Colloques en ligne

Claire Donnat-Aracil

Le roi de paix dans les lectures des premiers Valois. Autour des manuscrits de Jean le Bon

The King of Peace in the readings of the first Valois. Around the manuscripts of John the Good

1Selon l’historien Jean-Marie Moeglin, la Guerre de Cent Ans ne devrait pas s’écrire comme « l’histoire d’une guerre », mais comme « l’histoire de la recherche d’une paix, une ‘paix finale’ (…) comprise comme un accord définitif », et dont la nécessité « est affirmée dès le déclenchement de la querelle entre les rois de France et d’Angleterre » (2012, p. 51). Nicolas Offenstadt a ainsi montré comment le développement du conflit entre Philippe vi et Edouard iii s’accompagne de l’abondante production, par le roi d’Angleterre, d’un « discours de paix » (2007, p. 88) qu’il adresse par des lettres répétées au pape et aux grands de son royaume. Toutefois, bien qu’il y ait, « dans les enjeux diplomatiques des xive et xve siècles, une posture du souverain de paix dans laquelle doivent se glisser les protagonistes du discours public » (ibid.), cette posture du rex pacificus a été analysée par les historiens pour le côté anglais (voir ibid., p. 88) et interprétée dans une perspective belliqueuse de propagande contre l’ennemi qui serait « quantitativement très faible du côté français, au moins jusqu’en 1380 » (Lemas, 2017, p. 169).

2Pourtant, la représentation du rex pacificus ne manque pas d’être exploitée en France, du moins dans la littérature. Certes, Philippe vi, dont « la première tâche » après son élection au trône en 1328 « est sans doute (…) de restaurer l’image royale et sa légitimité » (ibid., p. 170), soigne surtout son image de « très bon crestien » en affichant une « piété [qui] s’inscrit dans le droit fil de la tradition peu à peu construite par la dévotion capétienne » (Guenée, 1996, p. 82). Mais il en va différemment pour son fils Jean, bénéficiaire dès 1328 d’une politique de commande de manuscrits initiée par sa mère Jeanne de Bourgogne, qui fait copier pour le dauphin, alors duc de Normandie, des œuvres visant à la fois à l’éducation du prince et à la construction d’un discours favorable à la nouvelle dynastie royale.

3Cette contribution voudrait montrer que, dans les œuvres édifiantes ou didactiques lues par Jean le Bon, cette valorisation de la figure royale repose sur une association entre le modèle du rex christianus et celle du rex pacificus, tout en interrogeant les enjeux de cette association : à mesure que se développent les tensions entre la France et l’Angleterre, de quelle paix le roi chrétien peut-il se prétendre le garant ? La représentation du roi de France en souverain pacificateur poursuit-elle le même objectif belliqueux que celui conféré par les historiens à l’usage anglais du ‘discours de paix’ ?

4Les réponses à ces questions seront explorées à travers un parcours chronologique autour de trois manuscrits commandés par ou pour Jean le Bon depuis l’accession de son père au trône de France (1328) jusqu’à son propre avènement en 1350. Il s’agira d’analyser les permanences et les métamorphoses de l’association entre roi chrétien et rex pacificus dans des manuscrits littéraires dont la production jalonne l’accroissement des tensions entre les deux royaumes. Si le premier manuscrit offert par la reine Jeanne de Bourgogne au dauphin encore enfant bâtit l’image d’un prince dévot en quête de la paix de l’âme, on voit exploiter autour de 1340 le modèle du roi pieux désirant la paix des peuples, auquel s’oppose, vers 1350, le contre-modèle du tyran, ennemi de la paix.

Le prince en quête de la paix de l’âme 

5Le premier manuscrit littéraire à mettre en scène la piété des Valois est une copie des Miracles de Nostre Dame (désormais Miracles) de Gautier de Coinci conservée aujourd’hui à la BnF sous la cote n.a.f. 245411 : composé uniquement du recueil marial, ce luxueux volume, illustré d’un riche cycle iconographique de soixante-dix-sept peintures exécutées dans les ateliers de Jean Pucelle, a été réalisé dans les toutes premières années du règne de Philippe vi (entre 1328 et 1332), avant que ne pèse sérieusement la menace d’un conflit militaire entre la France et l’Angleterre.

6Anna Russakoff (2016, p. 151) a grandement contribué à éclaircir les conditions de réalisation de ce recueil, en démontrant d’une part qu’il s’agissait d’un manuscrit d’apparat, et d’autre part qu’il avait été commandé par Jeanne de Bourgogne pour son fils Jean de Normandie, dauphin de France. D’après l’historienne de l’art, ce manuscrit s’inscrirait dans un projet pédagogique et serait pensé pour soutenir l’éducation du futur roi au métier princier.

