Colloques en ligne

Sylvain Santi

Le rire à Charles

1Ce texte est une tentative de mettre des mots sur la qualité du rire qu’a provoqué en moi une performance de Charles Pennequin et Camille Escudero1.

*

2 Abordée sous l’angle de l’esthétique, la question du comique amène Bergson à dégager deux idées de l’art sensiblement différentes. C’est à partir d’elles qu’il pourra proposer une définition de la comédie. L’art peut aussi bien être au service de la vie que s’opposer à elle. Soit il use des artifices comiques pour mieux châtier les comportements qui dérogent aux normes établies ; soit il s’attelle à saisir « des êtres réels, individuels, temporels, que nous masque notre perception habituelle, spatiale, sociale, vitale2. »

3 La comédie conjugue ces deux idées de l’art. Elle est par excellence cet art qui condamne et rappelle à l’ordre. Mais elle ne parvient pas moins, dans ses formes les plus hautes, à un dévoilement des singularités individuelles — c’est pour cette raison précise que Bergson admire les grandes comédies de Molière, à commencer par Le Misanthrope.

4 L’art mixte de la comédie dégage ainsi deux pôles : celui du châtiment opposé à celui du dévoilement. Je crois qu’il est assez évident que, dans la pratique de Pennequin, tous les principaux procédés poétiques utilisés sont peu ou prou subordonnés à ce que décrit le second de ces pôles. Ainsi, à la lecture du Rire, les passages qui font le plus écho au rire dont je veux mieux cerner la nature sont précisément ceux où Bergson s’éloigne du comique stricto sensu.

5 À commencer par celui-ci qui clôt une réflexion consacrée à l’art du caricaturiste. Bergson y propose une synthèse qui oppose la matière à l’âme, pour mieux montrer comment le comique relève moins d’une appréciation esthétique que d’une évaluation vitale du corps. L’âme, écrit-il, est « infiniment souple, éternellement mobile, soustraite à la pesanteur parce que ce n’est pas la terre qui l’attire3. ». L’âme communique au corps quelque chose de sa « légèreté ailée ». Mais la matière résiste. Elle s’obstine à « fixer » et « solidifier » cette mobilité. Elle persiste à « faire dégénérer en automatisme » la vie de l’âme en mouvement. Les réussites de la matière produisent des corps comiques. Des corps où la grâce s’est absentée ; où rien ne demeure de la légèreté du vivant passée dans la matière — c’est pourquoi le comique est « plutôt raideur que laideur4 ».

6 À première vue, et sans trop de rigueur, il est tentant d’affirmer que Pennequin travaille à produire un corps comique, un corps pesant de toute sa matière, un corps où la pesanteur de la matérialité récuse la légèreté ailée. À l’appui de cette affirmation, il suffira de citer ce moment spectaculaire des Actes des tritures où le visage de Pennequin se comprime sous l’effet d’une grossière bande adhésive dont le poète s’entoure la tête sans ménagement afin de faire tenir un feutre sur le haut du crâne. Ce visage comprimé, boursoufflé, est disponible presque à volonté dans nombre de vidéos postées par Pennequin, lesquelles offrent autant de variations de cette exposition ostensible de la matérialité d’un corps mis en action — ce que Pennequin aime nommer « gesticulation », désignant par-là une « dimension non policée et excessive, grossière des gestes effectués, non chorégraphiés ou scénographiés5 ». Ces nombreux enregistrements d’improvisation bruts et directs se réduisent souvent à un plan fixe, continu, rapproché, « braqué sur le visage ou le buste du poète » qui s’applique laborieusement à explorer les modalités de sa diction. Concourt aussi à la manifestation de la matérialité du corps la qualité « standard voire médiocre » des vidéos elles-mêmes, lesquelles, « pour mieux capter l’instant de manière brute, frontale, directe », ne sont ni reprises ni retravaillées6. C’est un euphémisme de dire que ce corps-là — et en particulier ce visage — se donne à voir sans fard quand, de surcroît, les angles choisis et la lumière souvent violente accentuent la crudité de ce qui s’expose au regard7. Ces vidéos révèlent ainsi une possible modalité de cette écriture « au ras des pâquerettes » dont Pennequin se réclame. Elles déclinent ce que d’aucuns choisissent de nommer une poétique de l’idiotie8, laquelle souvent s’articule autour d’un seul mot ou d’une seule expression : baroque, au secours, spectacle, je jouis, j’en ai marre, ça a déjà été fait, j’ai ma tête rigolote, les zumains se voient pu’s, etc. Cette manière de moduler sa voix autour d’un unique élément constitue une sorte de machine aux mécanismes très apparents, très insistants. L’automatisme n’est pas seulement assumé, il est exhibé et revendiqué. Tout semble alors volontairement disposé au triomphe de la matière et à l’anéantissement de l’âme : Pennequin, dirait peut-être Bergson, sont de ceux dont l’art, « diabolique, relève le démon qu’avait terrassé l’ange9 ». Ce qui est vrai. Mais à la condition d’ajouter aussitôt que, si Pennequin relève le démon, c’est pour mieux, à sa manière, retrouver l’ange.

