Colloques en ligne

Patrick del Duca

Willehalm de Wolfram von Eschenbach : un roman de la paix ?

Wolfram of Eschenbach’s Willehalm: a romance of peace?

La question de la paix dans Willehalm

1Le roman allemand intitulé Willehalm (ci-après W1) a été composé par Wolfram von Eschenbach au début du XIIIe siècle et constitue une adaptation de la chanson de geste anonyme Aliscans (ci-après A2) Nous ne connaissons pas la version qui a servi d’hypotexte direct à l’œuvre de Wolfram, mais il est communément admis que cette version devait être proche de celle contenue dans le Codex Marcianus fr. VIII (M), manuscrit conservé à la bibliothèque de Venise et édité en 1985 par Günter Holtus.

2Le travail d’adaptation de Wolfram a été effectué à la demande du landgrave Hermann Ier de Thuringe dont l’auteur affirme, dans le prologue, qu’il lui a fait connaître l’histoire (W 3, 8-9). L’œuvre semble donc avoir été commencée avant le 25 avril 1217, date de la mort du landgrave, et est demeurée inachevée sans que l’on connaisse les raisons qui ont conduit l’adaptateur à interrompre son travail (peut-être Wolfram est-il décédé, peut-être est-ce dû à la mort d’Hermann Ier et à un manque d’intérêt de son successeur pour la matière traitée). Voici un bref résumé de l’action :

3Contrairement à sa source, l’adaptation allemande ne commence pas in medias res, mais s’ouvre sur les raisons de la guerre : l’œuvre évoque le mariage de Willehalm (c’est-à-dire Guillaume d’Orange), un vassal du roi de France, et d’Arabel, l’ancienne femme du roi païen Tybalt. Cette dernière se convertit au christianisme afin de pouvoir épouser Willehalm, et prend le nom de Gyburg (Guibourc). S’ensuit une guerre qui oppose les troupes de Tybalt et du père de Gyburg, Terramer, chef des armées païennes, aux chrétiens. Lors d’une première bataille, Willehalm, comte de Provence, doit faire face avec ses hommes à l’immense armée païenne et subit une défaite lors de laquelle périt également Vivianz (Vivien). Seul Willehalm survit et parvient à prendre la fuite, se réfugiant à Orange.

4Il se rend alors secrètement à Munleun (Laon) afin de demander l’aide du « roi de Rome Louis [von Rome roys Lawis] » (W 103, 13). Il parvient, non sans mal, à obtenir le soutien militaire de son suzerain. Dans les cuisines du roi, il découvre un jeune homme à la force extraordinaire, Rennewart (Rainouart), un païen qui s’avérera être le frère de Gyburg. Celui-ci, malgré la noblesse de son apparence, effectue de basses tâches dans les cuisines du château, car il refuse le baptême. Willehalm le prend avec lui et retourne à son château d’Orange, défendu en son absence par Gyburg, et réussit à pénétrer dans la forteresse avec ses hommes.

5Le lendemain commence la deuxième bataille opposant chrétiens et païens. Cette fois, Willehalm dispose du soutien des troupes du roi Louis face à l’immense armée de Terramer. Tandis qu’une partie de l’armée venue de France prend la fuite, Rennewart vient au secours de Willehalm en tuant certains fuyards et en prenant le commandement de cette division franque qui, désormais, retourne au combat. Cette deuxième bataille est particulièrement violente et meurtrière : face aux flots incessants des troupes sarrasines, les chrétiens finissent par donner des signes de faiblesse, mais parviennent finalement à l’emporter. Terramer, grièvement blessé, est transporté sur son navire. Lui qui n’avait jamais connu la défaite doit fuir et renoncer à régner sur l’Empire romain. Le lendemain, Willehalm déplore les nombreux morts et la disparition de Rennewart, puis il donne l’ordre de renvoyer les dépouilles des rois païens à Terramer. Le roman, sans doute incomplet, s’achève sur le départ du convoi funèbre et la plainte renouvelée de Willehalm.

6La question de la paix dans le Willehalm n’a été qu’assez peu traitée dans le passé. Dans l’étude comparative qu’elle a consacrée aux deux textes, Friederike Wiesmann-Wiedemann insiste à juste titre sur le « commandement de charité »3 dont Gyburg se fait l’écho lorsqu’elle enjoint aux chrétiens d’épargner, en cas de victoire, la vie des païens, car ils sont « des créatures faites par la main de Dieu [schonet des gotes hantgetat] » (W 306, 28). Wiesmann-Wiedemann souligne que du côté païen, la guerre devient « plus condamnable » et ajoute que, du côté chrétien, « elle finit par être dépassée par la charité »4. Ainsi, il n’y aurait « pas de contradiction » et le roman ne contiendrait qu’une idée : « le dépassement de la guerre »5. Et l’auteur de l’étude de conclure à ce sujet : « en traitant la même matière, Aliscans chante donc la guerre, Willehalm la paix »6. S’il est indéniable que l’œuvre de Wolfram est mue par une vision humaine et pacifique, sans doute est-ce aller un peu vite en besogne que d’affirmer que le roman est dénué de contradictions. Que faire alors du discours favorable aux croisades et des passages décrivant les chevaliers et les hommes en train de prendre la croix et de la coudre sur leurs vêtements (W 304, 19-28), ou encore de ceux qui évoquent le caractère saint de ces chevaliers chrétiens qui sont tombés les armes à la main ? Il suffit de songer à Willehalm qualifié de « saint sire [herre sanct] » (W 4, 13), à Vivianz assisté par un ange lors de son trépas (W 49, 23-30) ou encore aux cercueils de pierre dans lesquels reposent les corps intacts des soldats de Dieu (W 357, 22-30).