7Si l’on accepte cette hypothèse comme point de départ à l’analyse du recueil, il est possible de préciser le contenu de l’enseignement que le jeune dauphin devrait retirer de la lecture des Miracles. En effet, un traité d’éducation des princes comme le De regimine principum de Gilles de Rome distingue « trois étapes de préparation » (Bell, 1962, p. 53) à l’exercice du métier de roi : encore enfant, le prince « apprend à se gouverner lui-même » (ibid.) avant d’être en mesure, parvenu à l’âge d’homme, de « régir sa maison » et enfin « d’administrer la chose publique » (ibid.). Jean étant âgé d’environ dix ans lorsqu’il reçoit ce manuscrit, et si celui-ci a bien une visée éducative, cet exemplaire des Miracles aurait donc vocation à s’inscrire dans la première de ces trois étapes, et à enseigner au futur roi la maîtrise de soi. Or cet exercice est justement défini chez Gilles de Rome comme la recherche de « la paix d’une bonne conscience » (ibid.) : selon Dora Bell, pour se prétendre « capable de diriger une nation » (ibid.), tout prince doit apprendre à résoudre « le conflit de ses passions », sans quoi il « ne manquerait pas de semer la haine et la discorde sur ses terres » (ibid.). Le premier devoir du dauphin en formation est donc de rechercher cette paix de la conscience, que Gilles de Rome pense inséparable d’un exercice de dévotion : il faut s’efforcer à un « rapprochement vers Dieu [qui] ne s’acquiert qu’au prix de la paix intérieure » (ibid.).

8De ce point de vue, le choix d’une œuvre dévotionnelle telle que les Miracles pour contribuer à l’éducation de Jean de Normandie prend un relief particulier. En effet, le programme iconographique du manuscrit présente clairement ce recueil comme une œuvre édifiante dont la lecture, en rapprochant le jeune prince de Dieu, lui permettra d’approcher cette « paix intérieure » indispensable selon Gilles de Rome à la pratique d’un bon gouvernement.

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Fig. 1 : Le trône de Salomon

Source : gallica.bnf.fr / BnF, n.a.f. 24541, frontispice

9C’est d’abord dans cette perspective que le frontispice placé en ouverture du manuscrit invite à lire le recueil. Ce frontispice, dont la présence constitue un fait « inhabituel dans les manuscrits des Miracles » (Root, 2020, p. 65, n. 33), représente le trône de Salomon, organisé en six marches surplombées de six vertus allégorisées, et conduisant du Christ en croix jusqu’au siège céleste où trône la Vierge portant l’Enfant Jésus (fig. 1). Si la figuration du trône de Salomon symbolise essentiellement « l’autorité politique ou spirituelle » (Iafrate, 2016, p. 215) dans l’Occident chrétien médiéval, elle est aussi interprétée, chez de nombreux exégètes, comme la représentation d’un chemin vers la paix de l’âme en Dieu : pour Raban Maur, ses « six marches signifient l’aboutissement de la perfection, tandis que le dossier du trône est la paix éternelle » (ibid., p. 240). De même, dans son traité De la triple voie, Bonaventure2 distingue six degrés d’élévation de l’âme qu’il compare aux « six degrés par lesquels on monte au trône de Salomon, parce que sa maison a été installée dans la paix » et définit le « sixième degré [comme] une vraie et pleine tranquillité » où siègent « la paix et le repos » (trad. Ménard, 2011, p. 17). Enfin, la tradition exégétique propose du trône salomonien une lecture mariale qui se rapproche davantage encore du frontispice inaugurant notre manuscrit des Miracles. Ainsi en est-il des Bibles moralisées dont la production est liée à Louis ix – dont Jeanne de Bourgogne est la petite-fille – et que Jean le Bon fera lui-même copier aux alentours de 1350 (Paris, BnF, fr. 167) :

Bible moralisée, f. 82va : Ce throne segnefie la beneoite Vierge Marie en laquelle se repousa le roy de paiz Jhesucrist. (…) Les VI degres furent VI vertus que met saint Lucas3 : du munde eloignance, sainte vergoigne, prudence, constance, humilite, obedience.

10Cette glose, qui pourrait aussi bien être présentée comme une description de notre frontispice, confirme la présence dans les textes lus par les Valois d’une lecture du trône de Salomon comme symbole irénique : placé au seuil du manuscrit, ce frontispice constitue, pour son jeune lecteur, une invitation à franchir, en parcourant les Miracles, les marches de la paix spirituelle.

11Ce programme de lecture se trouve par ailleurs corroboré dans les miniatures des derniers folios du manuscrit, qui illustrent son achèvement. Les neuf dernières enluminures du recueil accompagnent en effet les prières finales à la Vierge de représentations de figures royales en prière, dont l’identification précise est sujette à caution chez les historiens de l’art4, mais qui contrastent avec l’ensemble des enluminures précédentes par leur unité de thème et de ton : tandis que les nombreuses miniatures qui introduisent les récits miraculaires se caractérisent par « des gestuelles et des expressions faciales dramatiques » exprimant des émotions hyperbolisées dérivées de « modèles italiens » inspirés de Giotto (Russakoff, 2013, p. 73), les personnages princiers des enluminures finales se signalent au contraire par la sobriété de leur posture et de leur expression. À genoux devant la Vierge, en position de genuflexio recta (Miracles, f. 232v, 234r, 235v, 241r, 242v, 243v) (fig. 2) ou de genuflexio proclivis (ibid., f. 237r, 238v, 242r) (fig. 3), les figures royales opposent au dynamisme des images précédentes une posture de dévotion traditionnelle, née d’après Jean-Claude Schmitt d’une volonté de « maîtriser les formes extérieures de cette piété » (1990, p. 300). Dans un système herméneutique admettant que « le corps expressif traduit en langage gestuel les réalités cachées de l’âme » (Smagghe, 2012, p. 79), cette maîtrise du corps est le signe de la « modération » (ibid.) d’un souverain capable de réguler les « mouvements désordonnés de [son] âme » (ibid.), et qui aurait donc atteint la fameuse paix intérieure que le frontispice promettait au lecteur du recueil.

