Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Avril 2023 (volume 24, numéro 4)
titre article
Christophe Cosker

Derrière les grands noms & leurs mythes : pour une histoire sociale de la bande dessinée

Behind the Big Names & their Myths: For a Social History of Comics
Jessica Kohn, Dessiner des petits Mickeys. Une histoire sociale de la bande dessinée en France et en Belgique (1945‑1968), Paris, Éditions de la Sorbonne, coll. « Histoire contemporaine », 2022, 218 p., EAN : 9791035107970.

Nous faisons un métier où il faut se faire à tout et répondre à la demande. […] Et puis, il faut dire que ce n’est pas toujours marrant de travailler, que faire des ‘petits mickeys’, c’est assez fastidieux et qu’on a souvent besoin de s’aérer, et puis on aime bien le changement… Alors, passer d’un genre à un autre, au fond, c’est pas désagréable, ça permet de voyager tout en restant rivé à sa table à dessin.

Noël Gloesner, Hop, 8 juin 1976, p. 6.

Le dessinateur de bande dessinée talentueux est un autodidacte, un artiste rendu célèbre par une série indépassable, désormais rangée dans le patrimoine de la bande dessinée. Il – car c’est toujours un homme – ne se prive pas, qui plus est, d’exercer son talent dans d’autres domaines artistiques plus prestigieux. Bref, il sauve la « BD » de l’enfer de la culture de masse, et dessine de la « vraie » bande dessinée, celle qui mérite d’être défendue comme un produit culturel valable et légitime, celle qui s’élève au rang d’art graphique. (p. 11)

1Tel est le point de départ dont Jessica Kohn entend réévaluer les critères : le bédéiste est‑il fatalement un autodidacte ? Une série personnelle est‑elle le seul moyen de consécration ? Y a‑t‑il domination masculine dans le monde de la bande dessinée ? Cette dernière est‑elle un art illégitime ? Tout en répondant à ces questions, l’historienne déconstruit des mythes en se fondant, non plus sur des trajectoires personnelles exceptionnelles, mais sur d’autres, collectives médianes, qui permettent de cerner la réalité du métier de dessinateur‑illustrateur. Cette entreprise de déconstruction s’appuie à la fois sur l’histoire et la sociologie pour produire une histoire sociale, qui est aussi économique et culturelle, dont le mot d’ordre est le suivant : « L’ambition de ce livre, en étudiant de la manière la plus précise possible la pratique du dessin, est donc de passer d’une histoire mythique ou héroïque de la bande dessinée à une histoire sociale. » (p. 12) Le résultat qui apparaît est alors le suivant. Un terrain de recherche beaucoup plus vaste, connecté à d’autres domaines comme le journalisme, se révèle ainsi progressivement :

Les dessinateurs et les dessinatrices de bande dessinée ne sont ni des génies, ni des artistes solitaires. Ce ne sont pas non plus des « rigolos » qui s’amusent toute la journée à produire quelques gags en échange d’un salaire plus que correct. Ce sont des professionnels qui, en suivant des trajectoires sociales et des formations assez similaires, cherchent à vivre du dessin, compris dans un sens très général, grâce aux débouchés offerts par les nombreuses publications enfantines des années 1950‑1960. (p. 11‑12)

2Jessica Kohn va ainsi faire émerger la formation type de dessinateur qui exerce ensuite son activité professionnelle sur une période qui s’étend de 1945 à 1968, soit de la fin de la Seconde Guerre mondiale à une crise sociale majeure. Pour rendre compte du présent ouvrage, nous proposons d’envisager d’abord la façon dont l’auteur construit son corpus, avant de nous intéresser au découpage générationnel qu’elle opère, ce qui permettra, en dernier ressort, d’observer qu’un portrait collectif – prosopographie – du dessinateur‑illustrateur émerge dans les Trente Glorieuses.