7Loin d’être un discours univoque, le roman de Wolfram est empreint de contradictions et le message en faveur de la paix, s’il est bien présent, n’est sans doute pas aussi limpide que Wiesmann-Wiedemann l’a pensé. Cette position a été corrigée par Daniel Rocher qui écrivait en 1987 :

Willehalm chante tour à tour la guerre et la paix, à preuve ce mot de mort ‘massacre’, employé dès le début pour qualifier et disqualifier la bataille (10, 20) mais qui ne l’empêche nullement, et qui revient lors de la description de la deuxième bataille7.

8Par l’utilisation de ce terme, Willehalm ne se différencie pas radicalement de sa source qui mentionne « le grand carnage qui se déroula aux Aliscans [En Alischant ot mult grant chaployson] » (A 5542). En fait, le texte de Wolfram ne chante pas la paix mais déplore les ravages de la guerre, peu importe qu’ils touchent le camp chrétien ou le camp païen, et c’est en cela qu’il se démarque de sa source : « Hélas, quel massacre eut lieu des deux côtés ! [owe nu des mordes / der da geschach ze beder sit] » (W 401, 30). Ce terme mort, « massacre », apparaît dès le début du roman et est associé à l’absence de pitié envers l’adversaire :

W 10, 18-20 ; 10, 27-29 : Là [= aux Aliscans] on se battit de telle façon que, si l’on doit trouver le mot qui convient, il nous faut bien parler de massacre (…). On ne faisait pas de prisonnier lorsqu’un combattant l’emportait sur un autre pour lequel on aurait pourtant pu demander une forte rançon. [da wart sölhiu riterschaft getan, / sol man ir geben rehtez wort, / diu mac vür wol heizen mort. (…) man nam da wenic sicherheit, / swer den andern überstreit, / den man doch tiure hete erlost.]

9Il est repris au début du quatrième livre qui rappelle l’hécatombe, « le grand carnage [den grozen mort] » des Aliscans (W 162, 14).

10Parallèlement, le terme vride, littéralement « paix », n’apparaît que rarement au cours du roman et lorsqu’il est employé, c’est pour nier toute possibilité de paix ou de trêve. Ainsi, lors de la seconde bataille des Aliscans, le narrateur déclare-t-il : « Aucune trêve ne fut conclue [da was gemezzen niht der vride] » (W 385, 23) ou que tel ou tel héros a combattu toute la journée et « sans relâche [ane vride] » (W 424, 28) des groupes ennemis. La seule fois où des chevaliers demandent, d’ailleurs sans succès, à conclure une trêve, le passage ne met pas en scène des païens face à des chrétiens, mais des lâches – on notera au passage qu’il s’agit de chevaliers français – face à Rennewart leur barrant la route. Rennewart, après la leur avoir refusée et avoir occis nombre de fuyards, ramènent les survivants sur le champ de bataille où ils combattent dès lors sous l’étendard de l’Empire (W 325, 19-328, 8)8.

Moments de trêve et dialogues religieux

11Les moments de trêve ne sont pas les conséquences d’accords conclus entre les deux parties, mais imposés par les événements à la suite de la première bataille des Aliscans. Ces moments de pause sont l’occasion d’échanges entre Gyburg et son père Terramer, chef de l’armée ennemie resté fidèle à ses dieux. Alors qu’après le départ de Willehalm pour la cour du roi Louis, où il espère obtenir de l’aide, la jeune femme prend en charge la défense de la forteresse d’Orange, un dialogue nocturne s’engage entre le père et sa fille convertie au christianisme. Terramer, voulant démontrer l’infériorité du christianisme et déconsidérer Jésus Christ, déclare à sa fille qu’il a décidé de la tuer en lui imposant un supplice particulièrement infamant (W 108, 18-22). Lors de cette entrevue, il laisse à Gyburg le choix entre trois types de mise à mort : elle pourra être noyée dans la mer avec une pierre accrochée autour du cou, être entièrement brûlée ou encore finir pendue à un arbre par son ancien mari. Gyburg répond à son père que son esprit s’égare et que, plutôt que de se prêter à l’un de ces jeux qu’elle ne maîtrise pas, elle préfère compter sur les Français qui ne permettront pas que l’on triomphe d’elle (W 109, 17-110, 7). Par la suite, Gyburg ne laisse planer aucun doute sur le sort qui attend les sarrasins après la mort et évoque le double trépas auquel ils ne sauraient échapper. Ainsi lance-t-elle à ceux qui assiègent la forteresse :

