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Aya Sakkal

Croisés et musulmans à la recherche de la paix par le prisme des chroniques orientales et occidentales du xiie siècle

Crusaders and Muslims in Search of Peace through the prism of the Eastern and Western Chronicles of the 12th Century

1Si des critiques ont été formulées contre la croisade, il n’en demeure pas moins qu’elles ne représentaient qu’un « courant pacifiste minoritaire d’opinion1 » par rapport à l’avis opposé, exaltant les expéditions vers la Terre sainte. Ces critiques étaient transmises essentiellement par voie orale et ont pris plus d’ampleur au xiiie siècle suite à la déviation de la croisade. Soutenues principalement par les clercs, à la fois membres de la hiérarchie sacerdotale et intellectuels formés dans les grandes écoles de Bologne et de Paris, ces contestations étaient pour les uns d’ordre pragmatique suite aux pertes causées par ces expéditions, et pour les autres, s’inspirant du message pacifique des Évangiles, relevaient de la doctrine. Un des pionniers de ce courant est Albert d’Aix, chanoine d’Aix-la-Chapelle. Il est l’un des rares chroniqueurs à réprouver la violence de la croisade2 et le carnage des musulmans lors de la prise de Jérusalem en juillet 1099 sans toutefois remettre en cause le bien-fondé de la croisade :

Albert d’Aix, Historia Hierosolymitanae expeditionis3, VI, 30 : Leurs appels à la pitié et à la miséricorde restaient inutiles, car les chrétiens avaient perdu tout leur esprit dans cette tuerie. [frusta hæc pietatis et misericordiæ signa fiebant. Nam Christiani sic neci totum laxaverant animum.]

2Ce « message éthique4 » était partagé à des degrés divers par quelques chroniqueurs monastiques allemands.

3Pour d’autres clercs, comme Foucher (ou Foulcher) de Chartres5 (m. 1127) dont l’Historia Hierosolymitana, est l’une des sources primaires sur la première croisade, l’essentiel était avant tout de rétablir la paix dans un royaume miné par les guerres intestines. Dans cette perspective de légitimation de la croisade, il soutient dans sa chronique, rédigée bien après le concile de Clermont (1095), que le pape Urbain II, lors de son prêche à la croisade, a souligné le mobile des expéditions en ces termes :

Foucher de Chartres, Historia Hierosolymitana6, I, 1 : (…) les grands de la terre, toujours en armes, et dont tantôt les uns, tantôt les autres se faisaient de cruelles guerres, bannissaient la paix de partout, et pillaient tour à tour les biens de la terre. [terrarum principibus incessanter certamine bellico nunc istis nunc illis inter se dissidentibus, pacem omnino postponi, bona terrae alternatim diripi.]

4Ainsi, au nom de la paix de Dieu (Pax Dei), il s’agissait de détourner la violence entre chrétiens en l’exportant en Orient : à cet égard, la guerre contre les ‘Sarrasins’ était rendue légitime et juste :

The ideal of peace (The Peace of God) and oneness rested on the imperative that all violence among Christians must cease. Insisting on this led to recommandation that Christian violence be diverted to the non-Christian outside world7

5Malgré les actes de violence qu’il décrit avec froideur tout au long de sa chronique, Foucher esquisse vers la fin de celle-ci une ébauche de paix en Orient, paix qu’il désigne comme étant de l’ordre d’un « miracle [miraculum] » (Foulcher de Chartres, Historia Hierosolymitana, III, 37) et de « prodiges [signa] » (ibid.), car Dieu « transforme et arrange tout comme il lui plaît [transformat et componit quaecumque et quomodo vult] » (ibid.). Empreint d’une rhétorique et d’une sensibilité chrétienne indéniables, foncièrement inspiré par les Écritures, ce discours fera ici l’objet d’une analyse. En ce sens, notre démarche s’inscrit dans la perspective de l’historiographie de la fin du xxe siècle, selon laquelle on ne se limite pas à considérer les sources comme des documents importants pour reconstituer le cours des événements, mais surtout comme des objets d’étude en elles-mêmes. En effet, dans sa récente étude sur cet épisode historique, Stephen C. Spencer estime ceci :

Rather than simply mining the narratives-to empirically reconstruct the course of crusading entreprises, many within crusader studies have now embrassed these theoretical principles [Jean Flori (2010), Nicolas Paul (2012), Marcus Bull 2016), Damien Kempf (2014), Megan Cassidy-Welch (2017)]. In recent years, crusade narratives – particulary those relating to the First Crusade – have been subjected to an unprecedent degree of literary scrutiny8.

