Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Juillet-août 2023 (volume 24, numéro 7)
titre article
Émilie Violette-Pons

L’éloquence de la disparition

The Eloquence of Disappearance
Anne Favier, Frédéric Martin-Achard, Carole Nosella, Jean-François Puff (dir.), Retrait, effacement, disparition dans les arts et la littérature d’aujourd’hui, Rennes : Presses universitaires de Rennes, coll. Arts contemporains, 2022, 282 p., EAN : 9782753586390.

1Donnant à lire les actes d’un colloque tenu à l’université Jean Monnet de Saint-Étienne en juin 2018, le volume Retrait, effacement, disparition dans les arts et la littérature d’aujourd’hui dirigé par Anne Favier, Frédéric Martin-Achard, Carole Nosella et Jean-François Puff, interroge le « renversement de valeur des thèmes de la disparition, de l’effacement ou du retrait en littérature » (p. 7), en lien avec le regard de la société sur la disparition subie par le sujet, qu’il s’agisse d’une évaporation politique comme dans 1984 de Georges Orwell, ou d’une disparition ontologique inscrite dans la langue comme dans La Disparition de Georges Perec. Le questionnement sur ce motif narratif de la disparition s’inscrit dans une perspective pluridisciplinaire (esthétique, politique, éthique et ontologique) qui croise les questions de l’identité individuelle, des représentations du sujet et des pratiques sociales.

2Alors que la seconde moitié du XXe siècle a décelé dans le retrait du sujet l’effet d’une errance ontologique et d’une inaptitude à se saisir pleinement, les contributeurs de l’ouvrage proposent plutôt d’y déceler le résultat d’un processus volontaire et positif ; le sujet chercherait activement à s’effacer pour quitter ou affirmer son individualité et se libérer des aliénations sociales : se réduire à zéro pour, paradoxalement, renforcer sa présence.

Vouloir disparaître est une chance

3Selon les huit articles de la première partie de l’ouvrage (« Opérations clandestines, effacement et postures de retrait », p. 17-101), le retrait devient un process intentionnel qui conditionne et questionne la poïesis. L’effacement devient une pratique créative et métacritique qui dissout le sujet dans le geste, par distanciation, réflexion (critique mais aussi spéculaire) et invisibilisation, mais également par fragmentation, dématérialisation et dissolution dans un art de la discrétion et de la pudeur. Cette partie étudie les modalités du retrait en abordant des domaines variés, littérature, photographie, performances, peinture, création numérique. L’effacement, tout en jouant avec les codes esthétiques, constitue une libération face aux contraintes extérieures imposées à l’artiste. Choix esthétique, éthique et politique, le retrait affirme la quête d’une dissolution salvatrice qui (re)met en question l’histoire et les codes de la représentation de soi et des images.

Laisser place à la machine

4Pour Maurice Fréruchet (« Retrait de l’artiste, renoncement à l’œuvre », p. 19-26), l’artiste contemporain peut s’effacer devant le potentiel créateur de la machine, lequel, alimenté par une idéologie techniciste courante jusqu’à la critique des enthousiasmes naïfs du futurisme, transforme l’outil de dessin en symbole d’anti-technicisme. La machine devient l’allié et le substitut de l’artiste, comme avec les machines à peindre de Kanayama Akira, ou à produire des fils de fumée de Sadamasa Motonaga, ou à encrer des rouleaux d’imprimerie défilant de Piero Manzoni. Ces substituts mécaniques de l’artiste laissent ensuite place à l’outil informatique qui, par le biais d’algorithmes programmés, fait dessiner des formes par un robot qui se déplace le long d’un mur, par exemple chez Leonal Moura lors de l’exposition « Artistes et Robots » en 2018 à Paris. Désir d’expérimenter de nouvelles pratiques, mais aussi palliatif à l’angoisse du créateur, ce transfert de la compétence créatrice de la main humaine au bras mécanique considère la machine comme un modèle. Loin d’être purement ludique ou gratuite, cette mise en retrait de la figure de l’artiste témoigne d’une nécessité et d’une angoisse : il ne faut plus ou il n’est plus possible d’être artiste comme avant. Ce choix de l’impersonnalité déconsidère ironiquement l’égo de l’artiste qui ne fabrique plus ses objets pour leur préférer des performances et des œuvres immatérielles qui inscrivent le geste dans l’éphémère, l’humilité et l’autodérision. L’œuvre n’est plus un produit fini à sens unique, mais un processus participatif voué à la dématérialisation jusqu’à n’être parfois plus qu’un parfum ou un végétal. L’art, dés-œuvré au profit du vécu de l’expérience esthétique, devient discret et secret, préférant l’ombre à la lumière.