Constitution du corpus

Le choix des illustrés

3Comme elle l’indique en introduction, le but de J. Kohn n’est pas de proposer une histoire canonique de la bande dessinée, mais une histoire sociale qui fasse droit à la bande dessinée dans ce qu’elle a de plus modeste ; cet objet de recherche coïncide avec ce que l’on appelle « illustré » :

À l’intérieur des centaines de publications françaises et belges à notre disposition pendant la période étudiée, nous avons choisi de privilégier un type particulier de publications, les illustrés. En France et en Belgique francophone, le substantif illustré désigne, depuis la fin du xixe siècle, la presse pour l’enfance et la jeunesse abondamment pourvue d’illustrations. Progressivement, à partir des années 1930 et jusqu’à leur déclin depuis la fin des années 1960, les illustrés deviennent synonymes de tout type de publication pour la jeunesse, mais aussi quelques fois pour un public plus âgé, voire adulte (journal, magazine ou revue à parution hebdomadaire). « Structurés par la bande dessinée et/ou le récit en images », ils sont à ce titre un lieu privilégié, voire évident, de publication pour les dessinateurs‑illustrateurs. Appelant à la polyvalence par la multiplicité de leurs rubriques, ils donnent également à lire directement les différentes pratiques du métier. Enfin, non contents d’être destinés à un large public et de permettre d’appréhender la massification des médias d’après‑guerre, les illustrés sont le plus souvent destinés en priorité à l’enfance et à la jeunesse, dans le contexte de l’émergence de la culture juvénile. (p. 19‑20)

4L’illustré diffère de l’album en ce qu’il est une publication périodique et dans lequel l’abondance d’illustrations est liée au public visé : l’enfant. Mais ce sens premier va s’élargissant, d’abord à « tout type de publication pour la jeunesse », ce qui explique le lien avec la loi française n° 49‑956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. Le deuxième élargissement observé est celui vers un public adulte en lien avec ce que l’auteur nomme « l’émergence de la culture juvénile ». En d’autres termes, la présente histoire de J. Kohn se comprend aussi comme un prolongement possible de L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime1, au sens où elle s’intéresse aux mutations de la représentation de l’enfant. Et J. Kohn ne focalise pas seulement son attention sur la production, mais aussi sur le producteur défini de la façon suivante :

Pourtant, les dessinateurs de l’après‑guerre, qu’ils soient français ou belges, sont encore largement polyvalents, pratiquant tour à tour la bande dessinée, l’illustration, le dessin de presse, le dessin d’humour et le dessin publicitaire. Il est donc pertinent d’aborder les carrières des dessinateurs dans leur totalité et donc de comprendre l’évolution de leur métier plutôt que de se concentrer sur les mutations d’un seul type de production. C’est pourquoi il est important de replacer la profession de dessinateur de bande dessinée au sein d’une appellation plus large, celle de dessinateur‑illustrateur. (p. 12)

5Là où la légende sacralise l’auteur d’une série, J. Kohn s’intéresse au métier de dessinateur‑illustrateur, dont le nom composé indique une inclination à la polyvalence : « La bande dessinée est ici replacée dans le contexte plus général de l’histoire du dessin : son évolution doit se comprendre conjointement à celle du dessin d’humour, de l’illustration et du dessin politique à partir des années 1950. » (p. 13) De même, son objet de recherche ne se réduit pas à la bande dessinée, mais à l’inscription du dessin dans la presse, sous les différentes formes que sont l’illustration ou encore le dessin d’humour, voire le dessin publicitaire. Dans son ouvrage, le lecteur retrouve donc les noms de trente‑deux illustrés. Certains ont été des succès fulgurants comme Spirou et Tintin ; d’autres ont été canonisés – Pilote – pour leur caractère pionnier comme Hara‑Kiri ou pour leur lien à la bédéphilie, comme Phénix. D’autres, plus discrets ou moins considérés, permettent de compléter le tableau : Le Journal de Mickey, Fripounet et Marisette ou Lisette, sans oublier Paul et Mic ou L’Astucieux, qui devient L’Intrépide à partir de 1948. Rejoignent enfin le corpus France‑Soir et L’Humanité en France, Le Soir et Le Peuple en Belgique parce qu’ils contiennent des bandes dessinées et des dessins de presse de façon au moins hebdomadaire.