6Il convient à ce propos de signaler que tous les chroniqueurs des croisades de ce xiie siècle, qu’ils soient occidentaux ou orientaux, étaient également d’illustres hommes de lettres et leurs chroniques en témoignent :

Foucher de Chartres, Historia Hierosolymitana, III, 37 : Considérez, je vous prie, et réfléchissez-en vous-même de quelle manière en notre temps Dieu a transféré l’Occident en Orient ; nous qui avons été des Occidentaux, nous sommes devenus des Orientaux ; celui qui était romain ou franc est devenu ici galiléen ou palestinien ; celui qui habitait Reims ou Chartres se voit citoyen de Tyr ou d’Antioche. Nous avons déjà oublié les lieux de notre naissance ; déjà, ils sont inconnus à plusieurs d’entre nous, ou du moins on n’en entend plus parler. Tel d’entre nous possède déjà en ce pays des maisons et des serviteurs qui lui appartiennent comme par droit héréditaire ; tel autre a épousé une femme qui n’est point sa compatriote, une Syrienne ou Arménienne, ou même une Sarrasine qui a reçu la grâce du baptême ; tel autre a chez lui ou son gendre, ou sa bru, ou son beau-père, ou son beau-fils ; celui-ci est entouré de ses neveux ou même de ses petits-neveux ; l’un cultive des vignes, l’autre des champs ; ils parlent diverses langues, et sont déjà tous parvenus à s’entendre. Les idiomes les plus différents sont maintenant communs à l’une et à l’autre nation, et la confiance rapproche les races les plus éloignées. Il a été écrit en effet : « le lion et le bœuf mangeront de la paille ensemble ». Celui qui était étranger est maintenant indigène, le pèlerin est devenu habitant ; de jour en jour, nos parents et nos proches nous viennent rejoindre ici (…). C’est là, vous le voyez bien, un miracle immense. [considera, queaso, et mente cogita, quomodo tempore in nostro transvertit Deus Occidentem in Orientem. nam qui fuimus Occidentales, nunc facti sumus Orientales. qui fuit Romanus aut Francus, hac in terra factus est Galilaeus aut Palaestinus. qui fuit Remensis aut Carnotensis, nunc efficitur Tyrius vel Antiochenus. iam obliti sumus nativitatis nostræ loca, iam nobis pluribus vel sunt ignota vel etiam inaudita. hic iam possidet domos proprias et familias quasi iure paterno et hereditario, ille vero iam duxit uxorem non tantum compatriotam, sed et Syram aut Armenam et interdum Saracenam, baptismi autem gratiam adeptam. alius habet apud se tam socerum quam nurum seu generum sive privignum necne vitricum. nec deest huic nepos seu pronepos. hic potitur vineis, ille vero culturis. diversarum linguarum coutitur alternatim eloquio et obsequio alteruter. lingua diversa iam communis facta utrique nationi fit nota et iungit fides quibus est ignota progenies. scriptum quippe est: leo et bos simul comedunt paleas. qui erat alienigena, nunc est quasi indigena, et qui inquilinus est, utique incola factus. nos nostri sequunter de die in diem propinqui et parentes (…). percipitis igitur esse hoc miraculum immensum.]

7Dans ce passage, Foucher, témoin oculaire des événements, évoque ce que sont devenus les croisés de la première génération en Palestine et en Syrie. Il s’agit de la seule chronique de la première croisade qui ne s’arrête pas à la prise de Jérusalem en 1099 : elle relate en effet également la suite des événements jusqu’à la mort de l’auteur, ce qui permet d’en savoir plus sur la fondation des États latins, mais aussi de voir « les transformations et les réflexions dans les mentalités des croisés en ce qui concerne leur perception de la croisade dans un cadre qui dépasse la durée de celle-ci9. » Un autre intérêt de l’étude de cette chronique réside dans le fait que « les écrits de Foucher, en raison du contact prolongé de son auteur avec le monde musulman et l’Orient en général, ont également fait l’objet d’études touchant aux relations entre les Francs et les Orientaux, même si cette tendance reste très récente10. »

8Ce transfert de l’Occident en Orient opéré par « Dieu » (comme signalé au début de ce passage) fait écho au concile de Clermont et au célèbre prêche public prononcé le 27 novembre 1095 par Urbain II au cours duquel il avait appelé à la guerre sainte, censée être menée sur l’ordre de Dieu avec le cri de ralliement « Deus lo vult », ‘Dieu le veut’ en bas latin.

9Ainsi, « les Occidentaux deviennent désormais orientaux », laisse entendre le texte ; cette transmutation est renforcée par des unions mixtes entre Latins et Orientaux, ces derniers étant constitués de trois composantes : Syriens, Arméniens et Sarrasins11. Par « Syriens », Foucher désigne les chrétiens d’Orient (cette dernière expression étant une appellation plus tardive dans les sources occidentales).

10Il n’en demeure pas moins que cette union mixte avec les Sarrasins est conditionnée par leur conversion (baptême). Il y avait en effet, d’après les sources, des captifs de guerre, suite à la prise des villes par les Francs, que les Byzantins vendaient sur le marché des esclaves à Constantinople ; ce négoce a probablement facilité les unions mixtes et les conversions12. Ce projet terrestre rejoint la vision de la fin du monde promue par Pierre l’Ermite et extrêmement répandue au xie siècle, selon laquelle l’obtention du baptême des juifs et des musulmans serait une condition indispensable au second avènement du Christ et au millénium de paix, de bonheur et d’abondance qui suivra13.