5Dans « S’identifier à l’artiste-robot : le symptôme d’une crise de l’empathie et de l’altérité » (p. 27-38), Bruno Trentini prolonge la réflexion de M. Fréruchet, en passant du bras de la machine au robot. L’artiste n’est plus celui qui pétrit la matière, mais celui qui pense la création effectuée par un robot, mais cette délégation du geste dissout son humanité, rappelant la « crise de l’altérité » contemporaine (p. 27). L’expérience artistique permet de découvrir les « biais » de la prise en compte d’une subjectivité intentionnelle autre que la sienne propre. B. Trentini montre que « le retrait de l’artiste s’accompagne, dans le cas de la délégation à un robot, d’un simulacre auctorial avec lequel la projection empathique est possible » (p. 28). Ainsi, chez Jackson Pollock ou Giuseppe Penone, « l’acte intentionnel devient une fin » (p. 31) et non plus un moyen : l’effacement de l’artiste revient à taire l’altérité intentionnelle qui œuvre. B. Trentini recense cinq formes de retrait de l’artiste, qu’il nomme « leurres poïétiques » (p. 31), qui effacent sa subjectivité ou qui délèguent la réalisation : la réalisation industrielle de l’objet, qui efface toute trace des conditions de sa production ; la fiction poïétique d’une œuvre semblant résulter d’une histoire qui a formé l’objet représenté ; la délégation de la création artistique à un tiers humain devenu partenaire, le public par exemple ; la délégation de la création artistique à une chose ou à un phénomène naturel ; la délégation de la création artistique à un robot qui imite l’intention humaine, paraissant choisir « librement » leur geste. Cet « art sans artiste » (p. 36) plonge dans l’ombre le « marionnettiste » qu’on oublie, sans pour autant laisser le spectateur penser qu’il n’y a pas d’altérité : le robot en engendre encore une… B. Trentini montre que, même sans artiste, l’œuvre d’art suscite l’expérience d’une altérité, parce que le spectateur tend à éprouver de l’empathie, y compris envers une machine, dont il présume un libre arbitre. L’expérience esthétique se vit ainsi spontanément sur le mode de l’émotion empathique. Déconstruisant l’idée d’une exception de l’homme face à la machine, l’œuvre d’art nous offre donc une leçon d’humilité quand nous découvrons que nous sommes leurrés par la machine et le robot : elle nous fait prendre conscience des limites de notre humanité.

Effacer pour construire une mémoire

6Pour Itzhak Goldberg (« Monuments pour l’absence », p. 51-58), le monument architectural ou sculptural, à visée mémorielle et publique, ne semble pas pouvoir s’accorder avec l’idée d’effacement, même si sa puissance s’avère éphémère. Faire de « l’anti monumental » (p. 53) en sortant de la subjectivité et du pathos permet d’éviter l’idéologie et la marchandisation de la commémoration. En matière de monument, l’effacement devient une forme d’oubli qui évide l’œuvre, à l’image du Mémorial contre le fascisme de Jochen Gerz et Esther Shalev-Gerz à Hambourg en 1986 (haute colonne qui s’est enfoncée peu à peu dans le sol jusqu’à y disparaître en 1993, témoignant du non-sens qui frappe la vie humaine). L’effacement devient un sacrifice de la présence pour nous immerger dans le passé et notre responsabilité. Ces mémoriaux, devenus « reflets de l’absence » (p. 57), véritables vanités modernes, soulignent ce qu’il n’y a pas ou plus à voir, ce qui nous apprend, comme chez B. Trentini, l’humilité face à notre condition.

7Autre forme de monument mémoriel, le livre, traditionnellement corps immuable d’un texte, peut manifester sa fragilité en s’altérant : est-il alors le lieu d’une présence ou d’une absence ? I. Dunyach, dans « S’effacer dans l’infini et l’indéfini » (p. 69-79), évoque ces livres qui offrent un espace fuyant et incertain à un contenu fixe et certain, dont The Infinite Library, projet fondé par les artistes berlinois Daniel Gustav Cramer et Haris Epaminonda en 2007. Ils composent soixante-quinze livres à partir de pages prélevées sur d’autres livres, présentés dans des performances qui forment une bibliothèque évolutive. Ce protocole de création utilise l’effacement comme moyen et méthode, comme pour la colonne de Hambourg. Chaque livre se construit à partir de livres indéfiniment remodelables dans lesquels le vide a été fait en suivant divers processus. Avec le recouvrement, comme pour un palimpseste, le texte initial est recouvert ou masqué, devenant fantôme disparu mais encore visible. La creusée, elle, désigne la traversée matérielle et symbolique du livre, manifestée par des découpes dans l’objet-livre. Enfin, le vide célébré, venu habiter l’objet-livre une fois ces découpes effectuées, incarne un instant suspendu que le lecteur doit investir librement pour (re)construire une présence.