7 Pennequin décrit entre autres avec ces mots ce qui le requiert dans la création : « une envie de se sentir respirer dans la vie quotidienne, pour sortir de quelque chose… » ; « ça me fait respirer, ça me fait vivre »10, dit-il encore. Chez lui, le mot de « poésie » appelle souvent les mots de « vivant », « spontané », « libre », « libéré »… Une vitalité foncière est ainsi attestée, qui demande de reconsidérer la pesante, mais assumée, matérialité évoquée plus haut. L’hypothèse de faire un lien entre la vitalité que ces mots décèlent et ce que Bergson nomme l’âme ne me semble pas incongrue — cette âme qui renvoie à la dimension de souplesse, de mobilité, de création du vivant ; cette âme dont la légèreté se communique au corps qu’elle anime : « l’immatérialité qui passe ainsi dans la matière est ce qu’on appelle la grâce »11. La grâce est l’effet du mouvement de l’âme dans la matière. Il me semble que, chez Pennequin, la matérialité du corps, relayée par celle ô combien présente de la langue, n’est pas sans retrouver un tel mouvement, ni donc tutoyer cette grâce. Le surcroît de matérialité allié au surcroît d’automatisme renoue dans ses effets avec une dimension fondamentale de mouvement que les mots du poète Pennequin désignent très précisément : respirer, sortir, vivre, libérer. Ces mots qui décrivent les effets d’un travail poétique sur celui qui le mène peuvent aussi bien servir à évoquer les effets de qui le reçoit ou, plus justement, l’éprouve. L’écriture de Pennequin, quelle que soit sa modalité, est pour moi marquée par cette dimension d’épreuve. Elle exige beaucoup, demande des efforts et une certaine patience, celle liée au pari — une croyance est ainsi engagée — que, pour peu que le temps nécessaire lui soit accordé, temps d’ailleurs qu’il étire, ce travail produira quelque chose de l’ordre d’une libération, d’un soulagement peut-être aussi. Pour mieux caractériser les ressorts de cette épreuve, je m’appuierai une nouvelle fois sur un propos de Bergson, lequel sera aussi l’occasion de mieux souligner toute la proximité et l’écart de ce qu’il affirme avec ce que je veux décrire :

[La matière] voudrait fixer les mouvements intelligemment variés du corps en plis stupidement contractés, solidifier en grimaces durables les expressions mouvantes de la physionomie, imprimer enfin à toute la personne une attitude telle qu’elle paraisse enfoncée et absorbée dans la matérialité de quelque occupation mécanique au lieu de se renouveler sans cesse au contact d’un idéal vivant12.

