Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Juin 2023 (volume 24, numéro 6)
titre article
Laurent Angard

L’art du millefeuille dans l’écriture de l’histoire

The art of the millefeuille in writing history
L’Histoire feuilletée. Dispositifs intertextuels dans la fiction historique du XIXe siècle, sous la direction de Claudie Bernard et Corinne Saminadayar-Perrin, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2022, 289 p., EAN 9782753586192

Dans les strates des fictions historiques

1La réédition en 2021 de l’ouvrage important de Claudie Bernard Le Passé recomposé (1996)1 autorise l’universitaire à reprendre certains points de son étude afin d’introduire ce recueil au titre métaphorique : L’Histoire feuilletée. Dispositifs intertextuels dans la fiction historique du xixe siècle, paru aux Presses universitaires de Rennes, en 2022. Co-dirigé par Corinne Saminadayar-Perrin, l’ouvrage se propose d’interroger à travers seize articles la manière dont l’Histoire et la fiction s’interpénètrent par des « dispositifs intertextuels », alors même que la première est tenue de citer les sources et que la seconde travaille à les voiler et/ou à les glisser entre les lignes, dans les limbes du romanesque. « Feuilleter l’histoire » est donc cette double opération qui consiste à tourner les pages d’un livre, mais aussi à laisser gonfler une pâte par couches successives pour rendre le mets plus savoureux. L’ouvrage est tripartite et examine d’abord « le document au miroir du récit ». Ensuite, une deuxième partie nous fait entendre « les échos de la Révolution » dans quelques « fictions historiques ». Enfin, dans un dernier mouvement, est observé et discuté « l’art du millefeuille » qui file la métaphore.

2Les grands événements ont fait l’histoire. Observés et consignés dans des registres officiels de tous genres, ils ont nourri les lignes des journaux, mis en lumière certains partis pris. À scruter les mots employés, on comprenait vite de quel côté ce parti pris penchait. Mais on parlait tout de même de l’événement. Ainsi, c’est à l’insurrection des 5 et 6 juin 1832 que nous invite Thomas Bouchet. Plus particulièrement à « un événement dans l’événement » : celui des combats qui se déroulèrent au cloître de Saint-Merry. À partir des traces officielles et des journaux, l’historien s’engage à démontrer la manière dont la fiction s’est emparée ou non de certains éléments onomastiques pour récrire le conflit — à l’instar de ce Charles Jeanne tantôt « révolté » et « citoyen » pour le républicain Louis Blanc, tantôt « factieux » et « affidé » pour l’orléaniste Paul Thureau-Dangin. Il conclut par conséquent qu’en fonction de l’objectif de l’écrivain, les « noms migrent, se reformulent ». D’autres « sombrent dans l’oubli. » De ce constat, résulte alors une autre problématique — insoluble (?). « Comment on écrit l’histoire ? » pour reprendre le célèbre titre de Paul Veyne (1971). La solution est donnée à mi-voix : accepter « le divers », ce feuilletage dont il est question ici, la vision kaléidoscopique des événements, mais aussi « l’ordre et le désordre » des récits.

3Dans Salammbô et « Hérodias » de Flaubert, deux œuvres qui se rencontrent dans l’étude de Julie Hugonny2, les deux héroïnes ont été très souvent présentées comme des femmes fatales, symbolisant ainsi la femme orientale dans ce qu’elle a de plus sexuel. Dans un premier temps, l’analyse expose les corps aux fantasmes des hommes qui les regardent. Progressivement, J. Hugonny place son regard non plus du côté du masculin, mais de celui des femmes, traitées par Flaubert comme deux très jeunes filles, « éloignées des réalités prosaïques de l’existence » (p. 42). Désormais marquées par cette jeunesse, elles peuvent s’allier à Iaokanann et Mathô, hommes solaires qui les métamorphosent en « filles de la lune ». S’appuyant sur une citation de Flaubert3, l’universitaire conclut que l’auteur est parvenu à créer à la fois une nouvelle mythologie cosmogonique et une autre approche des deux femmes, plus à même de s’inscrire dans son projet consistant à les peindre pleines de simplicité (p. 45).

4Quittons la Carthage de Flaubert pour entrer dans le Japon de Judith Gautier qu’Elizabeth Emery se propose d’étudier à travers le roman L’Usurpateur. Épisode de l’Histoire japonaise (1615), écrit en 1875 et rebaptisé plus tard La Sœur du soleil, gommant ainsi la part d’histoire dont le titre témoignait4. D’après les premiers critiques qui se sont intéressés à cette œuvre, seule l’histoire d’amour primait sur toutes choses sous prétexte de « coloriage » féminin. L’argument confortait les attaques contre les écrivaines, nommées les Bas-Bleus, incapables de rédiger autre chose que ce genre de roman. Dans le cas de Gautier, ces critiques surenchérissaient en insistant sur le fait qu’elle n’était pas japonaise et ne pouvait donc pas en connaître l’histoire. E. Emery, reprenant à son compte un autre pan de la critique, démontre que l’autrice avait bien au contraire des connaissances exceptionnelles relatives à l’histoire des dynasties du Japon acquises par de nombreuses lectures, mais surtout, et c’est ici une nouvelle approche, grâce à ses amis japonais en France qui lui traduisaient poèmes et scènes historiques, en autres Kinmochi Saionji et Mitsouda Komiosi. Ainsi, conclut E. Emery, a-t-elle « disposé en couches complexes des intertextualités picturales, littéraires et politiques afin de réécrire [sic] l’histoire japonaise — présente et passée — pour un public occidental » (p. 61).