W 110, 21-30 : Mais vous, malheureux Sarrasins qui, pour certains, êtes mes parents, un grand péril vous attend ici : vous périrez d’une double mort. Tandis que vous me menacez de trois supplices différents, un double trépas vous guette déjà : il s’agit de la fin de cette courte existence et des liens qui enchaînent vos âmes à votre Dieu Tervigant qui vous a abusés. [ir gunerten Sarrazine, / etliche mage mine, / ir welt hie beiten grozer not: / iu kumt der zwivalte tot. / doch ir mir bietet tode dri, / die zwene sint iu nahen bi: / diss kurzen lebens ende, / und der sele unledic gebende / vor iuwerem gote Tervigant, / der iuch vür toren hat erkant.]

12L’héroïne de Wolfram se fait ici la porte-parole d’une vision erronée et stéréotypée de l’islam telle qu’on la rencontre alors en Occident. En cela, ce passage ne se distingue pas fondamentalement de textes plus anciens qui, à l’instar d’Aliscans ou du Rolandslied du prêtre Konrad, voient dans les musulmans de simples païens idolâtres voués à l’enfer. De la même façon, Wolfram semble ignorer que le Christ est pour les musulmans un prophète, très souvent évoqué dans le Coran, et certainement pas « le magicien Jésus [der zoubrære Jesus] » (W 357, 23). Par contre, il met dans la bouche de Terramer certains griefs formulés par les musulmans à l’encontre de la foi chrétienne. Juste avant la première entrevue avec Gyburg, celui-ci met en question l’idée de la résurrection du Christ et celle de la Trinité :

W 108, 4-7 : Ma foi se porterait mal si je croyais qu’il [= le Christ] est mort et qu’il est ressuscité, et qu’en outre il est un tout en étant trois. [min geloube stüend entwerh, / ob ich geloubte daz er starp / und in dem tode leben erwarp / und doch sin eines wæren dri.]

13Il est cependant impossible de savoir si Wolfram connaissait ces critiques émises par les musulmans envers le christianisme ou s’il évoque la résurrection et la Trinité parce que ces deux éléments sont les fondements même de la foi chrétienne et qu’il est logique qu’ils soient rejetés par un ennemi de cette religion.

14Profitant de la nuit et de l’absence de combat qui l’accompagne, Terramer tente une seconde fois de persuader sa fille d’abandonner sa nouvelle religion. Ceci donne lieu à un second dialogue, beaucoup plus long et argumenté, entre Gyburg et son père (W 215-221). Cet échange permet à Gyburg de démontrer la supériorité de la foi chrétienne. D’emblée, elle affirme qu’elle a accepté le baptême au nom de Celui qui est à l’origine de toutes les créatures ainsi que des quatre éléments. C’est là l’un des aspects les plus importants de son discours : Dieu étant créateur de toute chose, tous les hommes sont des créatures de Dieu. Ceci ne signifie nullement que les religions ont toute une égale valeur. Ce Dieu, créateur de l’univers, est par sa sagesse supérieur aux idoles adorées par Terramer. Cela implique également que les hommes, façonnés à l’image de ce Créateur, sont tous d’essence divine et donc que « les païens sont considérés ontologiquement égaux aux chrétiens »9. Ainsi ne sont-ils plus diabolisés comme dans Aliscans où ils sont assimilés à une « engeance diabolique [gens aversere] » (A 673), « criminelle [gent criminal] » (A 612) et « malfaisante [genç pautonere] » (A 1647), à des êtres « maléfiques [gloton mescreü] » (A 2457) ou « démons [maufé] » (A 5739) qu’il convient de détruire.

15La deuxième raison évoquée est son amour pour Willehalm : au nom de cet amour et au nom du Tout-puissant10, elle a accepté de perdre son titre de reine, déchéance sociale qu’elle qualifie d’armuot, littéralement « pauvreté » (W 216, 2). Dieu la dédommagera de cette indigence par le salut de l’âme : à « la pauvreté matérielle [des lîbes armuot] » (W 216, 28) Gyburg oppose « la richesse de l’âme [der sêle richeit] » (W 216, 29). La puissance et la richesse dont elle jouissait en tant que reine païenne étaient donc trompeuses et sources de damnation. L’amour terrestre et l’amour de Dieu sont intimement liés, le second transcendant le premier et lui donnant toute sa légitimité. En ce sens, l’adultère commis par Arabel-Gyburg ne peut être condamné, il est au contraire source de salut et expression de la caritas. La guerre menée par Tybalt afin de reprendre sa femme n’a aucune légitimité et donc aucune raison d’être. Toute prétention de sa part sur Gyburg n’a pas de fondement légal : « [Tybalt] qui ne peut légalement avoir aucun droit sur moi [der deheine vorderunge hat / von rehte uf mich sprechen kan] » (W 217, 4-5). Le droit sur lequel Gyburg s’appuie ici est d’ordre divin. La première réplique de la jeune femme se termine par une dénonciation de la tumpheit de son père (W 217, 8), c’est-à-dire de son manque de discernement.