8Il serait possible de réécrire ces quelques lignes à partir du travail poétique mené par Pennequin, nullement pour le corriger ou le contredire, mais pour montrer comment ce travail oriente ces propositions en direction d’un autre rire. Voici : Pennequin accentue les plis stupidement contractés du corps et de la langue, solidifie en grimaces furtives les expressions mouvantes de sa physionomie, imprime enfin à toute sa personne une attitude telle qu’elle paraisse enfoncée et absorbée dans la matérialité de quelque occupation mécanique, mais redonne ainsi des mouvements intelligemment variés au corps et à la langue, lesquels se renouvellent alors au contact d’un idéal vivant. Du mécanique libèrerait du vivant. Mais à quelles conditions ?

9 Il faut ici un exemple. Ce sera une vidéo d’environ quatre minutes et intitulée : Parle. Plan fixe. Caméra légèrement instable. Pennequin apparaît sur un fond blanc parsemé de lettres noires en désordre ; une bande son en arrière fond sonore répète le mot « parle ». Le torse nu, le poète se rapproche ou s’éloigne de la caméra en ne disant jamais à son tour que cet unique mot. Les variations sont multiples, souvent extrêmes : cris, grognements, espèces de râles, de suffocations ou d’étouffements que favorise le son explosif de l’occlusive dont, par ailleurs, le point d’articulation bilabiale fait de la bouche comme le creuset de toutes les déformations du visage.

10 Soit donc ce visage. La vidéo révèle un impressionnant défilé de visages, une succession de plis stupidement contractés, de visages solidifiés en grimaces. Une expression bouffonne peut faire rire13, mais ce n’est jamais que par accident. Ce visage n’a pas le temps d’être comique, si du moins le visage comique est le site d’un insistant raidissement, d’une fixité étrangère à toute nuance ou hésitation. Voilà plutôt un visage où défilent des fixités, des rigidités passagères, au rythme d’un mot qui prend corps, qui prend un corps. Le verbe se fait chair. La plasticité de la chair est à la disposition d’un mot qui la plie et la déplie jusqu’au retour furtif d’un visage silencieux à la fin de la vidéo — visage sur lequel sont passés furieusement tous les visages, visage lavé de tous ces visages qui encore le hantent. Pour violente et radicale que puisse être la démarche de Pennequin, cette violence et cette radicalité ne doivent pas voiler l’enjeu profond de l’affaire : ce travail extrême sur la diction d’un seul mot redonne au corps et à la langue — à la langue grâce au corps ; au corps grâce à la langue — des mouvements intelligemment variés qui les retrempent au contact du vivant. Il y a une grâce de et dans la disgrâce.

11 C’est bien une mobilité qui est cherchée dans cette surenchère de chair, une souplesse qui n’a nul autre site que ces plis et replis affolés de la langue et du corps mêlés. Ce travail sur l’expression ou le mot14 donne l’impression d’une certaine expérience des limites. Comme s’il s’agissait chaque fois d’étirer le sens en tous sens, de déceler le sens en puissance jusqu’au bord de la rupture. L’exploration insistante de ces confins à travers une variation effrénée de répétitions veut redonner du jeu à ça qui s’était rigidifié dans un usage et un sens et qui, par contrecoup, ne figeait pas moins qui s’y trouvait soumis — ce qui, en l’occurrence, est renforcé encore par la mise en abîme opéré par le mot choisi : « parle ». Cette âme incarnée, voire carnée, c’est ce que Pennequin nomme aussi respiration ou sortie, du moins me semble-t-il — quelque chose de l’ordre d’un affranchissement et d’une délivrance est alors engagé.