8Ce monument qui fait trace, mémorial ou livre, peut aussi être virtuel, comme le montre Carole Nosella dans « Se dissoudre dans le(s) flux » (p. 81-90). Ici, les dispositifs numériques, qui suscitent à la fois une inquiétante dissolution du sujet et une forme d’idéal symbolisant le flux vital, plongent le sujet dans le mouvement fluide d’informations. Comme pour I. Goldberg, ce n’est pas une désertion mais une immersion qui favorise un être-au-monde. Afficher son image sur les réseaux sociaux revient à s’y dissoudre en éprouvant un sentiment d’exclusion qui pousse à multiplier les images, ce qui ne fait finalement que renforcer le « sentiment d’effacement de soi » (p. 84). L’accumulation des images de soi, au lieu de construire une histoire, noie le reflet du sujet dans un flux, tout en laissant des traces dans la mémoire numérique qui, pourtant, ne sont plus notre reflet exact en raison des transformations subies par les données numériques… C. Nosella évoque aussi sa propre création vidéo, « Re-flux », où elle tente de vivre des expériences sensibles nées de flux entremêlés, venus de la nature, du corps, de la technique. Jouer avec les flux, en filmant les mouvements de la mer, les flottements sur l’eau, fait éprouver une exaltante sensation d’ubiquité et de réflexivité, ce qui protège de la dissolution en suscitant des frottements et des échos qui forment une mémoire contre la perte de soi.

Disparaître pour montrer

9Dans « Le retrait au service de l’engagement » (p. 39-50), Olivier Belon étudie le travail du grand reporter Luc Delahaye qui prend des photographies chocs sur les lieux de guerre : celui-ci a choisi le retrait pour dénoncer, à l’instar d’Antoine d’Agata et de Gilles Saussier, les pratiques du photoreportage. Ce dernier risque de devenir « un instrument puissant au service d’un humanisme péremptoire, un argument commercial destiné à entretenir la bonne conscience occidentale » (p. 40), si bien que la photographie journalistique des années 1960, d’abord destinée à éduquer les regards et à éveiller les consciences, s’est transformée en orgueilleuse marchandise. Comme le souhaitait Cornell Capa en 1966 en fondant le « Fonds international pour la photographie engagée », le photographe n’exprime au départ pas sa subjectivité ; le fait réel fait événement à condition que le photographe s’efface pour mettre en lumière l’état du monde. Mais cet effacement est évidemment révélé par ses choix de cadrage et de lumière : l’enregistrement documentaire de la réalité peut céder devant le rendu artistique. Cependant, depuis le début du XXIe siècle, la photographie de presse adopte souvent le format de l’œuvre d’art, s’expose dans des festivals, participe à des concours, œuvrant à sa propre marchandisation. Contrairement à l’artiste qui choisit l’ombre à la lumière comme M. Fréruchet, le journaliste passe de l’ombre à la lumière, starifié par le culte de l’instantané choc qui alimente le buzz médiatique. Face à cette héroïsation fallacieuse du photographe, certains font le choix du retrait. Ainsi, pour G. Saussier, déçu par ses photographies superficielles de la guerre du Golfe, la photographie cherche un éclat facile, offrant au journaliste la fausse aura d’un héros sacrificiel. Asservi à un « humanitaire » industriel et mercantile, le reportage remplace le documentaire, ce que Saussier refuse pour privilégier le temps de l’histoire au temps de l’actualité médiatique. Pour sa part, le photographe A. d’Agata se refuse au simple commentaire ou au voyeurisme. En défaisant les codes habituels du photojournalisme, il recompose la réalité, sans objectivité puisque celle-ci, avec la distance qu’elle introduit, biaiserait la nature même de l’événement. C’est pourquoi il déréalise les lieux et les moments qu’il photographie en supprimant toute référence permettant de les identifier : sans légende, l’événement se neutralise devant la subjectivité du photographe qui peut alors faire passer ses réactions personnelles, qui sont plus vraies que le monde réel. Enfin, L. Delahaye adopte une « distanciation réfléchie » (p. 47), en refusant l’éclat émotionnel, bruyant et mercantile de l’événement naïvement nourri du conflit ; l’image devant être autonome, son auteur doit s’effacer au maximum. Elle devient alors un « territoire où s’incarnent crainte, émotions, préoccupations sur la forme de notre rapport au monde » (p. 48), mais aussi exploration métapoétique de ses propres capacités et de sa profonde nature. Quand la photographie se fait ainsi forme d’art, elle interroge le rôle des images, nie le diktat de l’immédiateté, sollicite notre regard critique. « Cosa mentale » (p. 48) comme le disait de la peinture Léonard de Vinci, la photographie ainsi « entre dans la grande aventure de l’art » (p. 48).

L’image de soi : est-on né troué ?

10Dans « J’écris pour occuper moins de place. Postures de Michaux et Chevillard » (p. 91-101), Gaspard Turin évoque deux auteurs connus pour « le retrait de leur personne à leur monstration publique » (p. 91). Michaux, par une « posture de la déprise » (p. 91), contrôle la diffusion de la matière de son œuvre pour se rendre insaisissable. Malgré sa quête d’invisibilisation dans la sphère publique, cela revient tout de même à une mise en scène de soi puisqu’il ne cesse de se montrer en train de vouloir s’effacer. Pour combler le vide tout en le préservant afin de garder une juste distance, Michaux choisit de transformer l’image du moi en un spectacle « taiseux, pudique, sans image » (p. 96). Chevillard, dans sa « propension au retrait public » (p. 97) qui économise ses apparitions médiatiques, transfère son occupation du terrain depuis le dehors vers l’écriture. Ce faisant, Michaux comme Chevillard fabriquent leur territoire, s’insurgeant « contre » le dehors à travers un « désengagement » (p. 100) distancié qui consiste, ironiquement, à allier précarité et solidité, effacement de soi et accueil du lecteur. G. Turin donne à sa lecture une dimension politique : l’effacement offre une proximité plus authentique avec le lecteur, ce qui garantit la reconstruction éthique d’une « communauté » (p. 101) : s’effacer garantit un vivre-ensemble.