5Rompre avec les idées reçues est une chose importante : nous venons de le voir. En étudiant le roman Philémon, vieux de la vieille (1913) de Lucien Descaves, Marie-Astrid Charlier revient sur une idée encore bien ancrée à son propos : résolument du côté des Communards, il ne peut donc pas être naturaliste — antagonisme reconnu. Or, c’est justement en se plongeant dans le texte que la critique montre brillamment que le roman est « composé comme un millefeuille discursif et narratif, […] caractéris[é] par une écriture polyphonique à la fois intertextuelle et architextuelle ». Lucien Descaves, « fidèle à l’esthétique naturaliste […] fait entrer dans le récit de la proscription communaliste, les “valets de l’histoire”, cette masse d’inconnus exilés pendant une décennie » — Philémon, vieux de la vieille est donc « un roman profondément naturaliste » et communaliste par ces « éphémères » et ces « broutilles » qui ont fait l’histoire de la Commune.

Dire la Révolution

6La Révolution eut de retentissants échos dans la littérature européenne. Après avoir longuement exposé sa méthode de travail pour dénicher sur Gallica les romans et pages qui la mettent en scène de près ou de loin, Olivier Ritz fait trois constats : le premier est que l’on trouve davantage de récits d’emprisonnement (ou de prisonniers) célèbres à la Bastille sous l’Ancien Régime. Le deuxième est que nombreuses sont les relations de la prise de la Bastille qui puisent aux mêmes sources historiques/romanesques ou dans la tradition populaire — ce qui constitue à proprement parler le feuilletage. Le troisième montre que cette recherche a permis à l’universitaire de mettre à jour des minores qui ne demanderaient qu’à être (re)découverts pour « inciter à de nouvelles lectures rapprochées ».

7Si Adèle de Charles Nodier, écrit en 1820, « ne correspond pas aux critères du “roman historique” », il relève, écrit Jean-Marie Roulin, du « roman de la révolution », c’est-à-dire « un récit où la Révolution […] détermine les enjeux de la fiction ». Et c’est selon ce prisme qu’est redéfinie l’histoire, en observant, d’une part, les personnages de vaincus trouvés chez Goethe, Schiller et Rousseau, et, d’autre part, la défaite des Vendéens. Nodier choisit par conséquent de parler de la période révolutionnaire non pas à travers les événements ni même les idées politiques en conflit, mais plutôt à travers la fiction qui met l’accent sur l’état d’esprit et les relations sociales dans une société révolutionnée.

8L’histoire universelle fut au xixe siècle une philosophie puis une pratique narrative en vogue. Deux écrivains, Agricol Perdiguier, avec L’Histoire démocratique des peuples anciens et modernes (1849), et Eugène Sue, avec Les Mystères du peuple, s’y essayèrent. Bettina R. Lerner5 montre comment leur projet est voué à l’échec, car le premier tente « de tisser le temps et l’espace en un tout sans couture, et il tire sur ses coutures cachées, montrant où résident la discontinuité et la multiplicité » (p. 117). Quant au second, « c’est, semble-t-il, l’ensemble des paratextes qui brouillent la continuité du projet : ils font sortir le lecteur du passé pour les faire entrer dans le présent politique, interrompant le flux narratif [en] introduisant des discontinuités » (p. 122).

9Le Marquis de Fayolle de Nerval (1849) est un « roman de la Révolution6 », roman « feuilleté » à plus d’un titre par le travail de recherche effectué par l’auteur, par les intertextes nombreux savants et littéraires, en particulier un, celui de Balzac, comme le signale Chantal Massol. Cependant, la critique souligne aussi « les discordances » qui existent entre les discours (entre celui du « savant » et du « rêveur ») : leur dédoublement et leur imbrication paraissent alors discordants, aux « contradictions insolubles » (p. 141). C. Massol se demande par conséquent si le dispositif de feuilletage mis en place par Nerval ne serait pas à l’origine de l’inachèvement du roman7.

10« Les romans de l’Ouest », « sous-genre » mis en lumière par Balzac avec ses Chouans, ont trouvé, parmi le vaste champ des fictions de la Révolution, à travers l’œuvre d’Élimir Bourg (1852-1905) un écho certain, avec un léger infléchissement cependant. Corinne Saminadayar-Perrin, à travers l’étude de Sous la hache (1876-1878), montre combien « le recours aux dispositifs intertextuels revêts une portée idéologique voire militante non négligeable » (p. 156), même si le Moyen Âge est privilégié par le romancier, dans un jeu de miroirs intertextuel qui, tel Sisyphe, réinterroge toujours l’histoire.