12 Mais il ne faut pas simplifier la nature de cette sortie : il faut revenir aux modalités de l’écriture qu’elle requiert. Cette succession effrénée des plis de la chair au gré des torsions d’un mot semble destinée à faire défiler toutes les manières, non pas seulement de dire, mais d’être — Parle offre une collection d’ethos. Nulle paix dans ces figements. Nul répit pour ces fixités qui s’entrechoquent et se chassent l’une l’autre. Là est peut-être l’essentiel de cette leçon : aucun pli ne l’emporte sur l’autre ; aucune variation ne s’impose ; aucune n’est élue, consacrée, ni même retenue ou simplement détachée. Alors le mot se gonfle en se vidant. C’est un même mouvement. Du poids étrange ainsi acquis, de cette pâteuse pesanteur, naît autre chose que la seule émancipation des sens et des usages figés : l’étirement poétique du mot « parle » est la tentative de frayer un chemin en direction de l’insensé du sens. Là est la légèreté la plus légère, la respiration la plus grande. Chaque variation poétique sur un mot ou une expression est chaque fois l’occasion de retrouver un peu de champ libre — de faire l’épreuve d’un peu de réel. Pennequin ne cherche aucun secret derrière les mots qu’il étreint, aucun sens caché. Il traque un reste. Mais chaque étreinte est la reconduction patiente et acharnée d’une leçon bien connue : le langage est moins que le réel ; ce moins est par là où le réel nous arrive. Pennequin n’enseigne rien ; il reconduit une épreuve dont il faut savoir apprendre. Chaque fois le défi insensé de tout dire est lancé ; chaque fois ce défi est relevé qui donne à vivre un constat : tout dire ne dit pas tout. En ce sens, c’est souvent déceptif une vidéo de Charles Pennequin. Ça laisse sur sa faim, et c’est là sa plus grande force.

13 Tout dire produit un reste — dire tant de fois le mot « parle » vise ce reste. Ce reste est sans doute la source de ce que le mot « rire » tentait de nommer à l’issue des Actes des tritures, où tant de fois avait été martelé le mot « baroque ». Un « rire » parce qu’il s’agit de l’épreuve d’une certaine dilatation dont les propres mots de Pennequin portent la trace — émancipation, respiration, libération. L’incompatibilité de ce « rire » et de l’ironie est désormais plus claire : le reste empêche toute position définitive d’autorité. Aucune autorité ne peut faire autorité sur ce reste qui l’excède. L’écriture de Pennequin est une expiation sans fin de l’autorité. Elle impose autoritairement la destitution de toute autorité. Elle peut être profondément ironique mais à la condition impérieuse que cette ironie s’ironise à son tour. Il faut encore des exemples. Le premier sera le début d’une performance datée de 2008 :

Nous sommes dans l’art. Nous sommes dans l’art. Nous sommes dans l’art. Nous sommes dans l’art. Nous sommes dans l’art et nous écrivons. Nous sommes dans l’art et nous écrivons et nous peignons. Nous sommes dans l’art. Nous sommes dans l’art. Nous sommes dans l’art et nous écrivons et nous peignons et nous dessinons. Nous sommes dans l’art. Nous sommes dans l’art. Nous sommes dans l’art et nous écrivons et nous peignons et nous dessinons et nous accrochons et nous filmons. Nous sommes dans l’art. Nous sommes dans l’art. Nous sommes dans l’art. Nous sommes dans l’art et nous disons : je n’écris pas, je n’écris pas, je n’écris pas, je voudrais vivre, je voudrais voir la vie. Nous sommes dans l’art et nous voyons la vie. Nous sommes dans l’art. Nous sommes dans l’art et nous voyons, nous voyons la vie, nous voulons vivre, nous voyons que la vie n’est pas la vie. Nous sommes dans l’art, nous sommes des artistes tous les artistes qui sont dans l’art. Nous sommes dans l’art, les artistes, nos n’écrivons pas, je n’écris pas, je n’écris pas, je ne parle pas, je ne vois pas, je veux voir, je veux voir le grand été noir, le grand été noir dans la tête des gens, je n’écris pas, je voudrais vivre, je veux vivre. Nous sommes dans l’art. Nous sommes dans l’art et nous vivons. Nous voulons la vie, nous voulons voir la vie, nous voulons la vie, et pas un seul, pas un seul, pas un seul ne voit la vie. Qui est-ce qu’a vu la vie ? Pas un seul artiste. De toute cette salle, de tout le monde et de tous les temps, pas un seul a survécu à la vie et Nous sommes dans l’art Nous sommes dans l’art. Nous sommes dans l’art et je dis : je n’écris pas, je n’écris pas, je n’écris pas, je voudrais éteindre un grand coup d’été noir dans la pensée15, la pensée un grand coup d’été noir dans la tête des gens, la tête des gens, qui déconne de partout, ça déconne de toute part en nous. Nous sommes dans l’art et nous déconnons.16

