Colloques en ligne

Muriel Pic

Introduction. Des millions de cas. Manifestations du particulier dans la littérature et les sciences humaines

Qu’est-ce que l’universel ?
Le cas singulier.
Qu’est-ce que le particulier ?
Des millions de cas.

Johann Wolfgang Goethe,
Maximes et réflexions, § 489.

1L’universel ne réside pas seulement dans les lois générales, abstraites, statistiques. Il gît aussi dans le détail, comme la partie dans le tout, et réciproquement1 : il est fragmenté dans l’ensemble infini des cas, chacun singulier, la nature ne produisant jamais rien de semblable, ni l’œuvre des hommes. Cette radicalité du cas, cette résistance du particulier, à l’épreuve de laquelle les sciences cherchent à établir des dénominateurs communs pour saisir des vérités efficaces, exige une méthode qui met en série, mesure, compare, et cela, avec la conscience que la tâche doit être continuellement reconduite. « Le particulier est le général qui se manifeste dans des conditions différentes »2. L’entreprise scientifique devra alors considérer et analyser les multiples manifestations du particulier pour établir des résultats applicables à une communauté, produire des échantillons représentatifs. La littérature, elle, fera de cette manifestation des différences un manifeste pour le droit du cas à n’être ni un exemple ni un fait exemplaire, mais le fragment différent d’une totalité infinie. Le genre documentaire du récit de cas (clinique, juridique, religieux) s’offre à l’imaginaire comme une voie de passage à chaque fois singulière entre l’universel et le particulier, les écrivains y trouvant un point de départ rythmique, un phonème ou une forme première, élémentaire, n’importe quelle lettre de l’alphabet suivie d’un point désignant anonymement le cas. L’impulsion est à l’initiale.

2Depuis la journée d’études à l’origine de ce volume, organisée à l’Université de Berne en mai 2018 avec Thomas Hunkeler et Christophe Barnabé, le « cas » est devenu un mot de notre vocabulaire courant, et un ordre de réalité commun à tous. Notre propre nom ou celui de nos proches pouvait chaque jour devenir le chiffre qui alourdit les comptes des millions de cas de la pandémie. Dans une société qui semblait sinon à l’abri, du moins capable de s’y mettre, à condition de développer une politique vertueuse à l’échelle planétaire, il s’avère que le danger est revenu. Cet état de péril implique une modification dans nos manières de lire et de nous orienter dans le monde, mais aussi dans la conscience du corps propre : détecter les symptômes du virus est le pain quotidien de chacun, les prolégomènes au devenir-cas. Ce dernier reste cependant anonyme, cas-data, qui est avant tout un nombre pour produire des évaluations globales permettant de suivre la progression de la maladie et donner l’impression de la maîtriser au moins par les chiffres. Cette obsession des données pour évaluer l’état de santé de chaque nation n’est pas sans lien avec le phénomène culturel (et économique) du Self-tracking et du Self-quantified3, qui relève d’une surveillance médicale de soi-même par soi-même. On devient à soi son propre cas. Dans l’ensemble, ces pratiques, faites pour assurer la bonne santé, aboutissent à des machines d’abstraction où le chiffre et le diagramme dominent, formes qui représentent un degré zéro de l’écriture médicale, mais permettent un contrôle généralisé des corps, qui peut devenir discriminant si on ignore ce qui relève, justement, du récit de cas. À cela s’ajoute que les données ne sont jamais tout à fait fiables, peuvent être faussées, et il importerait de les coupler à la narration des détails propres au particulier, à une vie embarquée dans une chute (cadere). Les raconter, ce n’est pas verser dans l’anecdotique, mais produire une connaissance nouvelle du fait collectif grâce à des écritures du cas4.

3La présente publication vient après des ouvrages majeurs sur la notion de cas : le numéro 42 de la Nouvelle revue de psychanalyse paru en 1990 sous le titre « Histoires de cas » ; l’ouvrage collectif de 2005, Penser par cas, sous la direction des historiens Jean-Claude Passeron et Jacques Revel ; Thinking in cases, recueil d’articles de John Forrester paru en 2016, un an après sa disparition. En 2017, Laurie Laufer publie le numéro spécial de Psychologie clinique intitulé « Écrire le cas » (n° 44/2017), en 2019 ; Was der Fall ist – Casus und Lapsus paraît sous la direction d’Inka Mülder-Bach et Michael Ott ; enfin, en 2020, Paolo Tortonese dirige un volume sur Le Cas médical. Les principaux faisceaux de réflexions qui traversent ces ouvrages touchent aux modalités méthodologiques de l’observation clinique, au rôle du détail, du particulier ou de l’aberrant dans la connaissance, aux rapports de force et de domination qui entourent le cas, et à la difficulté d’éviter la fiction dans la mise en récit5.