11Dans ce même cadre de correspondance entre les données terrestres et bibliques, Foucher insère dans sa chronique une intertextualité explicitement énoncée, empruntée à l’Écriture sainte, et plus précisément à l’Ancien Testament : « le lion, comme le bœuf, mangera de la paille14 » (Is 65, 25). Cette image est un signe de réconciliation surnaturelle : normalement, le lion devrait attaquer le bœuf. Ici, non seulement ce n’est pas le cas, mais de surcroît le lion devient herbivore en partageant la paille avec le bœuf. Foucher montre par cette image la possibilité de réaliser cette paix dans le monde d’ici-bas : « la parole de l’Écriture se vérifie », énonce-t-il dans son texte. Cette allégorie est une figure rhétorique biblique assez récurrente. Cependant, nous assistons avec Foucher à une inversion notable de l’ordre naturel des choses : ce qui était du registre de l’allégorie s’incarne, devenant ainsi réel et tangible. Cette mini-fable animalière serait un avant-goût d’une humanité nouvelle et d’une perception idéalisée de la paix, conditionnée par la conversion. Toutes ces métaphores bucoliques et idylliques (vignes et champs) suggèrent l’harmonie et l’apaisement : il n’y a plus de violence, c’est la fin des hostilités. Tous sont unis dans la même religion et la paix règne en Orient.

12Le propos de Stephen J. Spencer qui dans le prolongement de celui d’Elizabeth Lapina distingue la compréhension moderne de celle du témoin oculaire du xiie siècle est pertinent à cet égard : « twelfth-century approaches to witness testimony involved a symbiotic relationship between history and theology15 ». La quasi-totalité du texte de Foucher est une intertextualité biblique, mais plutôt implicite et retravaillée par cet homme de lettres et chroniqueur afin de l’ancrer dans un cadre spatio-temporel bien réel.

13Dans le même ordre d’idées, un des signes avant-coureurs de la paix est, selon Foucher, la langue compréhensible par tous : « les idiomes différents sont maintenant communs ». Cette langue commune est mentionnée dans la Genèse (Gn 11, 1) ; grâce à elle, les peuples ne sont plus étrangers les uns aux autres, et elle annonce la fin du chaos et de la confusion.

14Cette recherche d’une paix irénique pourrait être interprétée, par le truchement de cette allégorie pastorale, comme une réconciliation entre chrétiens suite aux guerres menées en Europe, ou comme une entente entre chrétiens et musulmans après la conversion de ces derniers16, mais aussi comme une paix allant au-delà de ces deux communautés, une réunion de peuples d’origines diverses au sein de la foi chrétienne.

15Par cette transposition d’une vision eschatologique de la Jérusalem céleste (d’ailleurs, Foucher ne la nomme pas) à un paradis bien terrestre, avec une onomastique propre à la Syrie et à la Palestine, il renforce par là même chez ses lecteurs occidentaux le désir de se croiser et de se rendre au Levant.

16La paix connaîtra une évolution en dents de scie ; d’irénique, elle disparaîtra lors de la deuxième croisade17, pour réapparaître de nouveau lors de la troisième croisade sous une forme plus pragmatique des deux côtés.

Pour une légitimation du concept de paix dans les chroniques arabes

17Côté arabe, les deux écrits les plus connus de cette époque sont ceux de Bahāʼ al-Dīn ibn Shaddād (m. 1234 / 632 h.), chroniqueur et biographe attitré de Saladin, et celui de ‘Imād al-Dīn al-Aṣfahānī (m. 1201 / 597 h.), son scribe (kātib). Ce sont deux biographies de Saladin18 permettant d’appréhender la période des croisades « de l’autre côté19 ».

18La chronique d’Ibn Shaddād, Al-Nawādir al-Sultaniyya wa‘l-Maḥāsin al-Yūsufiyya (‘récits du sultanat et des mérites de l’homme’, ci-après Al-Nawādir20), est une source d’autorité historique de premier ordre. Elle est connue pour son style sobre et son expression directe et diffère en cela de celle d’al-Asfahānī dans Al-Fatḥ al-Qussī fi al-Fatḥ al-Qudsī (‘reconquête de la Syrie et de la Palestine’, ci-après Al-Fatḥ al-Qussī21). Cet écrit à l’éloquence cicéronienne sur la reconquête de la ville sainte est rédigé en prose rimée et rythmée (sadja), style très prisé à l’époque ; il n’en constitue pas moins une source importante pour les historiens contemporains quant à son exactitude et aux détails concrets qu’il apporte.

19De prime abord, il peut paraître paradoxal de constater que c’est au moment où la combativité est au plus haut dans les deux camps qu’émerge l’espoir d’une possible paix. La question est ‘mise sur le tapis’ et les véritables négociations ont eu lieu suite à la troisième croisade, celle de 1191, menée par une coalition de trois armées.

20L’initiative du projet de paix vient du camp occidental : ce sont en effet les croisés qui proposèrent un traité de paix aux musulmans, traité placé sous le signe de l’intérêt commun : « La réconciliation est dans l’intérêt commun des deux peuples et le bénéfice est réciproque [al muṣālaḥa maṣlaḥa wa al fāʼida mutaradjdjiḥa] » (Al-Fatḥ al-Qussī, p. 301), annonce le médiateur franc en langue arabe. Cette proposition fait suite à un épuisement total des armées, avec un grand nombre de pertes et de blessés des deux côtés – bien que les Francs soient en supériorité numérique à ce moment-là. Il est à noter que le principe de ‘l’intérêt commun’ a été diffusé en Europe dans la deuxième partie du xiie siècle sous un terme juridique appelé ‘principe de nécessité’. C’est un principe général du système légal justifiant, en cas de circonstances exceptionnelles, la violation ou la dérogation à certaines règles relevant de l’autorité publique ou privée. C’est une création originale du droit canonique médiéval. Si elle prend sa source dans la littérature latine classique, l’expérience juridique romaine n’a développé autour de ce principe aucune doctrine systématique. Vers le xiie siècle, la maxime ‘la nécessité rompt la loi’ devient un véritable lieu commun canonique.