14Retranscription au moins maladroite. Retranscription évidemment impossible. Tant il est vrai qu’une performance ne vaut que pour une fois, et que sa captation vidéo n’est jamais qu’un pis-aller. Ces quelques lignes relevées ne sont donc que les traces de procédés parmi d’autres que le poète requiert pour se porter vers ce qui l’attire. Quelques traces significatives cependant qui, à leur mesure, permettent d’appréhender une manière de s’y prendre.

15 Mais avant de s’arrêter à ce qui se dit, il faut tenter de dire un mot, même rapide, du comment ça se dit. C’est soumis à de forts effets d’accélération qui poussent parfois la diction à la limite de la prononciation possible du mot, lequel flirte alors avec le borborygme ou le cri. Ce qui est particulièrement net avec le mot « art ». Mot dont les combinaisons du /a/ et du /r/ donnent lieu à de multiples réalisations phonétiques — le mot, tel un morceau de cire, semble s’étirer, s’allonger puis s’arrondir, se briser soudain comme du verre, s’hérisser, râper, racler… c’est immédiatement synesthésique. Ces accélérations sont profondément liées à des échauffements, des emportements vifs — comme s’il fallait aller toujours plus vite avec la pleine et claire conscience d’un retard impossible à rattraper, d’une distance impossible à combler. Là aussi, il s’agit d’un passage en revue à toute vitesse : ça passe, jamais ne s’attarde. Il y a chez Pennequin une manière de prendre le temps — de parcourir du temps à multiples vitesses avec cet art très concerté de faire enfler de la langue énorme pour accoucher d’une souris qui nous fait un regard de lapin pris dans des effarements.

16 Cette colère récurrente chez Pennequin, d’autant plus impressionnante qu’elle est rageusement adressée, mais précisément à personne, trouve ici son point d’appui avec une simple assertion : « Nous sommes dans l’art ». La première personne du pluriel renvoie au poète et à tous ceux qui, de près ou de loin, appartiennent à cet ensemble qui désigne l’art comme une fonction ou un métier. L’emploi de cette préposition ménage une dimension discrètement dérisoire à laquelle Pennequin, à force de variations, va donner toute son ampleur. Plus l’affirmation sera tonnée, clamée, hurlée, et plus ce qu’elle affirme sera peu sûr, précaire, inquiété et inquiétant. La vérité de l’assertion se fissure à mesure qu’elle est assertée ; elle se fissure, c’est-à-dire prolifère, se décline, varie, se cherche sans jamais donner l’impression de viser précisément quelque objet. Ce qui ouvre des séries d’antinomies comme celle-ci : cette écriture est déterminée à explorer l’indéterminé, décidée à exposer l’indécidable, résolue à traquer l’insaisissable, etc. Une tension est inscrite dans les mots qui, comme par contagion, se communique à chaque affirmation proférée qui, bientôt, se change littéralement en son contraire (écrire / ne pas écrire ; voir / ne pas voir ; vouloir la vie / ne pas voir la vie), tension qui se retrouve aussi dans l’oxymore final (été noir). Aussi, ce profond régime tensionnel se réalise, et sans surprise, dans une entêtante antiphrase. Le principe le plus élémentaire de l’ironie est vérifié : le poète dit A, pense non-A qu’il fait entendre. Chaque répétition reconduit cependant une différence : le poète dit A1, pense non-A1 qu’il fait entendre, puis A2, A3, etc. La performance est un montage scénographique complexe qui multiplie les postures énonciatives et les effets qu’elles induisent. Cependant, ces répétitions ne se limitent pas au seul jeu sémantique de contraires, et sollicitent au moins une autre modalité de l’ironie. La prolifération variée de ces « Nous sommes dans l’art » relève aussi de la mimèse, manière d’imiter et de répéter ce que d’autres ont dit ou pourraient dire pour le tourner en dérision. Ainsi, ces deux minutes de performance font écho à nombre d’autres discours possibles qu’elles passent au crible à la fois du sens et de la valeur — chaque répétition évalue différemment la valeur de l’assertion. La construction sémiotique globale de cette démarche poétique consiste donc à user du principe premier de l’ironie pour le dévoyer : si l’ironie consiste à remplacer une loi ou une norme, perçue comme négative, par une autre loi ou norme jugée plus positive par l’ironisant, alors ce principe est bien celui auquel recourt Pennequin. Mais à cette différence près, qui change tout : il répète frénétiquement l’opération jusqu’à mettre en crise l’ironie elle-même.