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Fig. 2 : Figure princière en position de genuflexio recta

Source : gallica.bnf.fr / BnF, n.a.f. 24541, f. 235v

12Mais la paix qu’atteignent en fin de lecture les figures princières n’est peut-être pas d’ordre uniquement personnel et spirituel. Ces miniatures finales accompagnent en effet des prières qui célèbrent Marie en tant que « dame de pais et de concorde » (Miracles, f. 241r) ou « mere de concorde » (ibid., f. 242r, fig. 3). Certes, les rimes de Gautier de Coinci confèrent explicitement à cette « concorde » son acception spirituelle de réconciliation avec Dieu (« Au roy de paradis me rapese et acorde », ibid., f. 241r ; « A Jhesucrist ton filz m’acorde », ibid., f. 242r) ; mais il est possible d’envisager que le contexte curial dans lequel a été lu ce manuscrit d’apparat a pu conduire ses lecteurs à activer aussi le sens politique de cette notion. À une période où « la pensée politique est dominée par la métaphore du corps humain » (Boquet / Nagy, 2015, p. 226) et où le « corps naturel » du prince agit comme « miroir » du « corps social » (Smagghe, 2012, p. 37), l’accession des figures princières à la « paix de Salomon » dans les enluminures finales pourrait allégoriser la venue de la paix sur le corps social qu’est la France ; après les difficultés de succession qui ont fragilisé le royaume depuis 1316, le parcours de paix que proposent ce manuscrit des Miracles et ses portraits princiers inviterait à voir l’avènement au trône de la nouvelle dynastie des Valois comme l’assurance d’une nouvelle « concorde », définie politiquement comme « l’unité retrouvée au sein du royaume » (Offenstadt, 2007, p. 89).

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Fig. 3 : Figure princière en position de genuflexio proclivis

Source : gallica.bnf.fr / BnF, n.a.f. 24541, f. 242r

13Ainsi, le programme iconographique de ce manuscrit répond à un double projet : éduquer le jeune prince à la recherche de la paix de l’âme d’une part ; représenter d’autre part les membres de la nouvelle dynastie royale en « rois chrétiens » dont la piété et la tempérance garantissent la paix du corps social.

Le roi en quête de la paix des peuples

14C’est le second projet attaché au manuscrit des Miracles qui sera développé dans les commandes littéraires réalisées dans les années suivantes pour le dauphin. En témoigne la copie des Grandes Chroniques de France (désormais Grandes Chroniques) commandée par Jeanne pour son fils aux alentours de 1340, et conservée aujourd’hui à la British Library sous la cote Royal 16.G.VI5. En une période de conflit déclaré avec la couronne anglaise, qui conteste moins la légitimité de Philippe vi que celle de son fils au trône de France (Hedeman, 1991, p. 62-68), ce manuscrit opte pour une organisation originale, propre à valoriser les liens de filiation entre Jean de Normandie et la figure la plus emblématique de la royauté capétienne : son illustre arrière-grand-père Louis ix, rex christianissimus par excellence, et proclamé rex pacificus dès le sermon prononcé par Boniface viii au jour de sa canonisation (« Rex pacificus magnificatus est », cité par Xavier Hélary, 2016, p. 41). Pour cela, le manuscrit s’attache tout particulièrement à ériger le roi très-chrétien qu’est saint Louis en défenseur passionné de la paix des peuples.

15La version commandée pour Jean de Normandie rompt en effet avec la « solution bien établie dans la première moitié du xive siècle » (Guyot-Bachy / Moeglin, 2005, p. 392) pour structurer les Grandes Chroniques, qui est de faire suivre le Roman des rois de Primat (qui s’arrête à la mort de Philippe Auguste) par la Chronique française abrégée composée par Guillaume de Nangis, et prolongée anonymement jusqu’en 13166. La version des Grandes Chroniques proposée par le Royal 16.G.VI revient au contraire à une solution peu répandue, auparavant adoptée au début du xive siècle par un unique manuscrit : le BnF, fr. 2615, qui complète le texte de Primat par une vie de Louis viii composée au début du règne de Philippe le Bel, et par « la traduction française de la vie de Saint Louis » dont la version latine, les Gesta sanctae memoriae Ludovici regis Franciae (désormais Gesta Ludovici)7, est elle aussi due à Guillaume de Nangis (Guyot-Bachy / Moeglin, 2005, p. 387).