4La journée d’études de mai 2018 sur « Littérature et écritures du cas » avait pour invité d’honneur Carlo Ginzburg. Elle souhaitait discuter la place du particulier dans les sciences humaines et la création littéraire. Il s’agissait de mesurer les convergences et divergences des usages du cas, matériau commun à l’historien et à l’écrivain, au médecin et à l’artiste. La méthode microhistorique cherche à travers le cas un accès à la vérité du passé rendue parfois inaccessible par un point de vue rétrospectif qui fait ressortir les grandes lignes générales, sorte de lissage ou de normalisation après-coup :

Les cas exceptionnels sont particulièrement prometteurs puisque les anomalies, comme il est arrivé à Kierkegaard de le remarquer, sont plus riches, d’un point de vue cognitif, que les normes dans la mesure où les premiers incluent invariablement les secondes, alors que l’inverse n’est pas vrai6.

5Si le cas en histoire donne une physionomie aux dates, la littérature lui donne une voix. Nombreux sont les écrivains qui ont emprunté aux casuistiques religieuse, psychatrique ou juridique leur matériau. Ils viennent d’univers littéraires extrêmement divers. Que l’on pense seulement au poète nord-américain Charles Reznikoff, qui signe en 1934 Testimony, recueil écrit à partir de récits de cas juridiques, et à l’écrivain Pierre Jean Jouve, qui publie les mêmes années un roman en deux volets, Aventures de Catherine Crachat, écrit à partir d’un cas psychanalytique que lui a confié son épouse Blanche Reverchon7. Plus récemment, il suffit de penser à Dora Bruder de Patrick Modiano ou à L’Adversaire d’Emmanuel Carrère, où chacun des auteurs thématise son rapport personnel au cas et à la formation d’une conscience.

6Le récit de cas est défini par André Jolles comme une « forme simple » se situant entre l’exemple (Beispiel), l’expression concrète d’une loi (le « par exemple » qui démontre), et l’exempla (Exempel), qui a une vocation de modèle pour les mœurs (exemplarité). Jolles insiste sur la potentialité critique du cas qui peut contrevenir aux normes, non plus anomalie mais détail révélateur8. Le récit est bref, dense, sobre, évite les effets de style. Il narre un épisode biographique, une expérience ou une expérimentation touchant un individu qui reste anonyme grâce à la mention de son seul prénom, l’usage d’une initiale ou encore un surnom. Sa forme est très codifiée : une narration factuelle suivie de sa résolution qui s’apparente à un commentaire9.

7Si le récit de cas est une forme littéraire, c’est aussi une forme scientifique, voire même un « genre épistémique » selon Gianna Pomata, fédérant des textes « qui se développent en tandem avec les pratiques scientifiques – par exemple, le traité, le commentaire, le manuel, l’encyclopédie, mais aussi l’aphorisme, le dialogue, l’essai, la recette médicale, l’histoire de cas, et ainsi de suite »10. L’expression vise donc à désigner un ensemble sur lequel on place souvent, faute de mieux, l’étiquette « Divers ». Or, l’intérêt du cas est justement de s’inscrire dans cette catégorie, dont Marcel Mauss estime en 1934 qu’elle réunit une masse de faits scientifiquement dépréciés sur laquelle on plante le « jalon d’ignorance » : pourtant, « c’est là qu’il faut pénétrer. On est sûr que c’est là qu’il y a des vérités à trouver »11. Ce qui est « divers » pour l’ethnologue est pour le philosophe Walter Benjamin « expérience ». Son texte de 1917, Sur le programme de la Philosophie qui vient, plaide contre Kant en faveur d’une faculté de connaissance sans concept. Cette dernière, qui n’est pas pour autant assimilable au sens commun aristotélicien, relève de l’expérience, dont la revalorisation comme catégorie cognitive implique aussi de repenser le statut de la littérature dans la connaissance. Car l’écrivain, s’il ne doit pas produire des résultats scientifiques, cherche aussi à trouver des vérités et à leur donner forme. Le récit de cas, matériau trouvé dans la catégorie « Divers » de la science, permet en particulier à la littérature de façonner une conscience plurielle : conscience de l’autre, de soi et du besoin de vérité autrement que sur le mode de la morale traditionnelle. Car le cas nous met face à l’humanité, à notre responsabilité devant la douleur des autres12, et nous invite à penser ce que sujet (ou assujettissement) veut dire.