21Cette proposition d’un plan de paix trouva un écho immédiat dans le camp musulman adverse, ce qui transparaît dans les sources arabes, comme nous allons le voir. Le principe de necessitas était sans nul doute connu et recherché dans les deux camps et devait être suffisamment ‘dans l’air du temps’ pour être ainsi admis d’un côté comme de l’autre. Ainsi :

L’idée que ‘nécessité n’a point de loi’, comme le rappelait Loisel dans une de ses Maximes de droit français au xviie siècle, c’est à dire que le droit positif peut être amené à céder devant le ‘besoing’, est une idée fort répandue pendant tout le Moyen Age et aux siècles suivants22.

Deux approches de la question de la paix

22Si les deux chroniqueurs ont accompagné Saladin dans ses campagnes militaires23, ils ont également œuvré en faveur de la paix, et ce à travers leur intervention active dans le véritable processus de la paix. Le cas d’Ibn Shaddād peut sembler paradoxal : lui qui incarnait l’une des voix les plus virulentes du djihād (il a rédigé un traité de djihād à l’adresse de Saladin) défendit ensuite avec beaucoup de zèle l’idée de la paix. Il était qādī al qudāt (‘juge suprême’, littéralement ‘juge des juges’) de Jérusalem, et en tant que tel, il avait une latitude considérable pour légiférer. Par sa maîtrise de l’art oratoire (khatīb), il avait donné des sermons pour exhorter à la guerre sainte, et était parti en ambassade auprès du calife de Bagdad pour réclamer de l’aide militaire. Et c’est donc à lui qu’il incomba, à cette période, de statuer sur la légalité de la notion de la paix.

23Il est intéressant de noter qu’il a eu recours dans sa démarche de légitimation de la paix au concept juridique de maṣlaḥa sans pour autant entrer dans le mécanisme de cette notion. Voici la définition de ce terme d’après l’Encyclopédie de l’Islam :

Maṣlaḥa (…). Nom abstrait du verbe ṣala.uḥa « réparer ou améliorer », maṣlaḥa signifie à proprement parler, comme manfaʿa, « utilité », et ses antonymes sont maḍarra et mafsada « tort, dommage », mais, d’une façon générale, ce terme est pris dans le sens de « bien-être », et les juristes l’emploient avec celui de « bien ou intérêt public24.

24Il s’agit en effet d’une pratique éthico-juridique conceptualisée par al-Ghazālī (m. 1111), un des plus grands penseurs musulmans25 et un influent rénovateur (mudjaddid). Cette pratique de la jurisprudence musulmane consiste à solliciter des savants afin qu’ils trouvent des solutions à des problématiques n’ayant pas été traitées auparavant dans les sources scripturaires que sont le Coran et la Sunna (paroles et gestes du prophète Muhammad). Il s’agit plus précisément de « rechercher le bien et conjurer le mal selon le principe de l’intérêt public ou privé [daf‘ al-mafsada wa djalb al-khayr]26 » ; la maṣlaḥa permet par là même de déroger à certaines règles jugées comme des interdits. Cette pratique qui a permis de légitimer la paix a pour devise : « le cas de nécessité permet de rendre licite ce qui est illicite [al ḍarūrāt tubīh al-maḥẓūrāt]27». Elle prend sa source dans l’élaboration par al-Ghazālī28 d’une méthode déjà en usage dans les premières écoles juridiques, appelée al-Fiqh29). Il est difficile de ne pas constater une similitude avec le ‘principe de nécessité’30, élaboré en Occident presque à la même époque. Il est moins intéressant ici de savoir qui a influencé qui, que de relever une méthode de raisonnement interculturelle avec une visée éthique pragmatique commune facilitant le dialogue entre les deux parties. Bien que la maṣlaḥa reste dans un cadre islamique strict, ce système de raisonnement constitue néanmoins une avancée éthique considérable31 d’autant plus que l’on était à un moment où le djihād était à son paroxysme sous Saladin, un moment où il était inconcevable de songer à la possibilité de la paix. Or, le dernier chapitre de la chronique d’Ibn Shaddād consacré à la paix est ponctué de ce terme de maṣlaḥa.

25Nous observons qu’il n’y avait pas, dans les débats internes, les tenants de la paix d’un côté et ceux de la guerre de l’autre. Tous étaient pour la paix à l’exception de Saladin, qui incarne la voix du djihād dans tous les textes :

Al-Fatḥ al-Qussī, p. 340 : Nous avons pris l’habitude de la guerre sainte et il est difficile maintenant d’être sevré de ce à quoi on est habitué. (…) Nous n’avons d’autre occupation ni d’autre but que l’incursion. (…) Je crains que la mort ne me surprenne en état d’oisiveté. Je donne la préférence à la guerre. [Wa qad ʼalifnā al djihād wa al fiṭām ‘an al maʼlūf sa‘b, wa mālanā shughl wa lā maghza illa al ghazū wa akhsha ʼan yaʼtīnī fī ḥālati al baṭālati al adjal. Raʼiyī ʼan uqaddima bitaqdīm al djihād.]

