainte, la conscience de deux autres hommes, dans tout ce qu’ils ont hérité du passé, de leur éducation, de leurs lectures, de l’habitude et du dressage » (p. 34). Seuls des aveux bien construits, des mensonges suffisamment convaincants peuvent parvenir à sauver l’homme ou sa mémoire. Au révolutionnaire professionnel qui veut sauver son passé de légende et faire de sa résistance aux supplices « la dernière page d’une autobiographie écrite pendant les quarante années de sa vie consciente, avec son sang et son cerveau » (p. 110), une page qui devient la somme et le summun de son existence, l’instructeur Fédioukine oppose la mise en scène cruelle  de celui qui veut la destruction du mythe Novski et doit, par conséquent, arracher à sa victime l’aveu que sa version à lui est la bonne. Tous deux agissent pour des motifs qui dépassent des buts étroits : Novski se bat pour conserver dans la mort, dans sa chute, la dignité non seulement de sa propre image, mais aussi de l’image du révolutionnaire en général, tandis que Fédioukine s’efforce, dans sa quête de fiction5 et des suppositions, de conserver la rigueur et l’esprit de la justice révolutionnaire et de ceux qui la rendent :

Chacun d’eux [Fédioukine et Novski] essaie d’y mettre une part de ses passions, de ses convictions, sa vision du monde6 d’un point de vue plus large. (p. 116)

17Il vaut mieux, pour Fédioukine, que souffre la prétendue vérité d’un seul homme plutôt que soient remis en question, à cause de lui, les principes et les intérêts majeurs :

Ainsi pour toutes ces raisons, devenait l’ennemi mortel de Fédioukine, quiconque ne pouvait pas comprendre ce fait simple, évident, que signer des aveux au nom du devoir n’était pas seulement une affaire d’honneur logique, mais aussi de morale, donc un acte digne de respect. (p. 118)

18Ce faisant, la victime et le bourreau, manipulant chacun les faits et les hypothèses, colmatant les brèches avec des épisodes inventés et jouant des sous-entendus, se battent des nuits entières avec le texte jusqu’au moment où le manuscrit définitif des aveux sanctionne le triomphe de celui qui a su imposer sa version, à savoir l’instructeur Fédioukine lequel est capable de prendre ses hypothèses « pour une réalité vivante plus vraie que le brouillard des faits » (p. 121).

Une troublante réécriture ou la force d’illusion des truquages

19Un Tombeau pour Boris Davidovitch met en œuvre un procédé inauguré par Borges, et ce procédé n’est rien d’autre que le savoir-faire dans l’utilisation et la manipulation des matériaux documentaires, techniques. Ce procédé n’est qu’un des aspects de la singularisation, laquelle consiste à doter un texte de pure fiction de traits d’un texte documentaire, à donner à une fiction une non‑fiction, en conférant un aspect documentaire à un pur produit de l’imagination, en faisant passer certaines données reconnaissables — comme la fameuse description de la cathédrale Sainte-Sophie à Kiev — pour une paraphrase d’un texte que l’on peut consulter, afin de constater les analogies et les différences. Le lecteur, à partir de cela, croit que tous les autres « documents », ou presque tous, sont faits sur le même principe. Le narrateur se donne souvent l’air de collationner des témoignages ou d’assembler des documents ; l’imagination ne supplée au récit que quand celui-ci, par le malheur des histoires vraies mais incomplètes, fait défaut. Il procède par renvois et échos — ainsi les mêmes « bottes framboise rutilantes » apparaissent dans plusieurs nouvelles mais portées chaque fois par diverses personnes. Non seulement l’imagination n’est pas là pour recoller les morceaux d’une histoire démembrée et rétablir la continuité, la conséquence et la vraisemblance, mais elle entre en une sorte de compétition avec les documents que le narrateur suit, ou feint de suivre, et, peu à peu, entreprend de cerner une vérité que les sources fiables ne donnent jamais d’elles-mêmes :

Cependant une étrange nécessité créatrice d’ajouter au document authentique, sans réel besoin peut-être, des couleurs, des sons et des odeurs [...] me permet d’imaginer ce qui ne figure pas dans le récit de Tchéliousnikov. (p. 55)