16La réponse de Terramer est ambivalente et contredit l’attitude qu’il avait eue lors du premier échange avec sa fille. Ses paroles révèlent à la fois son humanité profonde en tant que père et l’erreur dans laquelle il vit du point de vue de la religion. Il évoque les dieux que Gyburg a reniés ainsi que l’ordre qui lui a été donné par les prêtres : afin de se faire pardonner ses péchés, il doit tuer sa fille (W 217, 24-25). Cette religion ne relève pas seulement du paganisme et de l’idolâtrie, elle incite également à faire couler son propre sang. À cet ordre, Terramer oppose son amour paternel, sa triuwe (littéralement sa loyauté, ici dans le sens de charité), qui lui interdit de tuer son enfant. Toutefois, sa fille ne pourra trouver la « félicité [sælde] » (W 217, 13 ; 217, 28) que si elle revient à ses anciens dieux.

17Gyburg, reprochant une nouvelle fois à son père sa tumpheit (W 218, 2), son manque de sagesse, affirme le principe de la Trinité et le rôle salvateur du Christ, descendu en enfer pour délivrer les descendants d’Adam et Ève, et mort sur la croix pour sauver l’humanité (W 218, 21-30). Son discours marque la supériorité de la religion chrétienne sur les croyances païennes. La jeune femme reprend des arguments déjà présents dans le prologue formulé sous forme de prière. Dieu est créateur de toute chose, il est un père miséricordieux envers ses enfants, il s’est fait homme pour délivrer l’humanité de ses péchés, tandis que le baptême fait de l’homme un chrétien et assure son salut : « Tu es le Christ, ainsi je suis chrétien [du bist Christ, so bin ich kristen] » (W 1, 28).

18Un tel dialogue entre les représentants de deux religions différentes n’est pas propre au Willehalm. Dans la Chronique impériale [Kaiserchronik], œuvre rédigée avant 1147 à Ratisbonne et retraçant de manière fictive l’histoire de l’Empire à travers une succession de faits et de règnes allant de César et Auguste au roi allemand Conrad III, le Pape Sylvestre échange avec douze sages païens et juifs au sujet de la religion chrétienne11. Il réfute les arguments avancés par ses adversaires en s’appuyant sur les Saintes Ecritures. Ainsi explique-t-il que les chrétiens n’adorent pas trois dieux différents, mais « un Dieu portant trois noms [ainen got mit den drin namen] » (Kaiserchronik 8658). Cette dispute dogmatique se termine par un miracle dont l’auteur est saint Sylvestre. À la suite de ce signe divin, les douze sages ainsi que 83 500 païens se convertissent au christianisme.

19Contrairement à ce passage de la Chronique impériale, l’entretien entre Gyburg et son père ne débouche sur aucune conversion et n’a pas une telle dimension pastorale. Il trouve son prolongement dans un long monologue que tient l’héroïne à la veille de la seconde bataille. Se sentant responsable des combats engendrés par son mariage avec Willehalm et des nombreux morts qui en ont résulté12, elle incite les chrétiens à ne pas tuer les païens. Dans ce passage, Gyburg procède de manière typologique et établit un parallèle entre les païens d’aujourd’hui et ceux de la Bible, soulignant que les personnages de l’Ancienne Loi, à l’instar de Noé, Elias, Enoch ou encore Job, et que le premier homme et la première femme, ou encore les rois mages, étaient également des païens et ont été sauvés par Dieu (W 307, 1-22).

L’honneur de l’Empire : une nouvelle justification de la guerre

20L’un des autres aspects relatifs à la paix ne touche pas les rapports entre chrétiens et sarrasins mais l’exercice du pouvoir par le monarque, en l’occurrence le roi Louis dans la chanson française et le roi romain dans Willehalm. Si le monarque gouverne, c’est pour maintenir au sein de son royaume la paix et la concorde ainsi que pour exercer la justice de Dieu. Or c’est précisément ce que la chanson de geste Aliscans, à l’instar de la plupart des textes constituant le cycle de Guillaume d’Orange, conteste à Louis, présenté comme un roi-enfant, velléitaire, ingrat et pusillanime13. Ce souverain qui s’adonne aux fêtes et aux festins, contrairement au guerrier viril et désintéressé incarné par Guillaume, est disqualifié par le mépris dont il fait preuve envers son vassal qui, tombé en pauvreté, se voit refuser l’accès à la cour.