26Seules ses discussions avec les « savants et les sages » (ahl al-raʼī wa al-sadād) parvinrent à le persuader de l’intérêt de conclure le traité de paix et de sa nécessité, mais à ce stade la paix n’était pas une fin en soi. La délibération32 avec Saladin est consignée dans les moindres détails, et l’on sait comment la voix de la paix l’a emporté sur celle de la guerre et comment le consensus a eu lieu. La voix de la paix emprunte dans un premier temps un ton habile et subtil donnant raison aux arguments de Saladin ; elle passe ensuite à un discours de type argumentatif, plaidoyer en faveur de la paix sous forme d’une longue tirade, dont nous retenons ici l’épilogue formulé par l’auteur :

Al-Nawādir, p. 225 : Par esprit de nécessité impérieuse et de bienveillance, Saladin se résout à recourir à la paix en raison de la lassitude des combattants qui montrent des signes de désaffection, et c’est aussi une décision pour le bien selon la volonté de Dieu. [Lakinnahu raʼa al-maṣlaḥa fī al-ṣulḥ li saʼāmat al-‘askar wa muẓāharatihim bi al-mukhālafa wa kāna maṣlaḥa fī ‘ilm allāh].

27Cette citation à elle seule, avec une saturation des termes maṣlaḥa et de ṣulḥ tous deux dérivés de la racine ṣ/l/ḥ, étymologiquement le ‘bien’ ou le ‘bien-être’, illustre parfaitement la volonté du chroniqueur de rendre ‘licite’ ce recours ultime à la paix avec l’ennemi extérieur, paix que Dieu même soutient et considère comme de l’ordre de l’intérêt commun (maṣlaḥa). Aussi Ibn Shaddād n’a-t-il de cesse de justifier, tout au long de ce chapitre sur les négociations, la décision finale de Saladin, devenu figure emblématique de la guerre sainte, ce qui amènera Anne Marie Eddé à ce commentaire :

La trêve avec l’ennemi chrétien fut toujours affaire délicate pour Saladin, dont l’entourage ne cessait de diffuser l’image du parfait combattant du djihād (…) mais il devait aussi, comme tout souverain de cette époque, s’adapter à la réalité du terrain33.

28Il n’est pas insignifiant de constater qu’à part quelques exemples, Ibn Shaddād ne se sert pas du terme maṣlaḥa comme jargon juridique, mais comme un simple nom commun, permettant ainsi une large diffusion et assimilation de cette notion34.

29Les deux textes traduisent cette tension entre un désir de paix et la continuité du djihād, avec la primauté finalement donnée à la paix, et la seule voix dissonante par rapport au chœur unanime en faveur de la paix est toujours celle de Saladin. Il n’est pas anodin d’observer que les deux biographes consacrent une centaine de pages à cet événement, l’élaboration du traité de paix35, et ont en effet contribué à dépasser les sentiments d’inimitié et à aller de l’avant et par conséquent à remodeler la représentation de la guerre dans l’Orient musulman. Les deux chroniqueurs ont œuvré pour la paix sur le terrain, mais également par leurs écrits, adressés a priori à un public arabophone. Toutefois, chez al-Aṣfahānī, la question de la paix est plus développée et renforcée par une dramatisation dans la narration.

30Al-Aṣfahānī, lettré et rhéteur, auteur d’Al-Fatḥ al-Qussī et grand secrétaire de la chancellerie (diwān al-Inshāʼ), était l’un des plus grands cadres de l’administration ayyoubīde sous le règne de Saladin. Il s’occupait de la rédaction des missives à destination des gouverneurs des autres contrées du monde musulman, où il annonçait notamment les victoires de Saladin avec une tonalité dithyrambique et un style très ornementé fort apprécié à l’époque. Il a écrit sa chronique au soir de sa vie, en reprenant souvent des passages des lettres de chancellerie qu’il avait rédigées sur place, mais en les réécrivant sous forme narrative. Cette réécriture est intéressante à plus d’un titre ; nous y reviendrons.

31Le désir de paix est exprimé à travers différents types de discours dans Al-Fatḥ al-Qussī. Ainsi, dans le dernier chapitre intitulé « Le scellement de la trêve de Ramla36 [῾aqd ṣulḥ al-Ramla] » (1192 / 588 h.) et justifiant le besoin d’arrêter la guerre, al-Aṣfahānī emploie dans un premier temps un discours d’ordre descriptif. C’est un long texte sur fond de paysage montagneux couvert de neige, l’hiver avec ses frimas :

Al-Fatḥ al-Qussī, p. 245-246 : Offensive de l’hiver et la position inébranlable de Saladin à l’égard du djihād. [Dhikr hudjūm al-shitāʼ wa muqām al-ṣultān ‘ala al-djihād.]