16En reproduisant la composition du BnF, fr. 2615, le Royal 16.G.VI commandé pour Jean le Bon fait donc un choix inaccoutumé pour relater le règne de saint Louis. Or l’une des caractéristiques de cette Vie de saint Louis que le manuscrit londonien choisit de retranscrire est de représenter Louis ix en parfait dépositaire des qualités du rex christianissimus autant que du rex pacificus. Mireille Chazan a montré comment la version latine de Guillaume de Nangis entendait déjà souligner la « primauté temporelle » de Louis ix et son bon usage de cette primauté, mise « au service de la paix entre les peuples » (2019, p. 464) : c’est bien Guillaume de Nangis qui a fait le choix de qualifier Louis ix de christianissimus, soulignant « par ce titre (…) le rôle rempli par le roi de France, artisan de la paix entre les peuples, cette paix, toute chargée d’espérance eschatologique, qui est le but ultime de la fonction impériale » (ibid., p. 468).

17Cette représentation de Louis ix en roi porteur d’une paix qui vient de Dieu transparaît pleinement dans la traduction française des Gesta Ludovici véhiculée par le fr. 2615 et par le Royal 16.G.VI. Dès le premier chapitre s’énonce en effet un programme narratif placé sous le signe de la puissance miraculeuse du rex pacificus, puisque le narrateur annonce l’héritier de Louis viii comme celui qui « ou commencement de son roiaume, par la grace devine, out merveilleuse victoire de ses anemis sanz humain sanc espandre » (Royal 16.G.VI, f. 391r). Conformément au récit du moine de Saint-Denis, la Vie de saint Louis attribue ainsi, à grand renfort de citations bibliques, la paix qui s’instaure dans le royaume à l’élection divine dont bénéficie Louis : c’est parce qu’ils « virent apertement que la grace dieu et sa puissance reignoient es faiz et les ouvres le roy » (ibid., f. 391v) que les barons français renoncent à leur rébellion, après quoi « li roys looys gouverna son roiaume en paiz » en vertu de « l’aide Nostre Seigneur qui donne pais as homes de bone volenté » (ibid., f. 392v). La paix est alors le fruit de la piété du souverain, capable de provoquer la conversion du cœur de ses ennemis – ils « mu[ent] » leurs « mauvais conseil[s] » en « conseil de pais8 » – et représentant terrestre de la puissance et de la miséricorde divine, si l’on en croit la supplication aux accents liturgiques que lui adresse Hugues de la Marche au moment de sa reddition : « Sire, selonc la multitude de ta tres grant misericorde, pardonne nous nos meffais » (ibid., f. 400r). Les versions des Grandes Chroniques qui intègrent une traduction des Gesta Ludovici font donc le choix d’un texte qui figure avec insistance Louis ix en représentant de Dieu sur terre, pacificateur d’autant plus puissant que l’apaisement de ses ennemis s’assimile à une conversion de leurs cœurs.

18On peut d’ailleurs constater que le manuscrit londonien commandé pour Jean le Bon apporte un soin tout particulier à cette représentation de Louis ix en roi de paix, bien plus encore que le fr. 2615 auquel il emprunte sa structure. Le Royal 16.G.VI insère en effet, tantôt dans le corps du texte, tantôt sous forme d’ajout marginal, la traduction de certains passages des Gesta Ludovici qu’avait omis la version du fr. 2615, et qui, à plusieurs reprises, n’ont d’autre intérêt que de souligner la générosité pacificatrice de saint Louis. Ainsi, dès le premier conflit entre Louis ix et les barons de France au chapitre i, le copiste du manuscrit de Londres complète le récit lacunaire que le fr. 2615 propose de la soumission des contes de la Marche et de Bretagne (« lors apercurent leur orgueil et leur folie », fr. 2615, f. 217vb), en se conformant davantage à la source latine :

Guillaume de Nangis, Gesta Ludovici, p. 314 : Et prenant alors conscience de leur orgueil insensé et de la bonté de leur seigneur le roi, ils lui firent dire avec humilité et dévotion que, s’il le voulait, ils paraîtraient en sa présence à Vendôme, et qu’ils demanderaient pardon pour tout ce qu’ils avaient fait contre lui. [Et tunc primo stultam suam superbiam, et domini sui regis clementiam perpendentes, mandaverunt ei humiliter et devote, quod apud Vindocinum, si vellet, in suam praesentiam comparerent, et de omnibus quae ipsi fore fecerant, emendarent].

Grandes Chroniques (ms. Londres), f. 391rb : Il apercurent leur orgueil et leur folie par la debonairete le roy. Il manderent au roy que volentiers venroient a lui a vendosme et que ilec lui amenderoient hublement tout ce que mespris avoient envers lui.

19Plus proche des Gesta Ludovici de Guillaume de Nangis, la version du manuscrit de Jean le Bon attribue la reddition des barons à la « debonaireté » du roi, qui, par sa patience et sa lenteur à prendre les armes, parvient à susciter l’humilité (« amenderoient humblement ») des barons révoltés. C’est encore la longanimité du roi qui conduit à la paix au chapitre suivant, à la fin du siège de Bellème. En effet, si le fr. 2615 insiste autant que le Royal 16.G.VI sur le désespoir des assiégés face à la chute d’un château qui « estoit cloz de fors murs et de fortes tours, et avoit dedens bonne gent pour lui deffendre » (fr. 2615, f. 218rb ; Royal 16.G.VI, f. 392rb), seule la version de Jean le Bon ajoute une note marginale décrivant, d’après le modèle latin, l’attitude de Louis ix à l’égard des vaincus :

Guillaume de Nangis, Gesta Ludovici, p. 316 : Mais toutes les fautes que les défenseurs du château avaient commises contre la majesté royale, le roi, en vertu de son illustre générosité, les leur pardonna miséricordieusement. [Quicquid vero castri defensores in regiam majestatem deliquerant, rex benignitate sua inclita eisdem misericorditer condonavit].