Le retour à l’image

6Mais cette histoire sociale de la bande dessinée, par ailleurs elle‑même richement illustrée, ne se comprend pas seulement comme une lecture externe, mais aussi comme une lecture interne qui affronte les images :

Le point de départ de ce travail est l’image. Elle nous a menée aux individus, aux groupes, aux lieux et aux périodes de publication. C’est par l’image qu’ont été retrouvés les quatre cents dessinateurs étudiés dans le corpus, qu’ils ont été regroupés et leurs carrières retracées ; c’est par l’image aussi que se définissent leurs trajectoires. Étudier les carrières des dessinateurs sans se pencher longuement sur leurs productions aurait donc relevé du contresens scientifique : ces dernières sont des sources évidentes pour comprendre la construction du métier et des groupes professionnels. (p. 29)

7Il y a donc, pour J. Kohn, un primat de l’image étudiée notamment en fonction du style compris à la fois comme signature individuelle et marque collective, mais aussi un primat de l’image dans sa dimension technique :

Nous avons procédé dans ce travail à la description et l’analyse de nombreuses images, tant du point de vue du signifié – leur sens immédiatement accessible – que du point de vue du signifiant – c’est‑à‑dire la manière dont ces images disent ce qu’elles ont à dire. Ce sont tour à tour le crayonné, l’esquisse, l’encrage, les couleurs, la mise en page, la calligraphie, les techniques d’impression, le scénario, l’usage de la langue et les multiples références culturelles qui ont attiré notre attention. (p. 30)

8C’est ce qui incite l’auteur à prendre en compte les institutions, selon une méthode qui rappelle celle de Gérard Monnier dans L’Art et ses institutions en France2 même si, comme dans le cas de Philippe Ariès, la période envisagée diffère. La première institution à laquelle J. Kohn s’intéresse est l’école :

En France au moins, tous les dessinateurs ont suivi des cours de dessin dans leur première scolarité. En effet, cette matière est obligatoire à l’école primaire à partir de 1882 tout comme au certificat d’études primaires, qui comporte une épreuve de dessin géométrique ou d’ornement. Le dessin est d’abord enseigné selon la méthode d’Eugène Guillaume, méthode directement liée à la géométrie, à la règle et au trait, mais elle est abandonnée à partir des années 1900 au profit d’un enseignement artistique fondé sur une méthode intuitive. (p. 103)

9Ainsi le mythe de l’autodidacte qui gribouille dans les marges du cahier problématise‑t‑il le rapport entre dessin et académie. L’on voit pourtant qu’en tant que matière et pratique, le dessin est non seulement présent, mais légitimé par une évaluation et que sa pédagogie fait l’objet de transformations dans le sens d’une libération. Mais le plus intéressant est peut‑être la mise en regard de l’école des beaux‑arts avec celle des arts appliqués. En effet, nombreux sont les dessinateurs‑illustrateurs à avoir, pour des raisons variées, déserté la première. En revanche, même si elle est moins prestigieuse, la seconde est davantage liée au métier futur et, ipso facto, davantage appréciée par les étudiants :

À l’école Estienne, les ateliers proposés sont ceux de composition typographique, lithographique, gravure, reliure, dorure, fonderie et clicherie. Presque tous les dessinateurs du corpus étaient inscrits en lithographie ou en gravure. Siné sympathise pour sa part avec son professeur de gravure lithographique, René Paris, qui lui trouve du travail avant la fin de son diplôme, puis à son retour du service militaire. (p. 110)

10Ainsi, dans cette école, les étudiants apprennent‑ils l’ensemble des techniques qui leur permettront de travailler dans un journal, car c’est là le principal débouché et le métier de journaliste est sans doute le plus proche de celui de dessinateur‑illustrateur :

Pour la plupart des dessinateurs de bande dessinée qui, en raison de leur polyvalence, participent aux organes de presse, c’est une aubaine : acquérir le statut de journaliste salarié leur permet de prétendre à une bien meilleure protection sociale que ne pourrait leur offrir le statut d’indépendant. (p. 13‑14)

11C’est la raison pour laquelle les deux fonctions feront cause commune dans l’amélioration de leurs conditions de travail dans le contexte relativement favorable des Trente Glorieuses.