32Ce texte joue sur le contraste entre ceux qui désirent la paix, les mudjāhidūn (‘combattants’) « qui n’ont pas eu de repos depuis quatre années37 », et la position immobile du sultan Saladin incarnant l’esprit du djihād continuel, du combat au nom de Dieu. Un autre contraste est établi entre l’image frivole des rois mulūk du monde musulman, menant une vie paisible – profitant de la chaleur des braises, goûtant aux plaisirs où il est question de jarres de vin, en compagnie de belles femmes au son de la musique –, et l’attitude constante de Saladin, ce qui en réalité ne fait qu’accroître l’exemplarité de ce dernier. Il est intéressant de noter à cet égard la tension maintenue entre le religieux et le profane.

33Toutefois, l’auteur file la métaphore de la neige tout au long du texte : elle sous-entend un relâchement de l’esprit du djihād, et pointe alors comme un soupçon de reproche pour rappeler la norme. Mais la rigueur de l’hiver semble justifier ceux qui préfèrent arrêter de combattre : « Le gel a frigorifié les doigts des hommes et les a empêchés de dérouler le tapis du djihād38 ». Si cette métaphore confère une dimension religieuse supplémentaire à cette activité militaire, avec le verbe basaṭa (dérouler un tapis’ – que l’on suppose destiné à la prière), elle ne fait que traduire le statut du djihād à cette époque, mué en « obligation » (farḍ) au même titre que les piliers de l’islam – voire comme une prière dans le texte39. Cette obligation était d’ailleurs renforcée par la multitude de traités sur les « mérites du djihād » (faḍāʼil al-djihād) élaborés en cette deuxième moitié du xiie siècle. Cependant, al-Aṣfahānī semble excuser et disculper les hommes et rend responsable le gel, qui a amoindri leur capacité à accomplir le devoir du djihād ; ce faisant, il les défend ainsi auprès de Saladin, qui refuse qu’ils prennent congé. Il soutient leur désir d’être chez eux près du feu et d’avoir une vie normale, pacifique et paisible. Il ne s’agit pas encore, bien entendu, d’une paix consciente, pensée et élaborée avec l’ennemi, mais plutôt du stade de vivre en paix et « avoir la vie sauve » (silm wa salama), deux mots-clefs répétés par les combattants. C’est encore le degré zéro de la paix, mais dans les textes suivants, il y aura une gradation dans le désir et la nécessité de faire la paix avec l’autre. Al-Aṣfahānī signale à la fin de ce passage que Saladin a accepté que les combattants prennent leurs quartiers d’hiver pour un retour au printemps.

34Ce désir de paix va crescendo, mais le tournant majeur dans l’écriture d’al-Aṣfahānī correspond à la perspective de mariage d’al-‘Adel avec Jeanne, la sœur de Richard, une clause ajoutée aux termes évolutifs du traité. Les négociations pour la paix durèrent de septembre 1191 à septembre 1192. Voici les clauses en question40 :

Al-Fatḥ al-Qussī, p. 343-344 : (1) Jérusalem sera conservée par les musulmans. Les Francs pourront circuler librement et en toute sécurité dans la ville et les lieux saints. (2) Les Francs conserveront les territoires du littoral de Jaffa à Saint-Jean d’Acre et Tyr. Antioche et Tripoli ont été intégrées à ce traité selon la demande des Francs lors de la signature finale du traité. (3) La Vraie Croix gardée par le calife à Bagdad sera restituée. (4) Les prisonniers de guerre francs seront restitués. (5) Richard Cœur-de-Lion donnera la main de sa sœur au roi al-‘Adel, frère de Saladin. [1 al-Quds tabqa fī yad al-muslimīn. Al samāḥ lilifrandj biziyārat al amākin al muqaddassa wa Yu‘tū al-amān fī tanaqqulihim 2 Yastaqqir bi-yad al Ifrandj al bilād min Yāfa ila al-Qaysariyya ila ‘Akka, ila ṣūr. Adkhalū fī al-ṣulḥ antākeh wa ṭarāblus 3 Taslīm ṣalīb al-ṣalabūt 4 taslīm asra al Firandj 5 Isataqarra tazawwudj ukht al malik Richard min al malik al-‘Adil.]

35En effet, les véritables faiseurs de paix sur le terrain sont Richard et al-‘Adel, frère de Saladin, contrairement à la légende mettant Saladin au-devant de la scène. En réalité, il a tenu à rester dans les coulisses tant que le traité n’avait pas été conclu définitivement.

36Il est certain que cette dernière clause a accéléré le processus de paix pour aboutir finalement à la signature du traité en septembre 1192 : les négociations ont en effet duré un an, et pendant tout ce temps, la guerre fit rage. Les termes de ce traité ont évolué et les exigences des « Francs » (ifrandj) ont peu à peu été revues à la baisse au fur et à mesure des négociations au profit des musulmans41.

37L’auteur consacre de longs passages42 à ce mariage proposé par Richard Cœur-de-Lion ; les unions matrimoniales stratégiques de ce type étaient en effet fréquentes dans l’Occident médiéval (en Orient aussi, mais dans une moindre mesure). Dans ce texte, on sent l’enthousiasme de Saladin, d’al-‘Adel et d’al-Aṣfahānī pour cette perspective d’alliance avec les Francs, qui permettrait d’effacer toute inimitié entre les deux camps. Dès lors, l’auteur essaie de minimiser le statut de la guerre, et même de rapprocher les concepts de guerre et de paix, linguistiquement et sémantiquement. Il cite ainsi des proverbes comme « après la pluie le beau temps [ba‘da al-kadr al-ṣafū] » (Al-Fatḥ al-Qussī, p. 309), comme s’il s’agissait d’une suite logique et naturelle des choses : le trouble sera suivi par l’accalmie, après les brouilleries viendra l’entente.