21La scène du mauvais accueil du héros à la cour du roi Louis est reprise par Wolfram, mais l’adaptateur en a totalement changé le sens. Willehalm n’apparaît plus à la cour comme un indigent, il a en effet revêtu les riches atours que portait le roi sarrasin Arofel qu’il a vaincu, tué puis dépouillé par le héros malgré la demande de grâce qu’il adressait à Willehalm. La soie orientale que porte Willehalm à son arrivée à Munleun est inconnue des Français, tandis que resplendissent son manteau et son surcot. Ce luxe contraste avec le haubert rouillé recouvert par cette soie ainsi qu’avec la barbe et les cheveux hirsutes du margrave. S’il est mal reçu, ce n’est nullement parce qu’il est venu « trop pauvrement vêtu pour paraître à la cour [Trop pobrement veneç a cortïer] » (A 2696), mais parce qu’il incarne la guerre et le combat. Sa sœur, qui le reconnaît depuis une fenêtre, affirme que, par ses expéditions guerrières, il a donné aux Français bien des occasions de se lamenter. On craint donc que Willehalm ne cherche à lever une nouvelle armée pour protéger ses intérêts propres et l’amour qu’il porte à Gyburg :

W 129, 25-27 : À présent, il veut constituer une nouvelle armée qui défende des païens l’amour de dame Gyburg. [nu wil er aber ein niuwez her, / daz gein den heiden si ze wer / vür der küniginne Gyburge minne.]

22Sur ordre de la reine, les portes sont aussitôt fermées, si bien que le margrave sera contraint de passer la nuit chez un marchand.

23Le sens de cette modification se dessine dès la confrontation qui a lieu le lendemain entre Willehalm et la cour : ce qui se joue à Munleun n’est rien de moins que le devenir de l’Empire. Comme dans la source française, le margrave rappelle au roi que celui-ci lui doit sa couronne. Toutefois la France est remplacée ici par la « couronne romaine [rœmische krone] » (W 145, 17) et par l’Empire qui était alors aux mains de Willehalm (« l’Empire était entre mes mains [daz riche stuont in miner hant!] », W 145, 20). C’est d’ailleurs l’ensemble de son pays (« tout mon pays [al min lant] », W 147, 2) que le roi, dans un accès de peur et de faiblesse, est prêt à céder à Willehalm. Tandis que dans l’épopée française, les renvois explicites à la situation contemporaine sont rares14, ils semblent bien plus présents dans le roman allemand. Le titre de Roi romain correspond à celui de rex Romanorum accordé au souverain allemand après son élection par les princes laïcs et ecclésiastiques de l’Empire. L’auteur insiste d’ailleurs sur cette fonction particulière du roi Louis qui ne règne pas simplement sur la France comme dans Aliscans : « Le roi Louis était également souverain romain [Loys der künic was ouch rœmischer vogt] » (W 210, 1). Il n’est donc pas encore empereur mais, comme le note René Pérennec, il a « une vocation impériale » : « Loys est, comme dans la source, roi de France, et il est en outre roi de Germanie »15.

24L’aspect politique est plus développé dans l’œuvre de Wolfram et intimement lié à la fonction du souverain, garant de l’intégrité de l’Empire, de la paix et de la protection de l’Église. L’Empire prend dès lors une importance qu’il ne faut pas négliger : la guerre contre les païens ne concerne pas que Willehalm, ses terres, sa lignée et son épouse, mais elle constitue une offense à l’Empire. Aux Aliscans se joue donc l’honneur de l’Empire, cette idée est d’ailleurs clairement formulée par la reine elle-même qui, après avoir appris la mort de Vivianz, a radicalement changé d’opinion et implore son mari à genoux de venir en aide à Willehalm, affirmant au sujet de Terramer : « Il vous déshonore ainsi que l’Empire [iuch und daz riche er schendet] » (W 169, 20). L’idée est reprise par Willehalm qui déclare au roi en s’adressant au « souverain des princes [der vürsten vogt] » (W 177, 25), nouvelle allusion à la situation au sein de l’Empire :

W 177, 27-30 : C’est vous-même qui avez été envahi ! De bon droit, je demande que vous défendiez votre Empire et la couronne romaine, pour lesquels j’ai déjà sacrifié ma joie. [ir sit selbe überriten! / ich sol iuch billichen biten / das ir rœmischer krone ir riche wert, / dar umbe ich vreude han verzert.]