17 Pour mieux saisir les effets enclenchés par ce processus de répétition, il faut revenir à la dimension de l’autorité. L’ironie est un jeu avec la loi — avec ce qui, par exemple, est digne ou non de prétendre à un rôle d’étalon. Ce qui implique qu’au moins une représentation d’autorité soit incorporée au discours ironique. Qu’est-ce qui assume et représente l’autorité dans la performance de 2008 ? Rien d’autre que ce « nous ». Ce pronom d’où une autorité est tirée de sa seule prononciation. Or ce « nous » ne passe pas moins que les autres occurrences de la phrase dans la grande lessiveuse de la diction qui met le pronom en doute, le triture, rejoue à chaque assertion son sens en faisant planer sur lui un soupçon grandissant, jusqu’au significatif brouillage final où ce « nous » semble enfin renvoyer aux gens, une masse indistincte et anonyme, un On17. L’ultime phrase est à cet égard des plus claires : elle contredit littéralement le sens de la préposition pour mieux effacer l’ensemble que celle-ci servait à désigner. L’opération se révèle quelque peu alchimique : « nous sommes dans l’art » est enfin transformé en « on est dans rien ».

18Ainsi, les variations répétées du pronom dévaluent l’autorité qui porte les charges ironiques, ce qui a pour effet de dévaluer les dévaluations des saillies ironiques. L’ironie est réelle, mais comme rongée de l’intérieur. Elle ne peut être, au mieux, que ponctuelle. Tout l’art de Pennequin réside donc bien ici dans l’enchaînement de la même charge ironique qui n’est jamais la même. C’est l’enchaînement des assertions qui met en crise l’autorité de chacune par un système de différences et de répétitions ; c’est leur enchaînement qui produit cet effet de déposition sur chacune et qui reconduit, pour la faire éprouver, cette leçon : il n’y a pas d’autorité qui fonde l’autorité. Dit deux fois autrement : le sens est insensé ; le réel toujours l’emporte. C’est cela, qui est différé dans chaque différence, que vise ce travail poétique de la langue. Tout maître est sans maître ; au moins manque de maître : il n’y a pas de maître. Ce qui n’a rien d’absurde. Ce rire auquel je cherche ici à donner une consistance ne doit rien à l’absurde. Mais il doit tout à l’ironie : à condition qu’elle s’ironise. Cette condition réalisée est ce que nomme la respiration chère à Pennequin, la sortie.