Grandes Chroniques (ms. Londres), f. 392rb : A ceulz qui dedens le chastel estoient, le roy, par la grant misericorde dont il estoit plain, tout ce que il avoient offense contre la royal mageste doucement leur pardonna.

20Roi de ‘douceur’ et de « misericorde », le Louis ix de Jean le Bon est bien celui qui, fidèle au récit des Gesta Ludovici, renonce à la vengeance pour privilégier les voies de la concorde et de l’apaisement. Et cette « debonaireté » propice à la paix, loin d’être un simple trait de caractère, relève d’un véritable choix de gouvernement, si l’on en croit l’ajout marginal qui, dans le Royal 16.G.VI, introduit les statuts promulgués par le roi à son retour de terre sainte, dans le but de réformer les mœurs de ses barons :

Guillaume de Nangis, Gesta Ludovici, p. 392 : Conformément au devoir de la majesté royale, recherchant de tout notre cœur la paix et la tranquillité de nos sujets, dans la tranquillité desquels nous sommes en paix, et ayant l’ardeur de l’indignation à l’encontre des hommes injustes et malhonnêtes qui jalousent leur sérénité et leur repos, afin que, de cette manière, soient écartées les injustices, et que l’état de notre royaume soit réformé pour le mieux, nous avons commandé que soient ordonnées ces choses qui sont contenues ci-dessous (…). [Ex debito regiae potestatis, pacem et quietem subditorum nostrorum, in quorum quiete quiescimus, praecordialiter affectantes, ac adversus injuriosos et improbos, qui tranquillitati eorum invident et quieti zelum indignationis habentes, ad hujusmodi propulsandas injurias, et statum regni nostri reformandum in melius, haec quae continentur inferius, duximus ordinanda (…).]

Grandes Chroniques (ms. Londres), f. 419rb : Et premierement que ce est du droit de la mageste royale que paix soit garde et nourie entre les subgiez. Car en la paix des subgiez est la transquilite du royaume gardee. Et que reprime et corrige les orguilleuz et ceulz qui entre le commun mettent discordes. Afin que l’estat de nostre royaume accroisse de mieulz en miex.

21Plaçant publiquement la préservation de la paix au cœur de ses décisions politiques, Louis ix applique à la lettre les préconisations sur l’art de gouverner de Gilles de Rome, « pour qui la paix dans le royaume est le signe et le but du bon gouvernement » (Dubois, 1993, p. 104).

22Ainsi, les Grandes Chroniques dans leur version offerte à Jean le Bon proposent une traduction des Gesta Ludovici soucieuse de réaffirmer la conformité du saint roi à « ‘l’idéal éthique’ du roi pacificateur » (ibid.). Mais à travers cette célébration de Louis ix en véritable roi pacifique, qui « non seulement garde la paix, mais l’impose » (Krynen, 1981, p. 156), le manuscrit ambitionne probablement de valoriser l’image du destinataire de l’œuvre, et de suggérer une transmission des qualités de rex pacificus du bienheureux souverain à son arrière-petit-fils. De fait, l’écart entre les Grandes Chroniques commandées pour Jean de Normandie et la version qu’en propose le fr. 2615 ne se traduit pas uniquement par des ajouts complétant les passages des Gesta Ludovici omis dans le premier manuscrit : alors que la partie du fr. 2615 rédigée dans le premier tiers du xive siècle9 fait suivre la Vie de saint Louis d’une traduction des Gesta Philippi Regis Franciae (fr. 2615, f. 247rb-261vb), le Royal 16.G.VI s’achève sur la mort de saint Louis, une fois prononcés sur son lit d’agonie ses célèbres Enseignements à son fils (désormais Enseignements)10. Un tel choix est porteur d’une double implication.

23Il confère tout d’abord une place d’honneur à ce discours, connu pour illustrer le rôle de Louis ix en tant que roi vecteur d’une « parole de paix » (Offenstadt, 2007, p. 85), et auquel le manuscrit de Jean le Bon intègre, encore une fois, certains éléments qui soulignent l’attachement profond du souverain capétien à la résolution des conflits. Ainsi, là où le Louis ix du fr. 2615 exhorte simplement son fils à apaiser les luttes qui déchirent ses sujets (« ce guerre et contens muevent entre des sougiez, apeses les au plus que tu povras », fr. 2615, f. 246v), le Royal 16.G.VI adjoint des précisions suggérant un souverain davantage impliqué dans la conservation de la paix :

Guillaume de Nangis, Gesta Ludovici, p. 458 : Au plus tôt que tu pourras, apaise les guerres qui opposent tes sujets, Comme le fit le bienheureux Martin, qui jugeait que c’était un bon accomplissement de ses vertus s’il avait rétabli la paix entre des ennemis. [Et quam citius poteris pacificia de guerris quae sunt inter subditos tuos, sicut fecit beatus Martinus, qui bonam virtutum suarum consummationem existimavit si pacem inter discordantes restituisset.]