L’importance du contexte historique

12En effet, les Trente Glorieuses apparaissent comme le contexte pertinent3 de l’histoire sociale de la bande dessinée de 1945 à 1968. Voici comment J. Kohn les définit :

Comme la plupart des pays occidentaux, la France et la Belgique connaissent à partir de 1945 une période de forte croissance économique et d’amélioration des conditions de vie de leurs ressortissants qui perdure jusqu’au premier choc pétrolier en 1973. Tout en s’enrichissant, les sociétés se tertiarisent et favorisent l’ascension des classes moyennes salariées qui bénéficient dès la Libération de nombreux acquis sociaux. (p. 13)

13Les Trente Glorieuses sont appelées ainsi en raison de l’essor économique qui suit la fin de la Seconde Guerre mondiale. L’histoire ici brossée s’arrête avant le choc pétrolier de 1973. J. Kohn s’intéresse alors à l’évolution des acquis sociaux des métiers de journaliste et de dessinateur‑illustrateur, du statut d’indépendant à celui de salarié en passant par la fonction de pigiste, de l’acquisition de la carte professionnelle au droit à la sécurité sociale, sans oublier la constitution de syndicats. Mais cette période étudiée étant relativement courte, l’auteur la replace dans un temps plus long :

Il y a soixante‑quinze années de différence entre le doyen du corpus (Joseph Porphyre Pinchon, le dessinateur de Bécassine, né en 1871) et ses benjamins (Walthéry, Wasterlain et Gelem, nés en 1946) : impossible de confondre la carrière d’un individu né au tout début de la Troisième République avec celle de jeunes dessinateurs nés pendant ou à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cette amplitude chronologique permet d’appréhender des évolutions de près d’un siècle, qui se répercutent sur l’organisation du travail pendant une période courte d’une vingtaine d’années de 1945 à 1968. Inversement, la majorité des individus du corpus sont nés dans les années 1920 et 1930. La concentration d’individus nés pendant ces deux décennies autorise pour ces générations une analyse plus fine des profils de carrière. Dans le cas présent toutefois, l’inscription dans une génération relève moins de la date de naissance que de celle d’entrée dans le métier, puisque c’est celle‑ci qui est déterminante pour la carrière et qui participe à la définition de l’identité du dessinateur. Claudine Attias‑Donfut appelle « événements de vie » ces jalons qui « agissent comme transition d’un état à un autre » et qui, dans notre cas précis, constitue le premier indicateur de la pratique du métier. Elle souligne à ce propos qu’ils « jouent un rôle plus important que l’âge dans la scansion du parcours de vie ». (p. 75)

14C’est ainsi tout un monde – voire plusieurs mondes – qui s’offre au lecteur et permet de rediscuter – aussi de façon internationale – l’article de référence de Luc Boltanski sur « La Constitution du champ de la bande dessinée »4.

Découpage historique. De 1945 à 1968 : trois générations de dessinateurs

Première génération : les Anciens

15J. Kohn analyse la bande dessinée de 1945 à 1968 dans et en dehors du canon, en s’intéressant notamment aux trajectoires des dessinateurs‑illustrateurs dans le contexte des Trente Glorieuses. Complexifiant le schéma de Luc Boltanski, elle propose de distinguer successivement trois générations. Et elle nomme la première d’entre elles celle des Anciens :

La génération des « Anciens » permet d’étudier un groupe dont les pratiques professionnelles et économiques sont héritées d’avant la Seconde Guerre mondiale. Ils travaillent avant tout dans les illustrés catholiques français et dans les illustrés américanisés, et uniquement pour la presse enfantine. Pour ces dessinateurs qui sont surtout français la structure du marché a peu changé après la guerre ; les femmes, notamment, y trouvent toujours des débouchés qui disparaissent par la suite. Dans les années 1945‑1968, leur manière de travailler et leur position dans le marché semblent faire bloc par rapport à leurs successeurs. Ils assurent également le rôle de représentants historiques du dessin : ils ont formé l’UADF en 1924 puis le Syndicat des dessinateurs de Journaux (SDJ) en 1936 avant de rejoindre le Syndicat des dessinateurs de journaux pour enfants (SDJE) en 1946. La proportion de dessinateurs de la première génération dans ce dernier syndicat (sur dix‑sept noms retrouvés, plus des deux tiers commencent à travailler avant la Libération) et leur présence simultanée à l’UADF, plus généraliste et moins tourné vers la presse, montre la définition encore incertaine qu’ils donnent à leur occupation professionnelle. (p. 78)