38Dans le même contexte, il use d’une métaphore renvoyant au ‘raccommodage’ pour désigner l’intérêt de la concorde entre les deux peuples : « Ce traité sert de rapiècement afin de combler l’immense trou. [Inna hādhā alaqd lilkharq al-muttasi rafū] » (Al-Fatḥ al-Qussī, p. 310), sous-entendant de la sorte que la guerre est un état de désordre, de ruine et de destruction et que la paix essaie de réparer de son mieux les dégâts. 

39Al-Aṣfahānī montre également la singularité d’une telle « union » (muṣāhara) qui crée des liens de « parenté par alliance » (qarāba) : Le roi al-‘Adel (al malik al-‘Adel) et le roi Richard deviendraient ainsi beaux-frères, de même que Jeanne et Saladin deviendraient beau-frère et belle-sœur. De plus, l’étymologie de la racine ṣ/h/r désigne le rapprochement entre deux choses, la fusion, et par extension celle des métaux, d’où le synonyme soudure (ilti‘ām) qu’al-Aṣfahānī emploie pour renforcer le sentiment de parenté. Ainsi, les termes officiels des conventions diplomatiques sont remplacés par une terminologie plus accueillante et hospitalière. Le fossé entre la paix et la guerre tend du coup à s’amoindrir et à s’estomper : un vocabulaire plus positif apparaît (« abandonner les hostilités [tark al-muādā] », Al-Fatḥ al-Qussī, p. 309) et un lexique de contact physique surgit  serrer la main de l’autre, ou pardonner [muṣāfaḥa] » (ibid., p. 313), « s’approcher de l’adversaire en faisant un pas vers lui, ou s’offrir des présents » [muhādā] » (ibid., p. 309), et « amitié et affection sincères43 [Tawād wa maḥabba akīda] » (Al-Nawādir, p. 300). Tous ces termes marquent bien des interactions entre humains désireux d’aboutir à la paix avec l’autre, dans un élan plus naturel et spontané que ne le requerrait la situation diplomatique, comme si cette annonce de mariage constituait un élan qui les portait les unes vers les autres.

40Il est intéressant d’observer que de nombreux termes employés par al-Asfahānī dans sa description de la conclusion du traité sont construits sous un seul et même schème morphologique connu en grammaire sous l’appellation mufāala ( مُفاعَلة)44. C’est une structure abstraite (étymologiquement une interaction basée sur le verbe ‘faire’ f/a/l) appelée aussi la forme III en morphologie arabe. Il s’agit d’un substantif (nom verbal) servant à désigner une action45. Il indique une dynamique d’échange, de réciprocité, et de l’acte en devenir, ou en train de se faire, entre deux parties. Cette forme note souvent l’idée de faire un effort en direction de quelqu’un avec une mise en commun. Ainsi en est-il de muwāfaqa (‘accord mutuel’), muṣādaqa (‘amitié réciproque’), muwāṣala (‘communication’), muḥādatha (‘discussion’), muhādana (‘apaisement’), et musālama (‘pacification’).

41Ainsi, le terme ṣulh (‘trêve’), statique, faisant partie du jargon de la diplomatie employé au début des pourparlers, cède la place à muṣālaḥa (‘réconciliation’), que le chroniqueur fait rimer avec maṣlaḥa46, trois termes ayant la même racine. Cette notion juridique reprise d’Ibn Shaddād et qui consiste à chercher le bien et à conjurer le mal. Par ce biais de la morphologie, al-Aṣfahānī tente de démontrer que tous ces termes – issus de la même racine et qui riment ensemble – tendent à prouver que la paix est un acte aussi naturel que l’est l’harmonie de la langue (le fait que l’arabe est une langue à racine et de schèmes dérivés venant renforcer la démonstration). Étant donné que la racine ṣ/l/ḥ désigne l’amélioration de l’état de l’homme et la « relation de l’homme à l’homme » (mu‘āmalāt), par conséquent, le fait de se « réconcilier » (muṣālaḥa) ne peut être que bien dans l’esprit de l’auteur. Au-delà de la structure juridique, l’auteur veut démontrer à travers cette racine commune que la réconciliation est en soi orientée pour le bien des hommes, puisque c’est inscrit dans la nature même de la langue ... et revenir ainsi à l’état primaire de la langue pour exprimer une correspondance atavique entre la langue et l’éthique. Et est-ce un hasard si le pseudonyme de Saladin (ṣalāḥ al-dīn, perfectionnement’) dérive lui aussi de la même racine ?