20Ce procédé qui opère aux frontières entre réel et imaginaire permet à Kis de dévoiler les fondements d’une Histoire à ce jour méconnue, de dénoncer ce monde totalitaire plus fortement que ne pourrait le faire un texte historiographique. Dans le premier chapitre, ou volet de cette histoire de l’infamie, « Un couteau au manche en bois de rose », le narrateur explique que son but a été de forger une langue universelle de l’horreur, tâche qu’il ne parvient pas à accomplir. C’est un essai de reconstruction du « moment terrifique de Babel » présent dans la réalité post-révolutionnaire de l’Europe de l’Est et qui se résume dans la destinée d’une femme juive, dans sa mort qui est une image symbolique de la nouvelle tour de Babel :

Si le narrateur pouvait donc atteindre à cet instant de bouleversement babylonien, inaccessible et terrifiant, on pourrait même entendre les humbles prières de Hana Krzyzewska et ses horribles supplications, dites en roumain, en polonais, puis en ukrainien (comme si la question de sa mort n’était que la conséquence d’une tragique méprise), comme on pourrait entendre son délire se transformer, à l’instant du dernier spasme et de l’apaisement, en prière pour les morts, dite en hébreu, langue des commencements et de la mort. (p. 7)

21La plupart des protagonistes du livre sont juifs ou d’origine juive, comme Kis, ce qui rend intéressante la question de cette nouvelle tour de Babel. La punition mythique imposée par Dieu — la confusion des langues — atteint son point culminant dans l’histoire européenne du 20e siècle. Ayant adopté le russe comme langue officielle, le Komintern a tenté d’édifier une nouvelle tour, tout en déniant toute autorité religieuse et en s’accaparant tout le pouvoir. Kis renverse la métaphore de cette langue universelle, déconstruit cette nouvelle tour de Babel, pour montrer les horreurs qui en ont découlé, horreurs qui sont généralement « la conséquence d’une tragique méprise » (p. 7).

22Un des 7 chapitres souligne l’analogie entre l’oppression stalinienne et certaines méthodes de l’Inquisition. Ce chapitre, intitulé « Chiens et livres », est une transcription à peine modifiée d’un registre de l’Inquisition du quatorzième siècle, conservé dans la bibliothèque du Vatican7 ; en lisant la confession du juif Baruch David Neuman, tombé en 1330 entre les mains de l’Inquisition toulousaine, le lecteur peut voir que, avant la Grande Terreur, les bourreaux de « l’archipel chrétien » utilisaient des supplices identiques à ceux qu’infligent à leurs victimes, en vue d’autres abjurations, les instructeurs staliniens:

[...] et l’homme se présenta devant lui dans la grande salle de l’évêché, qui communiquait par une porte à gauche avec la chambre des tortures. Monseigneur Jacques demanda que l’on conduisît ledit Baruch par cette pièce pour rappeler à sa mémoire les instruments que dans sa miséricorde Dieu a mis entre nos mains au service de Sa Sainte foi et pour le salut de l’âme humaine.

Nous sommes les soldats du Christ et nous avons la permission des autorités de séparer les gens contagieux des gens saints, ceux qui doutent de ceux qui croient.

23Fédioukine méprise ceux qui ne parviennent pas à se placer dans un système de valeurs supérieur, « en regard d’une justice supérieure qui exige que l’on se sacrifie pour elle et ne peut tenir compte des faiblesses humaines. » Pour lui, signer des aveux au nom du devoir n’est pas seulement une affaire d’honneur, mais aussi de morale, et représente ainsi un acte digne de respect. Le nom de Staline (« en acier ») rappelle le nom de l’inquisiteur qui a interrogé Neuman — Jean Gui « en fer8 ». Boris Davidovitch Novski ne veut pas gâcher sa biographie, Baruch David Neuman veut vivre en paix avec lui-même et non avec le monde. Boris Davidovitch finit sa vie en se jetant dans un chaudron bouillant de scories liquides en 1937, mais le lecteur apprend ensuite qu’il aurait été vu à Moscou en 1956 selon une source du journal Le Times, « qui visiblement, selon la bonne vieille tradition anglaise, croit toujours aux fantômes ». Après avoir été converti sous la torture, Baruch David Neuman revient chaque fois qu’il le peut à sa première religion, et comparaît ainsi plusieurs fois devant le tribunal de l’Inquisition. Lors de l’interrogatoire à Pomiers (décembre 1330), à la question de l’Inquisiteur : pourquoi vous exposez-vous volontairement aux dangers d’une pensée hérétique ?, il répond: parce que je veux vivre en paix avec moi-même et non avec le monde. Le dernier jugement porte la date du 20 novembre 1337, mais il n’est pas précisé si Baruch David Neuman est mort sous la torture, ou vingt ans plus tard, brûlé sur le bûcher pour le même délit de « pensée ». Dans un temps, dans un espace différent, un autre tombeau vide d’un homme qui pensait autrement. La constance des convictions morales, le sang versé des victimes, la similitude des noms (Boris Davidovitch Novski et Baruch David Neuman), la concordance des dates d’arrestation de Novski et Neuman (le même jour du fatal mois de décembre, à six siècles de distance 1330 ...1930) apparaissent comme une illustration de la doctrine de l’évolution cyclique des temps. Boris Davidovitch ne serait-il qu’une réincarnation de Baruch David Neuman ? L’Histoire n’a-t-elle que la forme d’un cercle. Le livre trouve sa forme parfaite dans ce mouvement éternellement recommencé. L’écriture devient le cénotaphe non seulement de Boris Davidovitch, figure centrale autour de laquelle les autres récits du livre se disposent pour en composer le tombeau (son tombeau n’existe que dans le titre du roman), mais aussi des milliers de victimes anonymes de l’oppression politique.