16L’empan du corpus étant lié à la publication des dessins, on comprend aisément que les dessinateurs soient nés avant la Seconde Guerre mondiale. L’état du champ est alors celui dans lequel la production s’adresse à l’enfant et dans lequel l’édition religieuse occupe une place importante. Le premier des représentants de cette génération est l’inventeur de Bécassine, Joseph Porphyre Pinchon, né en 1871. Ce premier âge est aussi celui où la fonction se syndicalise avec, entre autres, en 1924 l’Union des Artistes et Dessinateurs Français (UADF) puis, en 1936, avec le Syndicat des dessinateurs de Journaux (SDJ), et enfin, en 1945, avec le Syndicat des dessinateurs de journaux pour enfants (SDJE). Jigé et Sirius sont parmi les Anciens les plus connus.

Deuxième génération : les Classiques

17J. Kohn appelle la deuxième génération celle des Classiques :

La génération des « Classiques » est celle qui profite de l’expansion du secteur du dessin à la Libération et de l’ouverture du marché aux dessinateurs belges et à leurs revues. Cette cohorte permet d’étudier la trajectoire médiane des dessinateurs et leur polyvalence : encore beaucoup recrutés dans les journaux catholiques, ils trouvent également des débouchés dans les journaux modernes et n’ont pas encore tout à fait abandonné les journaux américanisés. Preuve qu’elle est bien médiane, cette trajectoire est très proche de celle des « Anciens classiques », indice d’une continuité liée notamment aux effets de la loi de 1949 sur l’ensemble de la profession. (p. 79)

18Il s’agit de la génération centrale, celle qui va bénéficier au maximum de l’essor des Trente Glorieuses. Alors que la première génération est davantage franco‑française, cette nouvelle génération est franco‑belge. Les journaux modernes, qu’ils soient américanisés ou non, commencent à faire pièce à l’édition religieuse. C’est la génération la plus typique de la trajectoire médiane que l’historienne essaie de faire émerger, même si le découpage en génération n’est pas exempt d’enchevêtrement, comme avec les « Anciens classiques », puis avec les « Classiques modernes ». La génération des Classiques est notamment celle de Franquin ou encore de Morris.

Troisième génération : les Modernes

19La troisième et dernière génération est celle des Modernes. Par le choix d’une telle dénomination, J. Kohn indique à la fois le caractère central des classiques et l’opposition de style entre les dessinateurs‑illustrateurs anciens et les dessinateurs‑illustrateurs modernes, comme dans une certaine querelle littéraire :

La génération des « Modernes » suit l’évolution du marché des publications, les illustrés « modernes » et « belges » s’imposant comme des débouchés économiques centraux et avec eux la pratique régulière de la bande dessinée. C’est surtout la cohorte des « Jeunes » qui infléchit sa pratique professionnelle en ce sens, ne publiant presque plus dans les illustrés catholiques. Sa cohésion sociale est d’autant plus forte qu’elle est uniquement masculine […]. (p. 80)

20Dans cette dernière configuration, qui comprend la cohorte des Jeunes, l’auteur note le net recul de l’édition religieuse, mais aussi de la présence des femmes. C’est cette génération qui opère la rupture de style la plus nette avec les générations précédentes. C’est sur elle que Luc Boltanski s’appuie lorsqu’il envisage les polarisations politiques du champ de la bande dessinée.

*

21Nous avons commencé par analyser les grandes lignes de ce travail de recherche : élire l’illustré comme objet d’étude, mettre l’accent sur la lecture interne de l’image et considérer les Trente Glorieuses comme le contexte historique pertinent pour comprendre les possibilités de la bande dessinée sur la période qui s’étend de 1945 à 1968. Pour réaliser son histoire sociale de la bande dessinée en égrenant des questions au fil des chapitres – Qu’est‑ce qu’un dessinateur de bande dessinée ? Qui sont les dessinateurs de bande dessinée ? Ou encore comment devient‑on dessinateur de bande dessinée ? –, Jessica Kohn propose une prosopographie des producteurs, qu’elle nomme dessinateurs‑illustrateurs et répartit en trois générations auxquelles elle donne des noms littéraires : Anciens, Classiques et Modernes. Dès lors, ce ne sont plus les grands noms et leur posture mythique que l’on retient, mais peut‑être celui d’un agent plus discret, mais néanmoins récurrent, Jean Chakir.