11L’artiste photographe Éric Watier témoigne également d’une stratégie d’effacement, dans « Contenu pris en compte » (p. 59-68). Ses travaux photographiques, présentés au colloque de Saint-Étienne, consistent en une collection d’images prises sur internet puis modifiées en y effaçant le sujet principal grâce à Photoshop. La retouche, qui devrait être invisible, est montrée pour « la faire bugger » grâce à une « discrétisation » (p. 63) permise par des algorithmes. Mais nos photographies, prises avec des téléphones portables, sont en fait des « photographies de fantômes » (p. 65) sur lesquelles volent de lumineux grains de poussière : peut-être cela a-t-il été devant l’objectif, ou non… Le photographe s’absente à son geste tout en reproduisant quelque chose qui n’existe que dans son regard, et non pas dans le paysage regardé. Alors, accompagnant cette analyse de l’esthétique de l’effacement, la parole s’efface elle-même progressivement dans le texte d’É. Watier, pour devenir un jeté d’aphorismes sur la page, ce qui rappelle de manière performative l’histoire sans fin de la fabrication de l’image, entre présence et absence, comme si on ne pouvait parler de soi que dans les lacunes sur l’image et dans les blancs sur la page.

12Ainsi, la première partie de l’ouvrage montre que le renoncement à la visibilité est une chance à saisir pour renouveler le geste créateur et déciller l’observateur grâce au recours à une disparition active et volontaire. Il est la marque, élégante et discrète, d’une contradiction au bruit de la société de consommation, l’artiste en retrait reniant le bazar de notre modernité clinquante et superficielle. À travers une poétique du peu, se dessine une éthique qui interroge la nature de l’être, reliée à une politique qui questionne nos choix de sociétés. Ce processus d’effacement fait de l’expérience esthétique du créateur et du spectateur une forme de simulacre kaléidoscopique qui remet les choses à leur juste place et à leur juste distance, en interrogeant la nature et la facture de l’œuvre, en questionnant les limites du territoire de l’artiste, révélant un regard politique qui soupçonne l’identité et les idéaux de notre société cumulative enregistrant les traces de nos moindres passages. Cette mise en question est aussi une recherche métapoétique à visée ontologique : qui suis-je quand je disparais de la scène visible ? Comment se désincarner pour mieux s’incarner ?

Angles de fuite politiques et ontologiques

13La deuxième partie de l’ouvrage, « Êtres de fuite, représentations de la disparition » (p. 103-182) va justement aborder les incarnations de la disparition. Si l’absence engendre une douleur, elle construit aussi les contours d’un vide à combler, ce qui suscite une recherche épistémologique : qu’est-ce qui a été occulté dans le champ visible des acteurs sociaux par le biais de ce retrait du sujet ? À travers la disparition du personnage en tant qu’entité subjective individuelle, l’artiste montre en quoi abandonner son corps de chair pour s’anonymiser dans le corps de la collectivité s’avère libérateur ou réducteur. Les sept articles de cette partie ont pour point commun d’inscrire le retrait dans une critique d’une société normalisatrice.

Plaidoyer pour la discrétion

14Comment le personnage romanesque incarne-t-il la disparition ? La fécondité de ce motif littéraire provient directement de notre époque fascinée par les disparitions et apparitions dans un voyeurisme qui valorise la traçabilité et la visibilité : il faut paraître (médiatiquement), ne pas disparaître (socialement) et ne pas être éliminé de la carte (géopolitiquement).

15Dans « Personnages disparaissant » (p. 105-114), Dominique Rabaté inscrit l’histoire de ce motif romanesque dans la quête de désubjectivation et de désœuvrement conduite par M. Blanchot et M. Foucault. La disparition de l’auteur est au cœur des réflexions théoriques des années 1960-70, avant de se dramatiser et de se fictionnaliser dans la littérature. D. Rabaté s’appuie sur plusieurs romans récents, dont La Conjuration de Philippe Vasset en 2013, pour soutenir l’idée ambivalente que le personnage disparaissant est un « effet de personnage » (p. 106), car disparaître, c’est, encore, agir et marquer sa présence. Le romancier comme le lecteur s’acharnent à vouloir retrouver ce personnage pour qu’il accomplisse sa mission de personnage. Jeux de piste et puzzles reconfigurent le projet romanesque, notamment à travers l’inscription performative de la disparition dans le dire pour accomplir l’« ascèse » (p. 113) du personnage. D. Rabaté donne une perspective politique à cette dépossession de soi engendrée par la dissolution du personnage, comme si l’effacement de l’individu œuvrait, utopiquement, à la possibilité d’une nouvelle communauté : disparaître, pour mieux vivre ensemble ?