25À la fin du repas, Heimrich, le père du margrave, et tous les siens se présentent devant le roi, le « fils de Charles [vor dem Karls kind] » (W 182, 12), et lui enjoignent de venir au secours du margrave : ils rappellent à Louis qu’il descend de Charles, dont il doit perpétuer le courage et la valeur, et qu’il doit penser aux lois qui l’obligent à protéger l’Empire et à n’avoir de cesse de servir l’honneur de l’Empire (W 182, 11-23). C’est donc ici aussi à l’empereur in spe que l’on s’adresse. S’il laisse Terramer ravager son pays, il déshonore la chrétienté et le baptême (W 182, 24-27). Par la suite, Heimrich répétera que, même si Willehalm n’était pas son fils mais simplement un compatriote, il serait prêt à l’aider, car il combat pour l’honneur de l’Empire (W 300, 13-22). La présence de l’étendard de l’Empire sera soulignée à maintes reprises lors de la seconde bataille d’Aliscans et c’est regroupés autour de cet étendard que « les fiers Français [die stolzen Franzoyse] » (W 364, 11) chevaucheront contre « les Arabes [die Arâboyse] » (W 364, 12). La notion d’honneur de l’Empire, honor imperii, est essentielle dans l’idéologie impériale et acquiert encore davantage d’importance depuis le règne de Frédéric Ier Barberousse : elle désigne « la reconnaissance publique du rang et du règne de l’empereur16 ». Dès lors, toute offense ou iniuria à cet honneur, qui se rapporte aussi bien à la dignité de la personne de l’empereur qu’à celle de l’Empire, exige réparation. L’honor imperii n’implique pas uniquement le roi mais l’ensemble des princes qui constituent l’Empire17. Cette idée recouvre donc de nombreuses facettes, comme par exemple la loyauté des princes tombés aux Aliscans pour défendre l’Empire (W 180, 16-30), et est aussi intimement liée à la paix intérieure de ce vaste territoire qu’à la notion de guerre juste : face à l’offense que constitue l’invasion païenne, il relève du devoir du monarque comme de celui des princes de les combattre afin de rétablir la paix et la concorde au sein de l’Empire.

26La guerre menée par Willehalm trouve donc une triple justification : il se bat par amour pour sa femme et pour la protéger de la vengeance de son clan, il mène une croisade au nom du Christ et de la chrétienté, et il doit restaurer l’honneur de l’Empire. Ce dernier point est d’autant plus important que Terramer affirme descendre de Pompée et pouvoir, à ce titre, prétendre à la couronne romaine : les rois romains qui se succèdent depuis lors seraient donc, selon lui, illégitimes (W 338, 25-30 ; 339, 1-2). Or, Frédéric Ier Barberousse déjà se présentait comme un nouveau César ou un nouvel Auguste : ces empereurs allemands ne seraient donc pour Terramer que des usurpateurs. On notera au passage qu’avec l’évocation de Pompée, Terramer se revendique de l’ennemi de César et du vaincu de la bataille de Pharsale.

27Les païens ont juré de se venger des chrétiens, de détruire Orange et Paris, et de couronner Terramer sur le trône d’Aix-la-Chapelle (W 339, 26-30 ; 340, 1-11). En convoquant la figure de Charlemagne, qui incarne au mieux cette union entre Empire et chrétienté, l’auteur recourt à l’image du prince idéal, d’ailleurs béatifié à la demande de Frédéric Barberousse à la Noël 1165. La guerre menée contre les païens – qui n’est plus une simple guerre sainte de reconquête comme dans Aliscans, mais a pris les traits d’une véritable croisade18 – s’inscrit donc dans l’histoire du Salut, opposant dans une grande bataille finale l’Occident chrétien à l’Orient païen et s’inscrivant une tradition antique19 qui, à l’image de la bataille de Pharsale telle que la décrit Lucain, montre l’affrontement d’un Occident guerrier et traditionnel (César) et d’un Orient corrompu par le luxe (Pompée). Si l’on songe à la promesse de partir en croisade que fit Frédéric II lors de son couronnement à Aix-la-Chapelle en 1215 et au fait qu’une fois roi des Romains il ne sera couronné empereur en 1220, un arrière-plan politique et idéologique semble se dessiner. Ainsi la figure du souverain et de l’empereur doit-elle être sauvée, ce qui n’empêche nullement une autre identification possible : celle du mécène Hermann Ier de Thuringe et de Willehalm, deux grands au service de leur souverain et de l’honneur de l’Empire.

28À la différence du texte français, les deux personnages royaux évoluent rapidement : face à la très grande colère de Willehalm, le roi réagit avec courtoisie et sagesse (W 179, 19), écoute Willehalm et les siens, et finit par déclarer : « Je vais montrer aux preux que je suis le bras de l’Empire [ich wil nu helden zeigen / das ich des riches hant hie trage] » (W 184, 14-15). Ainsi est-il digne de son ascendance impériale : « Le fils de Charles agissait à la manière de son père [der von Karel was erborn / der begienc da Karles tücke] » (W 184, 28-29). Aussi, après dix jours, le roi accompagne l’armée à Orléans où il distribue généreusement son argent pour recruter plus de combattants (W 210, 1-5) et où il remet à Willehalm le commandement des troupes ainsi que l’étendard de l’Empire. À la différence du texte français, dans lequel on apprend simplement que le roi n’accompagne pas son vassal plus loin et l’en remet à Dieu (« E Looÿs plus ne le conviya, / De lui partir, a dés les comanda [Et louis ne l’accompagna pas plus loin, il s’en retourna et le recommanda à Dieu] », A 3950-3951), Wolfram amplifie largement le passage. Le roi se justifie devant ses troupes, expliquant que s’il ne va pas plus loin, ce n’est pas par lâcheté mais afin de leur être utile. En effet, il souligne que ses meilleures troupes se tiennent en réserve en Allemagne : « Vous savez parfaitement que mes meilleures troupes se trouvent derrière moi, en terre allemande [ir wizzet wol mine besten kraft / hinder mir ze tiuschen landen] » (W 210, 28-29). Il ajoute qu’il pourra racheter rapidement ceux qui sont faits prisonniers : « je vous libérerai prestement de la captivité [ich lœs iuch schiere von banden] » (W 210, 30).