8Depuis Hippocrate, le récit de cas est l’écriture médicale par excellence13. Il s’agit de consigner les symptômes d’un individu, leur origine et leur évolution, à des fins thérapeutiques. Au fil des siècles, la définition du cas oscille entre « le commun et le rare, […] un objet de savoir et de curiosité »14. C’est sans doute pour cette raison que le récit de cas s’est propagé dans toutes les disciplines : cas de conscience en religion, cas clinique en médecine, en psychiatrie et en psychanalyse, cas juridique en droit, cas biographique en histoire. Il s’affirme aussi chez les écrivains comme un « document humain », pour reprendre l’expression forgée par les frères Goncourt et Emile Zola : « Le moindre document humain vous prend aux entrailles plus fortement que n’importe quelle combinaison imaginaire. »15 Ces documents humains, ce sont les rapports médicaux, dans lesquels parfois on trouve ce que l’on nomme dans le jargon des médecins « un beau cas », à savoir un individu qui présente un ensemble de symptômes concordant si parfaitement avec le tableau synoptique de la maladie qu’il l’incarne tout à fait. La relation entre le médecin et le cas s’établit sur la base d’une réciprocité entre expérience vécue (soufferte, endurée) et savoir abstrait : « Le malade est à l’origine du savoir ; mais son savoir comme tel est informe ; le médecin possède un savoir, mais comme une forme vide, ou comme une technique d’organisation. C’est lui qui donne le statut de l'histoire au sens moderne du terme, au vécu du malade ; le critère, la pierre de touche de la vérité, se trouve dans la sensibilité du malade. »16 La transformation de la relation de soin en relation de domination a été observée à maintes reprises, la plupart du temps subordonnée à une relation de genre. On sait par exemple comment Jean-Martin Charcot aura manipulé sous l’objectif photographique les hystériques de la Salpêtrière17, devenues des sortes de cobayes pour leçons psychiatriques publiques, l’une d’elles célèbre pour sa photogénie : A. ou Augustine.

9La question de l’abus de pouvoir est également thématisée lorsqu’il s’agit non plus de soigner les corps, mais les âmes. Dans un article décisif pour ce volume, « Un genre littéraire, le cas ? Du casus conscientiæ à la Krankengeschichte freudienne », l’historien Jacques Le Brun faisait remonter au XIIIe siècle l’apparition de la casuistique dans le Christianisme, « au moment où a été élaboré, à partir de la conscientia latine et de la syndérèse grecque, une réflexion sur la « conscience » (Gewissen), sur l’obligation de suivre cette conscience, même erronée, considérée comme lumière intérieure et instance morale »18. C’est à cette époque que la confession est instaurée par le IVe Concile de Latran en 1215, et que se développent les dictionnaires de cas à l’usage des directeurs spirituels. Ces volumes connaîtront un succès croissant jusqu’au XVIIe siècle, celui du docteur Jacques de Saintebeuve, docteur à la Sorbonne, maintes fois réédité. Citons avec Le Brun un exemple parmi d’autres qui témoigne de la relation entre le confesseur et le confessé :

Une fille âgée de dix-huit ans et plus, fait vœu de chasteté entre les mains de son confesseur qui l’oblige à le faire, et le fait plus par complaisance pour lui que pour un autre motif, quoiqu'elle sût bien ce qu’elle faisait; ensuite elle pêche avec le même confesseur, et croit après cette faute qu’elle peut se marier, puisqu’elle avait violé sa promesse, ce qui marque, comme vous voyez, la faiblesse d’esprit de cette personne; elle se marie ensuite ayant vu un sous-pénitencier, qui lui dit qu'elle le pouvait faire, et sans dispense, parce qu'auparavant il jugea que le vœu n'avait pas toutes les circonstances qui le rendent valide. Elle a eu des enfants qui sont morts, son mari l'a quittée, et en a épousé une autre dans une ville de France. L’on demande si elle doit le recevoir s’il voulait revenir avec elle, et si elle le doit souffrir comme auparavant, et si elle ne peut pas le refuser quad thorum, puisque l’Evangile le permet19.

10À lire ce récit, qui n’a rien à envier à la trame d’un roman psychologique, on pourra épouser la thèse de Le Brun, selon lequel l’expansion des récits de cas a accompagné celle du roman, la crise de ce dernier dans les années 1930 coïncidant avec la quasi-disparition des études de cas20. Mais surtout, il confirme la difficulté de cadrer la relation entre le cas et celui qui le soigne, homme d’église ou homme de science, le passage à l’acte d’écrire aggravant encore la prise de pouvoir de l’un sur l’autre – ou sa tentation.