16Frédéric Martin-Achard prolonge cette lecture politique dans «“Disparaissons !” Inflexion collective du motif romanesque (Alikavazovic, Despentes, Lambert, Vasset) » (p. 115-125). Il postule un infléchissement du motif de la disparition, qui correspondrait à un mouvement politique et collectif. La quête du retrait y évoque le désir de transparence et de blancheur, en contradiction avec les impératifs sociétaux d’un individualisme triomphant assumé. Disparaître revient à résister aux diktats ; cette désertion politique promet une liberté qui affranchit du devoir de responsabilité ou de réalisation personnelle. S’effacer, c’est ne pas avoir à devenir soi-même dans un système qui promeut la visibilité, la surveillance et la capitalisation de l’image de soi sous l’effet du « stade Kardashian du capitalisme » (p. 117). L’individu peut réinventer sa vie en échappant au modèle orwellien : le personnage, cessant de dire « je » pour se créer une échappatoire, se rend passif aux événements et se noie dans un « nous » collectif. Le retrait revêt alors l’espoir d’un « non-être » social : s’effacer pour se donner d’autres possibilités d’être, mais s’effacer tout de même, encore, dans un « nous » qui viendrait proposer une autre forme de groupe que la société de surveillance.

17Enfin, Julien Campagna souligne les liens essentiels du roman policier avec le thème de la disparition, dans « S’oublier pour se souvenir : stratégies d’effacement et éthique de la disparition chez le Sergent des romans policiers de Robin Cook » (p. 161-171). Le personnage du Sergent, dans les Factory Series de R. Cook, est insignifiant au possible, anonyme parmi les morts eux-mêmes anonymes sur lesquels il enquête. Refusant toute ascension sociale, le Sergent veut rester transparent et marginal, menant « une lutte contre l’effacement et l’anonymat dans les sociétés modernes, un combat contre une identité normative » (p. 162). En suscitant le mépris et le rejet, il se garantit une invisibilité pratique, d’autant que son asocialité s’accorde à son sens de l’honnêteté dans une Angleterre thatchériste violente et productiviste à laquelle il oppose son « ethos d’immobilisme social » (p. 163). Sa non-identité se traduit aussi par sa désincarnation corporelle dans le récit (floutage du visage, inconsistance des limites charnelles), qui est assimilée à un idéal d’ethos auctorial permettant à l’écrivain de s’effacer pour gagner lui aussi une objectivité qui, seule, garantit que l’autre, ce personnage fantôme, inscrit sa place dans le monde et dans la mémoire. Hommage empathique aux oubliés de la société et aux marginaux vaincus par l’individualisme ambiant, réhabilitation éthique et politique des anonymes, les récits de R. Cook redonnent corps aux marginaux dans une écriture qui devient leur lieu d’accueil et qui leur offre paradoxalement, en les désincarnant, une héroïsation, à condition que l’auteur sache se tenir en retrait, humblement et solidairement, pour que nous puissions regarder sans indifférence les fantômes enfantés par notre société moderne.

S’effacer pour se (re)trouver

18Dans « Des femmes en forêt : survie et éloignement chez Hélène Frédérick et Céline Minard » (p. 127-135), Élisa Bricco montre que la disparition de personnages féminins, dans de nombreux romans contemporains, révèle l’inadéquation de la femme, conduite à fuir pour ne pas subir ou s’adapter, avec la société. É. Bricco enrichit d’une interrogation sur l’identité individuelle la perspective politique déjà amorcée dans l’ouvrage. Vivre par procuration l’expérience du retrait, voilà ce que nous proposent les romans d’Hélène Frédérick (Forêt contraire, 2014) et de Céline Minard (Le Grand Jeu, 2016), où deux femmes quittent volontairement la ville pour vivre dans la nature et se (re)construire à travers l’expérience du sauvage et de la solitude alimentée par leur goût de l’ascétisme et de la discrétion. Offrant une nouvelle forme d’être plus sereine et plus accordée à leur intériorité, ce retrait du monde social constitue un parcours initiatique. La vie en dehors, recomposition cathartique de l’identité individuelle affranchie des dispositifs de contrôle sociétaux, est comme une nouvelle naissance qui lutte contre la perte de soi : il faut s’effacer pour éviter d’être effacé par la routine et la pression sociale, pour mieux se (re)trouver ; apprendre à vivre, vraiment, est la leçon d’humanité transmise par la littérature offerte comme une ode à la vie.