24Dans Un Tombeau pour Boris Davidovitch, la part de la reconstruction imaginaire est impossible à distinguer de celle des mémoires et des témoignages — la documentation elle-même pouvant parfois être soupçonnée d’être falsifiée, ou carrément inventée. Les notes en bas de page, les références, les citations, comme la plupart des noms de personnages sont tous apocryphes. Ce brouillage suscite un renversement : le plus souvent, chez Kis, c’est la part documentaire ou véridique qui semble fantastique, invraisemblable (et c’est même en fonction de cette étrangeté qu’il choisit ses sujets) — cependant que la part de fiction ou d’imagination apparaît, elle, comme vraisemblable, authentique. Ces récits sont troublants, comme le remarque Guy Scarpetta9, car ils font jouer chez le lecteur, des mécanismes rationnels et intellectuels — repérer l’envers du décor, constater que l’Histoire est perçue comme un théâtre truqué, où l’envers du décor est encore un décor, dégager une vérité masquée ou dissimulée, et une sorte de révélation de sa position même de lecture — il n’y a pas de lecture sans que le lecteur ne soit aussi invité à participer à l’illusion, à prendre des signes pour la réalité. Le lecteur tombe ainsi dans un piège car c’est à lui que revient non seulement la tâche de percevoir dans les pièges reconstitués et démontés en même temps la pratique du mensonge institutionnalisé et des mises en scènes omniprésentes qui caractérisent tous les pouvoirs autoritaires, mais aussi de relever les procédés de la narration même. Il s’opère un retournement paradoxal : c’est l’Histoire qui relève du simulacre, et l’écriture de la vérité. Mais le doute finit par s’étendre au statut même des divers éléments du puzzle qu’est l’Histoire que lecteur lit/lie. Le parti pris à prendre pour le lecteur n’est pas focalisé d’avance par un narrateur‑commentateur : rien ne permet de garantir que cette écriture n’est pas une machination de plus, un degré supplémentaire dans la falsification puisque Kis relie ensemble des épisodes, procède par renvois et échos. Kis fait bien comprendre que c’est une littérature dont le lecteur ne sort pas indemne. Il peut aussi bien se reconnaître dans les « piégeurs » que dans les « piégés » car il n’y a pas de position hors-jeu. L’idée de « représentation » de la réalité est, dans les textes de Kis, soumise à un soupçon. Le texte ne dissimule pas ses procédés, ses stratagèmes et artifices, mais les reprend dans une dimension ludique. C’est ainsi que Kis s’emploie à tromper le lecteur, puis à le détromper, tout en le trompant à nouveau (le lecteur finit par se demander où s’arrête la fiction et où commence la vérité), comme si chaque illusion recouvrait une autre illusion (on pourrait parler d’aporie de la vérité), chaque masque un autre masque, à l’infini. Où la vérité elle-même risque de devenir un simulacre. En ouvrant ainsi des brèches dans ce que le lecteur peut tenir comme faits et vérités indiscutables, Kis montrerait que tout récit prétendant énoncer la vérité serait un système totalitaire car le récit est avant tout un produit du langage — un ensemble de procédés et d’artifices.