Grandes Chroniques (ms. Londres), f. 444r : Guerres et contens soient tiens soient a tes sougiez apaise au plus tost que tu porras aussi comme saint martin faisoit, qui creoit que c’estoit la consummacion de toute beneurete que mettre et garder paix entre ceulz ou a discorde.

24Bien que l’ajout concernant l’attachement de saint Martin à la réconciliation de « ceulz ou a discorde » témoigne une fois de plus de la fidélité du copiste à la version latine, le passage cité intègre néanmoins une innovation : alors que le moine de Saint-Denis prêtait au roi un discours qui n’engageait le souverain qu’à apaiser les guerres opposant ses sujets (« de guerris quae sunt inter subditos tuos ») – modèle suivi par le fr. 2615 –, le Louis ix du manuscrit londonien soumet tout autant le prince à l’obligation de renoncer à ses propres querelles (« soient tiens soient a tes sougiez »). La version commandée pour Jean est alors celle qui propose de saint Louis l’image la plus conforme à l’idéal médiéval du rex pacificus, sacrifiant ses intérêts personnels à la préservation de la paix (Offenstadt, 2007, p. 88-90).

25En second lieu, cette surenchère dans la construction d’une figure exemplaire est particulièrement signifiante dans une version des Grandes Chroniques qui s’achève sur la mort de saint Louis, passant sous silence l’avènement de son héritier Philippe iii – dont le nom est d’ailleurs absent de la rubrique qui annonce le début des Enseignements dans le manuscrit londonien11. Si l’on relit ces choix structurels dans le cadre d’un imaginaire politique où l’« image très valorisée » du roi de paix « se transmet de père en fils en s’inscrivant dans la rhétorique de la sagesse et du conseil » (Offenstadt, 2007, p. 85), il est possible de considérer que, en occultant relativement le personnage de Philippe le Hardi, le Royal 16.G.VI adresse ces ultima verba à un autre « fils » spirituel : celui à qui le discours s’adresse, celui à qui la « rhétorique de la sagesse » (ibid.) transmet le titre de « roi de paix », c’est alors le destinataire et lecteur premier du recueil, Jean de Normandie. Après avoir multiplié les ajouts textuels insistant sur la conformité de saint Louis à l’idéal du rex pacificus, le manuscrit londonien opte donc pour des choix structurels qui invitent à placer Jean en successeur du roi capétien et en légataire direct de son aura de pacificateur.

26Force est pourtant de constater que cette association demeure purement littéraire, et que les années qui entourent le couronnement de Jean en 1350 mettent à rude épreuve les représentations du pieux roi de France en semeur de paix. Aussi convient-il d’observer si l’image du souverain français comme rex pacificus résiste ou non, dans les commandes littéraires du nouveau roi, au démenti qu’y oppose le contexte social et militaire au moment de son avènement.

Le roi de justice et la paix de l’Église

27Pendant les années qui entourent son accession au trône, les commandes de Bibles12 effectuées par Jean le Bon confirment son attachement à l’image du rex christianissimus que cultivait Philippe vi. Pourtant, ces manuscrits n’intègrent que peu la réflexion sur le roi de paix. Dans le BnF, fr. 16713 par exemple, réalisé aux alentours de 1350 (Avril, 1972, p. 123), cette figure n’est évoquée qu’en creux : n’interrogeant jamais explicitement la notion de rex pacificus, les exégèses adossées au texte biblique n’en proposent qu’une définition en négatif, en exposant très ponctuellement l’exemple d’un ‘roi de discorde’ qui fait entrer le conflit entre la France et l’Angleterre dans le cadre de l’exégèse biblique.

28Et pourtant, l’histoire de ce manuscrit, que François Avril considère comme l’« un des rejetons les plus tardifs » (1972, p. 91) de la famille des Bibles moralisées14, incite à placer sa réalisation, comme le manuscrit précédent, au nombre des stratégies visant à présenter Jean en successeur de Louis ix. John Lowden a en effet montré que le fr. 167 a été copié à partir du manuscrit de la British Library Add. 18719 (2000, p. 191-195), lui-même réalisé à la charnière des xiiie et xive siècles, probablement sous le règne de Philippe iv, pour pallier l’absence des Bibles moralisées de Louis ix et de Marguerite de Provence dans la bibliothèque royale. De fait, Blanche de Castille avait commandé aux alentours de 1233 deux Bibles moralisées pour chacun des époux royaux15, qui ont été cédées en cadeau une vingtaine d’années plus tard : celle de saint Louis, aujourd’hui connue sous le nom de ‘manuscrit de Tolède’, a été offerte à Alphonse x16 ; celle de Marguerite, démantelée depuis en trois volumes conservés respectivement à Oxford, Paris et Londres17, a été cédée au roi d’Angleterre Henri iii ou à sa femme Éléonore18. D’après les analyses de Lowden, le manuscrit Add. 18719 aurait probablement été produit à la demande de Philippe iv, que « son extraordinaire dévotion à saint Louis » (2000, p. 216) aurait conduit d’abord à entamer des négociations avec l’Angleterre pour recouvrer la Bible moralisée de Marguerite (dite ‘Oxford-Paris-Londres’) ; ces tractations s’étant révélées infructueuses, il en aurait fait réaliser une copie. Le fr. 167 commandé pour Jean le Bon a quant à lui été copié à partir du manuscrit Add. 18719, dont il reprend le programme iconographique et textuel, mais en version bilingue, puisqu’il adjoint aux résumés des épisodes bibliques et à leurs gloses, en latin, une traduction française.