19À ce motif social de l’évaporation, Valérie Savard préfère le motif gestuel, dans « Se fondre dans l’indétermination, geste d’ouverture à l’altérité et à l’événement : une lecture de L’Évaporation de l’oncle de Christine Montalbetti » (p. 137-147). Continuum entre l’individu et le dehors, le geste est « une puissance de propagation et de transformation » (p. 137) engendrant de nouvelles formes de vie. Pour V. Savard, l’esthétique cinématographique fait travailler la dimension performative de l’image pour rendre présent le geste d’évaporation qui accompagne la disparition de deux personnages montalbettiens, le jeune Yasu et son oncle. Grâce au montage des images qui racontent le départ de chacun des deux protagonistes, C. Montalbetti donne l’impression au lecteur d’être un « regardeur » (p. 140). Ainsi inscrite dans un déroulement, la disparition devient un disparaître, ce que D. Rabaté associait pour sa part à la discrétion, qui transforme le corps en lieu de passage et de recueil de multiples identités mouvantes permettant l’ouverture du personnage aux événements. L’écriture de C. Montalbetti juxtapose des plans grâce à la combinaison de divers points de vue et espaces-temps, pour faire jouer plusieurs plans discursifs ouverts sur le dehors : le monde est montré dans sa continuité, formant un écrin capable d’accueillir l’être en (re)construction. Cette esthétique cinématographique de l’écriture favorisant l’identification, le lecteur fait monde avec les éléments et les personnages. Il glisse vers d’autres subjectivités, grâce à cette « expérience de la discrétion » (p. 146), en toute solidarité.

20S’amoindrir, se diminuer, « se faire tout petit » (p. 149), tel est l’objet d’étude de Jutta Fortin dans « Images floues, effacement de soi et désir de reconnaissance chez Camille Laurens et Erri De Luca » (p. 149-159), où des personnages, déjà devenus invisibles aux yeux de leur mère, cherchent à s’effacer complètement : quand on ne naît pas dans le regard de sa mère, on n’est pas. Étudiant le rapport entre le texte et la photographie (laquelle est un objet support ou convoqué dans les romans Cet Absent-là de C. Laurens en 2014, et Pas ici, pas maintenant d’E. De Luca en 1989), J. Fortin analyse le lien entre le désir de reconnaissance et le désir de disparition, grâce à une approche psychanalytique nourrie des travaux de Winnicott sur le rôle de miroir maternel. Le motif de la photographie renvoie au fait de ne pas être regardé (dans le roman de Laurens, des photographies de Rémi Vinet montrent des personnages floutés, mobiles, ou sans regard), de ne pas être reconnu (par le regard photographié de la mère, chez De Luca). Être vu, c’est exister, mais surtout se sentir exister. Le non-regardé, exclu de sa propre conscience de soi, devient fantôme à lui-même.

21Enfin, dans « Enquête et disparition. Autour de Daniel Mendelsohn, Éric Chauvier et Sylvain Venayre » (p. 173-182), Laurent Demanze étudie la portée documentaire et archiviste de la littérature alimentée par le motif de la disparition, « à la croisée des sciences sociales, du reportage et des formes du roman policier » (p. 173). Suscitant l’énergie d’un récit à suspense, la puissance de l’imaginaire et l’appel du désir, la disparition devient un support fantasmatique conduit par la quête de vérité, comme dans l’étude de J. Campagna sur le roman policier. Les « enjeux esthétiques, éthiques et épistémologiques » (p. 174) de la disparition font penser que, tout en étant le lieu romanesque d’une échappée libératrice, elle véhicule une connaissance de la vérité et de l’être. Dans Les Disparus (2006), Daniel Mendelsohn tente d’extraire de l’oubli des miettes de vie de six disparus tués en Pologne en 1941 pour résoudre l’énigme de leur disparition et exorciser l’absence grâce à la vertu épistémologique de l’enquête. Anthropologie, d’Éric Chauvier (2006), évoque la force d’abolition des sciences humaines et sociales envers l’individualité d’un sujet observé qu’elles transforment en objet d’étude ou en concept : la théorisation généralisante fait fi de la subjectivité de la personne, devenue un simple rouage d’une logique sociale froidement observable. Dans Disparu ! (2012), l’historien S. Venayre cherche, en imaginant l’enquête menée sur sa propre disparition, les secrets recoins où se niche l’être pour recomposer son monde en faisant « de la disparition un outil de visibilité, un instrument d’interrogation historiographique » (p. 180) qui redotent le personnage d’une sensibilité contrant la désincarnation suscitée par l’enquête historique. En tant que motif épistémologique, la disparition permet donc d'interroger notre façon de faire de l’h(H)istoire.

22Ainsi, la richesse de cette deuxième partie est de retourner la faiblesse en force, et d’exploiter pleinement l’idée d’ambivalence qui surgit de l’acte de disparition du personnage. En effet, si le motif de la disparition est ici souvent traité comme le moyen de réfléchir au poids normalisateur du collectif, c’est surtout le regard de l’auteur sur la stratégie créatrice qui est questionné pour développer ses propres capacités à interroger le personnage et à dire le monde. Ainsi, les perspectives politiques et identitaires accompagnent une interrogation métapoétique. Que le personnage soit en train de disparaître serait alors la condition de réalisation du geste en train de s’observer. La disparition du personnage devient la condition de l’œuvre d’art, laquelle se regarde explorer et interroger son propre territoire et sa propre réalisation, pour éviter de tourner à vide et de disparaître elle-même. Chemin faisant, les auteurs convoquent d’autres disciplines, l’histoire, la psychanalyse, la sociologie, car le roman se sauve de sa propre disparition en conversant avec d’autres disciplines humanistes.