29Concernant les rapports entre le roi et Rainouart / Rennewart, la même revalorisation du personnage royal peut être constatée. Dans l’œuvre française, l’attitude de Louis envers Rainouart complète et parachève le portrait du mauvais souverain que nous avons évoqué plus haut. À ce païen d’origine princière et ayant la stature d’un géant Louis a non seulement refusé le baptême chrétien mais également la justice : à deux reprises les écuyers de la cour, qui n’ont de cesse de railler cet étranger si différent, tentent de tuer Rainouart à coup de massues ou de bâtons. Dans la plupart des manuscrits français, c’est à chaque fois Aymeri, le père de Guillaume, qui intervient pour rétablir la paix à la cour et empêcher ce meurtre20. L’incident souligne la passivité et la veulerie dont se rend coupable le souverain. Par contre, dans le manuscrit de Venise, sans doute proche de celui qui a pu servir de source à Wolfram, c’est Louis qui intervient (A 3394, 3439). Toutefois, dans les différentes versions françaises, Rainouart s’empare des écuyers et les frappe violemment si bien que, dans un dernier accès d’injustice, le roi ordonne de jeter dehors celui qu’il qualifie de maufé (« jetez dehors ce démon ! [caciez fors cil maufé] », A 3451), c’est-à-dire de démon, terme réservé aux païens.

30Dans le roman allemand, la revalorisation du souverain est maintenue de manière cohérente. D’une part, ce n’est plus le roi qui empêche le baptême de Rennewart mais ce dernier qui refuse de se faire baptiser. D’autre part, la passivité et l’injustice dont se rend coupable le souverain est tout simplement supprimée : Rennewart est toujours harcelé par les écuyers qui le raillent et le couvrent de leurs quolibets, si bien que, comme dans la source française, Rennewart fracasse le crâne de l’un d’entre eux, mais les deux passages mettant en scène l’attaque des écuyers et l’incapacité de Louis à rétablir une paix durable à sa cour ont été gommés par l’adaptateur. Le portrait du souverain a donc été fortement rehaussé : le roi n’est plus un être veule, trop jeune pour régner et avec, sans aucun doute, un penchant pour la tyrannie et l’injustice, mais un sage qui a donné l’ordre de bien accueillir Rennewart (W 284, 8-9) et qui est capable de reconnaître les qualités et la noblesse de ce jeune étranger : « Je sais parfaitement qu’il est noble [ich weiz wol daz er edel ist] » (W 191, 1).

La dernière partie du roman inachevé et l’aspiration à la réconciliation

31Malgré toutes ces modifications apportées au texte d’origine et à la triple justification de la guerre, la fin inachevée du roman ne saurait constituer un hymne à la paix ou même à une paix en devenir. Elle exploite de manière originale certaines potentialités de sa source pour déplorer le deuil lié à la guerre, avant de s’éloigner définitivement du texte français pour prendre une voie dont seul Wolfram a pu savoir où elle devait mener. Tandis que le texte français, décrivant les moments qui suivent la fin de la seconde bataille, se contente d’évoquer le pillage des bateaux sarrasins par les Français qui « ont vidé les navires de toutes les grandes richesses qui y étaient amassées [Li Franc de France ot voydés les neç / de grant avoyr qe i fu amaseç] » (A 6792-6793), le roman allemand donne une description plus détaillée et réaliste de ces instants. Ceux que la mort a épargnés parcourt le champ de bataille :

W 446, 12-15 : Ainsi, l’un retrouva ici son père et l’autre là-bas son frère ; ainsi en allait-il pour les uns comme pour les autres, et ainsi tel seigneur retrouva son vassal. [so vant der sinen vater da, / so vant der sinen bruoder hie / (des pflagen dise und die), / so vant der herre sinen man.]

32L’anaphore renforce cette idée d’une répétition inéluctable et tragique : la même scène de deuil se répète sur tout le champ de bataille. L’adaptateur évoque également le dépouillement des cadavres :

W 446, 23-30 : Là, les pauvres s’enrichirent lorsqu’ils songèrent à prendre ce qui leur revenait de droit. Tous, le riche comme le pauvre, trouvèrent plus que ce qu’ils avaient pu espérer. Je ne puis vous énumérer en détail ce que chacun avait choisi. [da wurden die armen riche, / die da taten dem geliche / daz si nemen wolden / als si billiche solten. / der riche, der arme, dirre und der, / vant mer danne nach sins herzen ger. / ine bin niht derz iu sunder zelt, / was ieslich hant da hat gewelt.]

33Finalement, la victoire des chrétiens se solde tout autant par de la joie que par des plaintes : « Sur le champ de bataille, l’armée chrétienne se réjouit autant qu’elle se lamenta [daz kristen her het uf dem wal / beide vreude unde klage] » (W 447, 6-7).