42Finalement, le mariage ne put avoir lieu Jeanne ayant refusé son consentement : « Nous désapprouvons cette union – dirent les moines – à cause de la différence de religion sauf s’il se convertissait. [wa naḥnu-al ruhbān-li ikhtilāfi al-dīn nudīnu bilkhilāf, illa idhā tanaṣṣar]47 ». Pourtant, tout portait à croire que la réalisation de cette clause aurait pu pacifier les relations plus durablement. Al-Aṣfahānī exprime sa déception pour ce projet qui n’a pas abouti. En tout cas, selon les deux chroniques, il y avait une certitude quant à la réalisation d’une telle union : « Il fut arrêté qu’al-malik al-‘Adel épouserait la sœur du roi d’Angleterre [Istaqarra tazawwudj al-malik al ‘Adel bi ukht malik al-inkiterre]48 ». Selon cet accord, Jeanne devait être reine du littoral et al-‘Adel roi des terres. La contraction du traité a finalement eu lieu sans cette clause.

43La durée de cette trêve était fixée à trois ans et huit mois, mais elle dura effectivement 25 ans jusqu’en 121749 et ouvrit la voie à d’autres traités de paix50. Al-Aṣfahānī fut chargé de rédiger l’accord de paix et le ton de son écriture tout comme celle d’Ibn Shaddād pour cet événement expriment l’allégresse des deux parties :

Al-Nawādir, p. 235 : C’était un jour mémorable ; une joie si profonde a envahi les deux communautés que seul Dieu le Très haut pourra en mesurer l’intensité. [wa Kāna yawman mashhūdan ghasha al nāsa mina al-ṭā‘ifatayni mina al faraḥi wa al surūri mā lā ya‘lamuhu illa Allāh ta‘āla].

Et si le concept de paix existait déjà dans le Coran 

44Un des aspects bénéfiques de la réécriture est de compléter ou de corriger une vérité historique par des propos inavoués de prime abord ; il est ainsi probable qu’al-Aṣfahānī ait éprouvé le besoin de libérer sa conscience d’historien et d’homme au moment de rédiger sa chronique. Ainsi, on apprend à la fin de celle-ci que la conclusion de l’accord de paix aurait pu se réaliser tout simplement en appliquant le verset coranique de la paix (āyat al-silm). L’auteur écrit ceci :

Al-Fatḥ al-Qussī, p. 341 : Il est plus sensé et judicieux d’admettre la parole révélée par Dieu dans le verset ‘et s’ils inclinent à la paix, incline-toi aussi, vers celle-ci51.’ [Wa al-ṣawāb ʼan naqbal mina Allāh al-āya allatī anzalha ‘wa ʼin djanaḥū lī al-salmi fa-idjnaḥ lahā‘.]

45Par ailleurs, le placement de ce verset à la fin de la controverse autour de la question de la paix entre Saladin et son conseil pourrait contribuer à apporter une caution légitimant le traité de paix grâce à une référence d’autorité de premier ordre, une démarche qui va dans le sens inverse de la norme où l’appui sur le Coran devait être en amont et non en aval.

46Cet appel à la paix scandé par le verbe djanaḥa (‘s’incliner’) à la racine dj/n/ḥ dont l’étymologie dénote le mouvement des ailes (une catachrèse a priori mais réactivée grâce à la répétition concomitante du même verbe) prend ici une forme métonymique dotant le flanc humain d’ailes ce qui conférerait une sensation de douceur et de flexibilité à ce geste d’inclinaison vers la paix, permettant ainsi de parvenir à une voie de sagesse par une réorientation sublime, aérée et poétique, qui plus est.

47Cette donnée capitale est absente de la chronique d’Ibn Shaddād. On peut supposer deux scénarios pour expliquer cela : le premier, c’est qu’il était impensable pour cet auteur de s’appuyer sur ce verset de la paix alors que toute une production de traités de djihād (composés par lui et par d’autres) s’appuyait sur des versets et des « paroles prophétiques » (ḥadith) pour inciter à la guerre sainte52. Betty Binysh, en partant du cas de ce traité de 119253 et d’autres ultérieurs, montre comment la loi religieuse notamment celle du fiqh al djihād façonne ces traités :

This study examines how religion and particularly the Islamic legal rulings on jihad (fiqh al-jihad) restricted what peace agreements were possible between Muslims and Christians in the medieval Levant54.

48Le deuxième scénario remonte à une querelle ayant eu lieu au cours du haut Moyen-Âge musulman à propos de la validité de ce verset et de sa possible abrogation. Certains exégètes avaient alors soutenu « l’abrogation » (naskh) de ce verset de la paix au profit d’un autre verset sur le combat, en arguant que ce dernier avait été révélé ultérieurement. D’autres – et ils étaient majoritaires – avaient réfuté cette interprétation d’infirmation et avaient soutenu le « statut absolu » (hukm muṭlaq) de ce verset. Il est par conséquent fort probable que cette querelle non tranchée ait continué sous Saladin, et qu’afin d’éviter de nouveaux débats, on ait estimé préférable de ne pas avoir recours à ce verset et de prendre plutôt appui sur le concept de maṣlaḥa. Ainsi, l’approche de cette question dépendrait aussi bien du contexte que de la position qu’occupe chacun des deux chroniqueurs.

49En dernier lieu, il est capital de relever la portée du terme salm/silm dans le Coran, terme renvoyant plus à un état absolu de paix, d’une durée indéterminée que le statut officiel réducteur de la diplomatie du terme ṣulḥ ou hudna55 (‘trêve’).