Recours aux alter ego

23La troisième partie de l’ouvrage, « Jeux de rôles, identités par procuration » (p. 183-267), aborde les modalités et les effets des jeux de rôles soutenant le processus d’effacement : une valse des images du sujet démultiplie les figures du moi qui acquièrent une puissance polymorphe fascinante, tout en interrogeant la nature de l’identité d’un sujet masqué par des figures fictionnelles, des « je » d’emprunt, des chimères oscillant entre fiction et vérité dont le jeu renvoie dans le même temps à l’expression d’une détresse sociale : qui suis-je… ? En marquant la disparition, le geste créateur ne cesse paradoxalement d’affirmer la présence, car l’effacement se retourne en un ineffacement à teneur mémorielle. Approfondissant la réflexion des deux premières parties, le questionnement proposé dans les huit contributions reprend une dimension politique en résonnant avec les problématiques d’identité, de genre et de classe dans nos sociétés occidentales, mais aussi une dimension heuristique et éthique quand il s’agit de (re)construire l’identité du sujet. Le retrait permet de se défaire de soi pour (mieux) revenir à soi, de fuir pour se (re)trouver, au travers d’un processus qui fait surgir la présence d’une absence produite par le processus d’effacement, en vue d’une émancipation fondatrice.

Costumes et caméléons

24Dans « Soi-même comme les autres » (p. 195-205), Christophe Viart interroge la présence directe et indirecte du « je » biographique dans l’œuvre. « Délégation, procuration, dédoublement » (p. 197) mettent fin à la fusion entre le créateur et son œuvre. S’appuyant sur Zelig de Woody Allen (1983), C. Viart évoque l’opération de camouflage mise en œuvre par ce personnage caméléon qui se coule dans la peau des autres. Devenu tout le monde, il n’est aussi personne, auteur d’un livre qui porte le même titre que des centaines d’autres : Ma vie. Malgré cet anonymat qui confond les auteurs et les lecteurs, c’est tout de même à une connaissance de soi que l’œuvre autobiographique donne accès, dans un tourbillon infini de figures emboitées.

25L’image du caméléon est complétée par celle de l’acteur costumé dans les contributions de Sara Bédard-Goulet, Marie-Laure Delaporte et Jean-François Puff.

26Dans « Déprise du moi, fiction du sujet dans Envoyée spéciale de Jean Échenoz (p. 185-193), S. Bédard-Goulet étudie le récit du moi et la construction du sujet proposés par le roman Envoyée spéciale de Jean Échenoz, qui raconte la désindividuation consentie et l’effacement volontaire de Constance lors d’une mission d’exfiltration en Corée du Nord. Cela ne procède pas d’une résistance à la société de la visibilité, mais plutôt d’une « absence de dessein » (p. 186). Les personnages du roman semblent « abdique[r] [leur] effort d’être » (p. 187), présentés comme des marionnettes d’un narrateur qui joue volontiers avec les commentaires métapoétiques moqueurs : « tout sujet est pris dans des fictions qui le désignent et le dépassent » (p. 189). Dans ce monde de l’espionnage et du spectacle, l’interrogation sur l’identité révèle que toute personnalité n’est qu’une construction fictive qui sonne faux, un automate artificiel dont l’omnivisibilité renvoie en réalité à un costume de scène qui fait du sujet une fiction construite par le dispositif narratif. Plutôt qu’être, le moi ne fait jamais que se raconter.

27M.-L. Delaporte, dans « Avatars, zombies et autres effets d’évanescence de la figure humaine dans les films “dystopiques” de Cao Fei » (p. 207-217), étudie le travail créateur de C. Fei, artiste plasticienne chinoise jouant avec l’image de la figure humaine à travers des supports multimédia. En écho aux profonds changements subis par l’individu sous le régime de Mao Zedong, l’image de soi éclate, démultipliée, fictionnalisée, déguisée, masquée. Ici, l’image fragmentée et kaléidoscopique du sujet réactualise le motif du déguisement qui permettrait d’échapper à sa vraie nature, « pour s’évader mais aussi s’enfermer en dehors de toute réalité et de se perdre dans une vie rêvée, imaginaire, fictive ou virtuelle qui ne procure qu’un plus grand désenchantement au réveil » (p. 210). Les avatars évoluant dans le métavers imaginé par C. Fei offrent la possibilité de rencontres multiples et variées, sans contraintes spatio-temporelles, donnant accès à l’impossible comme voler dans les airs ou changer d’apparence. Libéré de son identité et de sa chair, l’artiste se donne un « alter ego [qui lui offre] une individualité plurielle, multiculturelle et multifonctionnelle » (p. 212) épanouissante (si le dédoublement est maîtrisé) ou affaiblissante (si sa liberté est entravée). Cette autofiction suscite un moi à la fois proche et différent de celui de la réalité : l’artiste agit en son nom sur sa propre image qui n’est pas elle puisque c’est un avatar. Outre les formes vides de subjectivité, des zombies (revenants vêtus de costumes de mandarins mandchous), qui sont seulement l’enveloppe d’un non-être, métaphorisent chez C. Fei les Pékinois sans repères et sans buts. Le questionnement identitaire se double donc, encore une fois, d’une dimension critique envers la société aliénante et uniformisante : « L’effacement de l’être permet ainsi une certaine affirmation et une réinvention de soi » (p. 216).