29Il est certes difficile de savoir précisément pourquoi Jean le Bon a fait réaliser une copie du manuscrit Add. 18719, qui se trouvait alors dans la bibliothèque royale, et qui a ensuite été donné aux religieuses de Saint-Louis de Poissy19. Mais le geste de l’héritier Valois n’en est pas moins signifiant, à double titre : d’une part, parce qu’en faisant traduire une Bible moralisée associée à la mémoire de Louis ix, Jean le Bon se présente comme l’héritier spirituel du rex christianissimus, dont il fait passer la piété en langue française. D’autre part, Add. 18719, copié du manuscrit Oxford-Paris-Londres, contient des exégèses bibliques différentes de celles de son jumeau le manuscrit de Tolède20, exégèses qui, pour certaines d’entre elles, prennent vraisemblablement un nouveau relief au moment de la production du fr. 167, dans le contexte de la Guerre de Cent Ans. Nombreuses y sont en effet les gloses à caractère tropologique qui interprètent les épisodes de la Bible dans une perspective politique, en y voyant une illustration du comportement des bons et des mauvais princes. Or, dans les deux seules occurrences où le commentateur illustre le comportement du mauvais prince par un exemple médiéval, il choisit sa figure-repoussoir dans l’Angleterre du xiie siècle. Deux épisodes bibliques sont en effet interprétés comme une représentation du conflit qui opposait Thomas Becket à Henri ii Plantagenêt, et qui a conduit à l’assassinat de l’évêque de Canterbury par les chevaliers de ce dernier. Ainsi en est-il lorsque le texte commente l’épisode de la rivalité entre Esaü et Jacob au ventre de leur mère (Gn 25, 22-23) :

Bible moralisée, f. 8va : Esau qui molestoit son frere puet aussi segnefier les usuriers et les desloiaus princes et rapineurs chevaliers ou autres, qui font usures et injustices as bons si conme les mauvés chevaliers occirent saint thomas de cantourbiere ou ventre de sa mere cest adire dedens sainte eglise.

30Plus loin, la glose adjointe au Livre des rois interprète la mise à mort par Saül de quatre-vingt-cinq prêtres (1 Rs 22, 17) en ces termes :

Bible moralisée, f. 70vb : Cela senefie que les avaricieus et mauves princes occient ou font persecution as bons prelas qui gardent les franchises de sainte Eglise, si conme il apparu en Engleterre ou saint Thomas fu occis pour cele cause.

31Il est ardu d’envisager comment ces gloses ont pu être reçues, dans leur version latine que transmettent les manuscrits Add. 18719 et Oxford-Paris-Londres (Oxford, Bodleian Library, Bodl. 270b, f. 17v et f. 141v), lorsque ce dernier a été offert par Louis ix ou Marguerite à Henri iii ou Éléonore. Mais autour de 1350, au cœur d’une des grandes périodes d’hostilité qui marquent la Guerre de Cent Ans, il est vraisemblable que le commanditaire du fr. 167 ait relu ces gloses condamnant Henri ii à l’aune de son propre conflit avec l’Angleterre : on sait que la figure de Thomas Becket a fait « l’objet d’un fort investissement politique à la fin du Moyen Âge » (Aurell, 2003, p. 187), et qu’elle a notamment été utilisée par Charles v qui, « en plein conflit avec Édouard III, (…) promouvait la mémoire » de l’évêque de Canterbury en tant que « principal opposant aux rois anglais » (Gaude-Ferragu, 2022, p. 149).

32De fait, sans aborder explicitement la question de la paix, ces deux gloses incitent néanmoins à voir dans le roi d’Angleterre la parfaite antithèse du rex pacificus, puisqu’Henri ii exerce ici « injustice » et « persecution » contre celui que la tradition hagiographique érige en défenseur de la ‘paix de l’Église’ : canonisé par Alexandre iii qui préconisait d’invoquer son patronage pour « le salut des fidèles et la paix de l’Église universelle » (Robertson, 1885, p. 546), Thomas Becket est, dans la Vita que rédige son secrétaire Guillaume fitz Stephen vers 1173-1174, celui qui agit « pour préserver la Paix de Dieu sur [sa] personne et sur l’Église des Anglais » (cité par Martin Aurell, 2003, p. 191). Les derniers mots que lui prêtent plusieurs hagiographies – « je suis prêt à mourir pour mon Seigneur afin que par mon sang l’Église obtienne paix et liberté » (cité ibid., p. 204) – se retrouvent d’ailleurs dans un texte beaucoup plus proche de Jean le Bon, la traduction du Miroir historial que Jean de Vignay réalise à la demande de Jeanne de Bourgogne : « car je morray volentiers afin que par mort l’Église ait sa paix et sa franchise21 ».