11Le 18 mars 1909, Freud affirmait au Pasteur Oskar Pfister : « Il est notoire que nos prédécesseurs en psychanalyse, les directeurs de conscience catholiques, n’ont point eu à dessein de ne prendre en considération qu’un minimum des thèmes sexuels »21. Comme Augustine, Anna O., la patiente qui est au centre des études sur l’hystérie de Freud et Josef Breuer, est devenue l’héroïne d’une discipline et d’une maladie. On se souvient d’ailleurs de la déclaration fameuse où Freud se reconnaissait écrivain : « Mes récits de cas (ou histoires de malades, Krankengeschichte) se lisent comme des romans ». Il interrogeait ainsi la situation de la littérature dans la connaissance, sans pour autant pousser sa réflexion jusqu’à l’envisager comme une technique restituant pour la science (comme elle le fait en tant qu’art) la part du monde qui échappe le plus souvent aux collecteurs de données : le particulier. Avec le récit de cas, c’est le statut de la vie humaine, avec sa part d’irrationnel et d’émotion dans la production du savoir, de la vérité et de la croyance, qui est interrogé. Quelque chose résiste, échappe à ce qui est sans imagination. Le cas se dérobe, affirmant la puissance du particulier à sceller la vérité dans l’ordinaire, pour le meilleur comme pour le pire.

12Sur ce point, l’entreprise poétique de l’écrivain nord-américain Charles Reznikoff dans son ouvrage Témoignages de 1934 est unique en son genre : retranscrivant des cas juridiques il démantèle la narration de la casuistique juridique et saisit le cas par le poème. La déconstruction du récit est un geste critique élémentaire qui, en l’occurrence, cherche à aiguiser notre conscience de la violence. Le poème recadre notre attention sur le sujet, ce dernier au centre d’un lyrisme spécifiquement documentaire :

Bridget Cunningham, de King’s County, Irlande,
Une belle fille bien faite,
au teint clair, aux cheveux et aux yeux noirs
mais dissipée et turbulente,
quitta l’Irlande avec son frère à l’âge de seize ans.
[…]
Elle finit par diriger le plus grand bordel de la ville.
Quand elle fut poignardée à mort
par son amant, Skyes
– à qui elle avait laissé tout son bien –
elle était monstrueusement grosse
et pesait bien plus de cent cinquante kilos ;
sur un bras elle portait tatoué : « A. Pymm »,
et ses cheveux qu’elle ne cessait de teindre de couleur différente
étaient châtain clair22.

13Dans le moment ultime de sa disparition, le cas retrouve une dignité élégiaque, identifié en présence et en vérité émotionnelle par un rythme, la recherche d’un nom propre revenant à l’historien ou au juge cherchant à faire justice. Dans ses vers, Reznikoff cherche moins l’histoire que le tempo, le contenu que la mesure, son objectivité prosodique reposant sur le rythme juste pour exposer les faits avec netteté. Il parvient à faire du cas-victime un cas-témoin.

14Le présent volume réunit donc des contributions qui interrogent le cas à la fois comme genre scientifique et comme genre littéraire en postulant qu’il relève d’une connaissance par l’expérience, catégorie épistémique en partage entre les sciences et les arts, espace qui échappe au systématique. On pourra ainsi mesurer comment le cas fait entrer le hasard dans la connaissance historique (Calo Ginzburg), son pouvoir de passer du particulier à l’universel (Christophe Imperiali), les enjeux épistémologiques de sa mise en récit psychanalytique (Sophie Jaussi), question abordée aussi depuis la clinique (Horacio Amigorena) ; un second volet approche des œuvres qui choisissent le cas pour penser l’homme. On pourra cette fois apprécier la manière dont le cas prouve la valeur cognitive et politique des émotions, de Saint-Simon à Proust (Georges Didi-Huberman), alimente des fictions prophylactiques et morales, en l’occurrence le corpus des œuvres sur la syphilis au XIXe siècle (Alexandre Wenger), donne une forme scientifique et poétique à la perception de soi dans les écrits de la drogue d’Henri Michaux (ego ipse) ou s’avère être une manière de se représenter sa propre folie pour Thierry Metz (Christophe Barnabé). À l’articulation de ces deux parties, nous publions la traduction (par Vincent Barras) de la première préface au recueil Testimony de Reznikoff, commandée à l’écrivain Kenneth Burke par William Carlos Williams pour Objectivist Press23. Il y est question du statut de preuve du récit de cas : evidence pour la littérature, proof pour la justice et l’histoire.