19Je veux pour finir rapprocher la nature singulière de cette ironie de la forme dans laquelle elle se réalise. C’est une évidence presque indécente à dire, mais la poétique de Pennequin est une poétique de la voix et du souffle, aux stricts antipodes de la monotonie et de l’atonie, de l’absence d’accent. C’est une poétique de l’éclat, une langue proférée — la langue habite l’espace, littéralement ; elle occupe l’espace dans la droite ligne de celle des grands orateurs sacrés. Elle ne relève en rien d’une quelconque sécheresse ou d’un laconisme. L’ampleur l’emporte sans retour. Comme toute poétique où le souffle se trouve amplifié, élargi, approfondi, elle conduit jusqu’à presque l’essoufflement — souvent, en effet, lors d’une performance, la fin du dépouillement poétique d’un énoncé coïncide avec un épuisement du souffle. Cette manière de remettre la langue en mouvement en lui redonnant du souffle a le sens d’un arrachement. Il s’agit bien chaque fois d’arracher tel énoncé à l’étroitesse et la pesanteur de ses inévitables entraves, de lui redonner une vivacité en parcourant toutes les limites de ses sens possibles. Cet arrachement requiert une gradation : une performance est souvent le procès d’une amplification du souffle en lutte, jusqu’à s’essouffler, contre les étouffements — la respiration que recherche Pennequin atteste d’un sentiment tragique de la servitude ; son désir de s’émanciper de cette servitude est sans doute proportionnel à l’intensité du sentiment qu’il en a. L’émancipation appelle l’amplification. C’est inscrit dans l’écriture du poète qui vérifie plusieurs genres indiqués par Quintilien dont le grossissement (incrementum) et l’accumulation (congeries), et recourt largement à l’hyperbole et l’emphase18. Emphase entendue comme « ce qui donne à entendre au-delà de ce que les mots expriment, dit Quintilien. Il y en a deux sortes qui signifient, l’une plus qu’elle ne dit, l’autre même ce qu’elle ne dit pas19. ». Autant de traits qui caractérisent le travail de Pennequin et qui « sont l’équivalent stylistique de la dilatation20. » Mot qui me semble particulièrement bien convenir à ce travail, quand du moins la dilatation est comprise en ce sens :

[…] cette dilatation est une dilatation du cœur, dilatatio cordis, terme central de l’anthropologie biblique, distincte de celle des Gentils, où il désigne l’ipséité même de l’homme et son centre directeur, incluant aussi bien l’intellect que la volonté. Cette dilatation est une croissance, un élargissement, une amplification de nous-mêmes, et c’est donc un mot lié à la joie, une joie qui rend plus large, plus vivant, plus fort21.