33Dans les textes qui construisent la mémoire de Thomas Becket, son assassinat est donc conçu comme une atteinte au défenseur de la Paix de l’Église. Mais les deux gloses du fr. 167, pour brèves et ponctuelles qu’elles soient, vont plus loin dans leur représentation du prince anglais en ennemi de la paix. Elles voient en effet dans la mise à mort du saint normand une conséquence parmi d’autres des actions menées par de « mauves princes » (Bible moralisée, f. 70v) coupables d’« injustices » (ibid., f. 8va) au nom de leur avarice : Thomas Becket a été tué par des « rapineurs chevaliers » (ibid., f. 8va) aux ordres d’un prince « avaricieus » (ibid., f. 70v). Cette attitude d’Henri ii et de ses chevaliers, prêts à commettre le meurtre pour satisfaire leur convoitise, est précisément celle du tyran insoucieux de la paix de son royaume, si l’on en croit le miroir des princes qu’est l’Avis aus roys anonyme, commandé par Jean le Bon dans les mêmes années que le fr. 16722 :

Avis aus roys23, Livre i, chapitre iv, paragraphe 16 : Secondement, bons princes doit moult tendre au profit commun et la paix de ses subgez se il ne veust perdre son nom et acquerir nom de tirant, quar la difference entre roy et tirant si est tele quar li roys doit faire continuelment a ses subgez consolations et benefices en faisant justice et rendent a chascun ce qui sien est, ou en ottroient graces, dons et benefices, et gardant et multepliant le bien commun. Et li tiranz si fait tout au contraire, quar il ne quiert que son profit et son propre delit et les biens de subgez hape et prent et se il les garde ou deffent il ne fait que pour son propre profit et pour ce est il appellez tirans, quar il tire tout a li. Si faut que persone qui vuet dignement et justement porter et avoir nom de roy amié et garde la paix des subgez et le bien commun.

34Le roi Henri ii qui a fomenté l’assassinat de Thomas Becket s’assimile au « tirant » qui « ne quiert que son profit et son propre delit », par opposition au « bons princes » qui, par la pratique de la justice et l’octroi généreux de « dons et benefices », tend à la fois au « profit commun » et à la « paix des subgez », dessein d’autant plus capital dans la définition du « roy amié » qu’il est mentionné deux fois, à chaque extrémité de cet extrait. Gouvernée par un « mauves prince », l’Angleterre d’Henri ii qu’évoquent les deux gloses du fr. 167 se présente alors comme un règne d’injustice et de discorde, ce qui, selon l’auteur de l’Avis aus roys, ouvre la voie à l’effondrement d’un royaume politiquement fragilisé :

Avis aus roys, Livre iii, chapitre xviii, paragraphes 16-18 : [Le roi] doit faire par bon consoil que bonnes loix et bonnes ordenances soient en son royaume pour faire a chascun droit et justice, quar sens justice royaumes ne peut longuement durer. Quar ostee justice, paix et concorde sont ostees, et ostee paix et concorde, communité ne peut estre bonne en li ne resister bien a autruy.

35L’Avis aus roys souligne la précarité d’un royaume qui, gouverné par un tyran dépourvu de « justice », ne saurait s’organiser selon la « paix et [la] concorde » qui assurent la cohésion nécessaire pour ‘résister’ aux attaques militaires d’« autruy ». Lues au prisme de ces commentaires, les gloses du fr. 167 renvoyant à Thomas Becket ont alors peut-être pu suggérer, à un lecteur connaisseur de l’Avis aus roys, que le prince anglais ainsi condamné pour son avarice était un prince voué à un rapide échec militaire.

36Mais que ces gloses aient pu ou non, par leur peinture d’un tyran ennemi de la paix, éveiller chez le lecteur l’espoir d’une victoire française, il est toutefois certain qu’elles représentent peu de chose à l’échelle de toute une Bible moralisée qui n’accorde alors qu’une place infime à la question du roi de paix. L’avancée dans le conflit franco-anglais semble dès lors aller de pair, dans les années 1350, avec un désintérêt temporaire24 de l’écrit édifiant pour la représentation du rex pacificus, comme si le contexte militaire rendait la notion trop abstraite, voire chimérique, en tout cas de peu de secours sur le plan herméneutique.

Conclusion

37Ainsi, les lectures de Jean de Normandie depuis son éducation de prince jusqu’à son couronnement témoignent bien d’une transformation dans le rapport du souverain pieux à la paix : si le jeune dauphin était représenté en prince dévot en quête de paix spirituelle, si le dauphin adulte apparaissait en héritier du roi saint aspirant à la paix des peuples, le fr. 167 réalisé autour de 1350 propose une lecture exégétique de la Bible qui passe moins par la notion de paix que par celle de conflit25. Tout se passe alors comme si ce manuscrit commandé pour Jean le Bon autour de son couronnement allait à contre-courant des « posture[s] du souverain de paix » (Offenstadt, 2007, p. 88) qui, dans les années 1350, sont adoptées dans les « discours publics » (ibid.) essentiellement par le roi d’Angleterre : si les « discours de paix » (ibid.) permettent à Edouard iii de légitimer son action guerrière, l’absence de ces discours est peut-être une manière pour le roi de France d’affirmer l’injustice de l’invasion anglaise.