11Si les intertextes sont nombreux comme l’a souligné la deuxième partie, « feuilleter » l’histoire requiert tout une technique. C’est l’objectif de la troisième partie qui se propose d’analyser « l’art du millefeuille ».

12Aileen Christensen part de l’idée que la symbolique agreste, en particulier celle de l’arbre, dans les œuvres de Sand et Féval charpente toute l’intertextualité de leurs romans, Jeanne et Les Merveilles du Mont-Saint-Michel. La présence « de quelques arbres » qui ont vu les siècles s’écouler et leur longévité sont ce gage d’« un palimpseste kaléidoscopique » (p. 180). De manière autoréflexive, ils montrent la manière dont les auteurs créent leurs fictions historiques et « représentent le côté fictionnel du monde » (p. 181).

13Balzac voulut en son temps écrire une « Histoire de France pittoresque » dans laquelle il aurait retracé l’histoire de France au prisme de la vie intime des Grands, mais aussi de ceux que l’histoire avait oubliés. Dans la nouvelle Maître Cornélius, qu’Aude Déruelle étudie avec science et minutie, le projet historique côtoie la fiction, qui s’imbrique parfaitement avec elle. Le règne de Louis XI du côté légitimiste est alors redessiné — contre le récit historique de l’historien Sismondi qui noircit cette période au même moment. Mais alors que la nouvelle paraît, l’Histoire de France échoue. Plusieurs raisons sont avancées, et l’universitaire les réexamine avec précision et sans les rejeter tout à fait, pour conclure : écrire une histoire de France légitimiste et populaire dans les années 1830 était un projet tout simplement « impossible » (p. 194).

14Pourtant, s’il est impossible chez Balzac, « le feuilletage textuel » est assumé dans la Chronique du règne de Charles IX de Prosper Mérimée, c’est Xavier Bourdenet qui le dit tout de go (p. 197). Anachroniques même, les références sont explicites et diverses. Le critique s’intéresse donc à la manière d’utiliser les anecdotes, en particulier celle du roi Charles IX tirant sur « les pauvres passants », le soir de la Saint-Barthélemy, depuis sa fenêtre. Fenêtre qui devient alors matricielle puisqu’elle interroge la réalité et la force pragmatique des images dans l’écriture et la transmission de l’histoire, en montrant combien leur constitution et leur signification sont sujettes à caution (p. 209).

15Dans l’article suivant qui porte de nouveau sur la Chronique de Mérimée à l’aune de La Reine Margot d’Alexandre Dumas, Caroline Julliot interroge la manière dont les deux écrivains ont saisi l’histoire pour la diffuser auprès des lecteurs. En effet, ces deux romans sont tissés d’un intertexte complexe qui rend l’écriture de l’histoire floue et pourtant — et c’est ce paradoxe qui est mise en exergue — délicieuse, comme un bon vin, à la manière de Rabelais. Aussi, et c’est la conclusion qui résulte de cette étude, vaut-il mieux chercher les erreurs chronologiques ou se laisser bercer par le temps de la lecture où « l’imagination est reine » (p. 228).

16Si le Dumas de La Reine Margot est digne d’intérêt pour se lancer dans les études sur les intertextes historiques, Paule Petitier préfère revenir sur « une œuvre alimentaire, bâclée et apparemment simpliste » (p. 229) : La Tulipe noire, en se lançant le défi d’« ouvrir une réflexion sur les arrière-plans de l’écriture romanesque historique ». Le roman dumasien, réécriture de celui de X.-B. Saintine, Picciola, paru en 1836, retranscrit les positions « du Prince-Président », Bonaparte, des années 1850, alors même que l’action se situe au xviie siècle. Mais à la différence du texte source, la tulipe noire, la fleur au centre du roman de Dumas, devient, elle, symbolique des réflexions politiques de l’écrivain (p. 238), en particulier sur la République.

17Dans le dernier article, Julie Moucheron nous propose de saisir la manière dont Anatole France, à travers La Rôtisserie de la Reine Pédauque (1892), stratifie l’histoire non pas en suivant la chronologie, mais en prenant pour sources des textes (et leurs commentaires !) en deçà du xviiie siècle, celui où se déroule l’action romanesque. Le texte même prend des allures de roman du xviiie siècle, « jusqu’à en devenir un quasi-pastiche » (p. 247). Ainsi l’humour et l’ironie du roman historique du temps passé engagent-ils la critique de l’historiographie rationaliste contemporaine, grâce, notamment, à « des allusions codées » (p. 256).

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18Cet ensemble d’articles, tous solidement étayés et illustrés, se répondent et se complètent par échos et résonances, en montrant que la linéarité de l’histoire n’est pas forcément la meilleure des voies pour en saisir tous les enjeux scripturaux. Des intertextes s’immiscent dans les strates des trames narratives, faisant ainsi des œuvres un éventail de possibles qui engagent lecteurs et chercheurs à faire preuve de prudence dans l’analyse de l’histoire distillée dans les romans historiques ou historiquement marqués. L’expression merveilleusement bien trouvée d’« histoire feuilletée » nous conduit donc à faire attention à cette fabrique de l’histoire tout artificielle que les auteurs de romans historiques se sont ingéniés à (re)transcrire.