20Cette joie22 donne une consistance certaine au rire provoqué par les Actes des tritures. L’ironie qui s’ironise, qui dépose toute autorité, est destinée par nature à rencontrer cette dilatation joyeuse. Elle est une force d’émancipation, de respiration. La consistance que la référence à cette joie confère au rire me semble notamment tenir au fait qu’elle permet de saisir ces respirations dans une tradition historique de longue portée, tradition chrétienne dont l’incongruité trop vite décrétée devrait beaucoup à l’ignorance. Il ne s’agit évidemment pas de faire de Pennequin un nouveau prédicateur chrétien ou de l’envisager en avatar iconoclaste de Claudel — il peut certes arriver à Charles de se produire dans une abbaye, mais quand même. Il s’agit plutôt d’essayer de ne pas s’exposer à trop de naïveté en replaçant ces performances poétiques dans une perspective historique qui, évidemment, est loin d’être toute leur histoire, mais qui néanmoins en fait partie et, à ce titre, les éclaire d’une lumière qu’il faut savoir retrouver. Outre ce que j’ai pu dire de la poétique du souffle, sur laquelle je ne reviens pas, il me semble que d’autres dimensions liées à la joie dilatante informent le rire que produit poétiquement les respirations de Pennequin, à cette joie qui est « toujours une épreuve de l’espace en crue », qui rend caduque la distinction entre intérieur et extérieur en s’imposant « indivisément [comme] une épreuve de soi et une épreuve du monde »23. Ce désir d’élargissement fait plus profondément corps avec un désir d’affranchissement : cette joie, que ne cesse de méditer un Saint-Augustin, est bien le désir de sortir « de notre étroitesse, de notre petitesse, de notre constriction, et donc de nos multiples emprisonnement en ces irrespirables cachots que nous avons-nous-mêmes construits, ou hérités de nos parents 24 » — ce que Pennequin ne cesse de dire, et presque mot pour mot, lorsqu’il parle de la création. Un autre rapprochement me paraît pertinent. Cette manière de reconduire inlassablement un effort, de performance en performance, auquel se lie son lot à la fois d’exaltation et de déception ; cette manière aussi de retrouver chaque fois une sorte d’élan qui appelle déjà la fois prochaine dans une inévitable dimension d’inachèvement, tout cela ne me semble pas étranger à « cet élargissement du désir par l’absence d’exaucement25 » qu’Augustin lie à une pratique exigeante de la prière. L’échec et l’inassouvissement, sans devenir pour autant des passions, sont les forces revigorantes du désir de dilatation — comme le père de l’église nous invite à être capax Dei, être capable de Dieu, capable de l’accueillir en nous, Pennequin nous inviterait alors à être capax Risus, susceptible de rire, capable de donner en nous l’hospitalité au rire. À un rire qui, à l’instar de la dilatation de la joie, est sans fin, car lié à une insatisfaction essentielle et au cheminement du désir que décrit encore Augustin : cette insatisfaction « n’est pas celle d’une existence malheureuse, déchirée par la haine de soi, elle est l’inquiétude même d’un désir qui doit toujours s’élargir, et renaître plus fort de ce qu’il a atteint, au lieu de s’y éteindre et de s’y endormir. »26 Comment rire autrement ce rire ? Ce rire qui, comme la joie, doit renaître « plus fort et plus vif de ce qu’il a rejoint27 », plus fort et plus vif de ce réel approché performance après performance à force d’une étreinte de la langue qui engage la totalité du corps ? Et si le désir de dilatation qui conduit à la joie est sans fin, ce n’est pas en raison d’une ressource qu’il aurait par lui-même et en lui-même, mais bien « par l’excès du désirable et le surcroît de la rencontre28 ». Cet excès et ce surcroît sont-ils autre chose que l’épreuve poétique du réel qui conduit à rire ? Une épreuve qui ne vient pas de moi mais de l’événement d’une rencontre qui m’ouvre infiniment ? Ouverture dont la tradition où s’inscrit cette joie dilatante a longtemps médité les causes :

C’est la signature du réel, et donc aussi de la limite : ma dilatation ne peut être commensurable à ce à quoi elle m’ouvre, et ce qui m’est apparu comme la démesure du désir n’est encore que trop mesuré, même si c’est pour moi inépuisable. Il faut que j’éprouve jusqu’au bout cette dilatation, mais atteindre l’extrémité, épuisée, épuisante, de mon amour ne revient pas à atteindre l’extrémité de Celui que j’aime. Tel est le déchirement de la joie, qu’une joie plus haute ne peut guérir qu’en blessant plus profondément encore, et c’est là ce que Bossuet nomme une « nouvelle capacité »29.

21L’idée de capacité fait retour. Bossuet l’oppose au risque d’une dilatation orgueilleuse et vaine, d’une dilatation qui n’emplit que d’un encombrant vide. À l’inverse : « on se sent léger et joyeux quand ce vide que l’on fait en soi est celui où Dieu vient habiter30. » On se sent léger, d’une légèreté presque miraculeuse, quand le vide que l’on fait en soi est celui où le rire vient habiter. Alors quoi ? Dieu ? Le rire ? Rire mystique ? Rire Divin ? Souverain ? Et si, à un certain point, ce point vers lequel Pennequin nous porte avec lui, ces mots n’étaient précisément plus que des mots ?