34Cette atmosphère est renforcée par la plainte et le désespoir de Willehalm qui déplore la disparition de Rennewart, ainsi que par le commentaire de l’auteur-narrateur qui pose la question de la justification de l’homicide, affirmant que massacrer des païens comme on tue du bétail est un péché :

W, 450, 15-20 : Est-ce un péché que d’abattre comme du bétail ceux qui n’ont jamais reçu le baptême ? Je réponds que c’est un grand péché : ce sont tous des créatures faites par la main de Dieu, ceux qui font partie de Ses soixante-douze peuples. [die nie toufes künde / enpfiengen, ist daz sünde, / daz man die sluoc alsam ein vihe? / grozer sünde ich drumbe gihe: / ez ist gar gotes hantgetat, / zwuo und sibenzec sprache, die er hat.]

35Il reprend explicitement l’idée exprimée par Gyburg selon laquelle tuer un être créé par la main de Dieu est une faute. Ce qui est novateur est qu’il transpose l’interdiction de faire couler le sang d’un chrétien à un païen21. Toutefois, cet humanisme chrétien est aussitôt contrebalancé par les vers qui suivent : Wolfram y évoque la volonté de Terramer de mener ses différents peuples et leurs puissants rois jusqu’à Aix-la-Chapelle puis de continuer jusqu’à Rome, après quoi Wolfram loue ceux qui ont donné leurs vies pour faire échouer ce projet et dont les âmes sont maintenant dans la lumière et ne ressentent plus de souffrances. Il y a sans nul doute, durant toute l’œuvre, une tension entre le respect de toute vie humaine, créée par Dieu à Son image, et l’idée du martyre subi pour sauver la chrétienté d’une invasion païenne.

36Malgré les reproches que lui adresse son frère, le duc Bernart von Brubant, qui voit dans la plainte incessante de Willehalm une marque de faiblesse, le margrave soutient que cette victoire est une défaite pour son cœur tant il a perdu d’amis sur le champ de bataille. Les quelque deux cents derniers vers du roman sont consacrés au roi païen Matribleiz. Willehalm ordonne à Matribleiz de rassembler les corps de tous les rois païens morts aux Aliscans, afin qu’ils ne soient pas dévorés par les loups ou les corbeaux, et de les faire embaumer. À cette occasion, il dévoile à Matribleiz « une triste découverte [einen senelichen vunt] » (W 464, 2) qu’il a faite après la bataille : dans une grande tente, il a découvert les corps de vingt-trois rois païens tombés lors de la première bataille et embaumés par un prêtre païen. Willehalm charge Matribleiz de ramener les corps de tous ces rois chez Terramer, soulignant les liens de parenté qui les unissent désormais à travers Gyburg. Par ailleurs, le margrave fait une offre de paix à Terramer et lui demande, par l’intermédiaire de Matribleiz, de lui accorder « sa grâce et sa bienveillance [des genade und des gunst] » (W 466, 8) à condition que Terramer n’exige pas de lui qu’il renie sa foi et son baptême ni qu’il renonce à sa femme. C’est sur ces paroles de réconciliation et le sauf-conduit accordé à Matribleiz que se termine sans se clore le roman de Wolfram, laissant le lecteur en proie à de nombreuses interrogations.

Conclusion

37Certes, Willehalm semble condamner la guerre et prôner un respect de l’autre, quelle que soit sa religion. Le parcours du héros, qui abandonne son désir de vengeance (meurtre d’Arofel) et s’ouvre à l’exercice de la miséricorde, s’inscrit pleinement dans le sens général du texte. Néanmoins, la paix n’y est pas célébrée de manière univoque : si le meurtre du païen, créature de Dieu, est condamné, la guerre contre les troupes de Terramer trouve dans la protection de la chrétienté et de l’honneur de l’Empire une double justification religieuse et politique. Le choix du sujet, la bataille d’Aliscans, contraignait d’emblée le poète humaniste à une telle ambivalence. Et c’est sans doute ce qui participe de la grandeur épique de ce roman : Wolfram décrit, à travers une guerre inévitable et excluant toute paix ou trêve, la détresse profondément humaine des combattants des deux camps. Il semble que le poète ne soit pas parvenu à résoudre toutes les lignes de tension de son texte, notamment l’opposition entre la quête du martyre l’épée à la main et la déploration de la guerre.

38C’est peut-être aussi cette dimension palinodique insoluble qui a conduit l’auteur à interrompre définitivement son œuvre. Comme le suggère René Pérennec, il aurait fallu un miracle comme celui qui intervient à la fin de Parzival pour venir à bout de telles dissonances22. La fin ouverte, l’offre de paix sans réponse, l’ambassade interrompue de Matribleiz ainsi que les plaintes incessantes du héros au lendemain de sa victoire renforcent cette dimension palinodique et font de la paix ou de la réconciliation un bien aussi suprême qu’utopique.