28Enfin, l’artiste américaine Lynn Hershman Leeson a incarné, à travers des performances de 1974 à 1978, un personnage féminin fictif surnommé Roberta Breitmore, que Jean-François Puff met en lien avec le recueil La Blondeur de Cécile Mainardi, dans « Vous n’êtes pas une vraie personne » : de la blondeur chez Lynn Hershman Leeson et Cécile Mainardi. Suivi de “Blond sur fond blond” par Cécile Mainardi » (p. 245-256). Les deux artistes jouent avec les stéréotypes pour se construire des identités fictives, ce qui conduit J.-F. Puff à interroger les possibilités et impossibilités de disparaître dans un jeu de rôles. Chez Lynn Hershman Leeson, disparaître permet de laisser la place à un autre que soi-même, que l’on va pourtant incarner soi-même comme s’il avait une identité réelle, avec tous les attributs d’une insertion dans la vraie vie sociale. Lynn joue à Roberta, en essayant d’être véritablement une autre qui incarne et objective tous les stéréotypes possibles de la société contemporaine qui conduisent à la domination masculine. La superposition des visages, renforcée par des rappels de visages d’actrices de cinéma, rappelle « la difficulté d’être ou de demeurer soi-même » (p. 249). Le recueil poétique de C. Mainardi transfère sur l’auteure la blondeur de Feredico, un amant rencontré à Rome, blondeur qui est en fait, plus qu’une couleur de cheveux, l’aura qu’il dégage. Cette blondeur se trouve en réalité plus dans le regard de l’auteure, et dans ses mots, que sur le visage de l’amant : cette « transsubstantiation » (p. 253) souligne le pouvoir démiurgique de la parole poétique, qui appose cette qualité de blondeur sur la poète pourtant brune, soulignant le pouvoir de la poésie et de l’art à agir comme des révélateurs de ce que l’auteur voudrait effacer de lui mais qui pourtant perdure. L’ekphrasis écrite par C. Mainardi souligne ce jeu du même et de l’autre qu’une photographie révèle en superposant divers reflets, avec une chevelure blonde sur une chevelure brune, le visage de Catherine Deneuve sur celui de Cécile Mainardi. La photographie, devenue palimpseste, devient pour l’artiste un « passage à l’acte » (p. 256), qui fait de l’art un passage de l’être à son devenir.

(Se) fuir

29Dans « Dérobade et dromomanie : se glisser dans la peau d’Albert Dadas » (p. 219-231), Anne Favier représente Albert Dadas (1860-1907) comme un fugueur pathologique et un déserteur professionnel, un « être de fuite » (p. 219) désirant disparaître de soi-même : elle décrypte cela comme un signe avant-gardiste de notre modernité en ce qu’il témoigne de notre goût pour le déplacement rapide et touristique. Ces fuites impulsives, obsessionnelles et inconscientes ne permettent pas d’aller à la rencontre de soi-même ou du monde : A. Dadas y oublie systématiquement son identité. Souvent emprisonné et interné en hôpital psychiatrique, ce dromomane qui oublie le déroulement de ses fuites inspire l’artiste belge Philippe Herbet, lequel reproduit les fuites de Dadas en s’identifiant à lui au point de se fondre en lui. Il accompagne la « poétique de l’errance et de l’absence » (p. 225) de Dadas de photographies qui mettent en scène ses lieux de fuite et de réapparition. Cette « fictionnalisation de soi par procuration » (p. 229) permet à P. Herbet de disparaître en se dissolvant dans une identité fictive, peut-être pour renoncer à soi, peut-être pour se consoler de sa propre disparition à venir, tout en connaissant la vanité du projet de vouloir vivre à travers un autre que soi. Cette absence à soi et cette quête d’une dérive libératrice sont pour A. Favier des indicateurs du désir de fuite de l’individu dans la société contemporaine. À l’aune de l’expérience de Dadas, la fuite, faite de transparence et de silence, devient une dissidence dans la mesure où elle consiste à disparaître pour mieux s’affirmer.

30Cette idée de fécondité d’une fuite offrant des retrouvailles avec soi-même est complétée dans l’approche politique proposée par Sophie Lapalu, dans « Adrian Piper. Effacer l’identité artistique et celle de genre. Pour une transformation sociale ? » (p. 233-243). L’artiste américaine Adrian Piper offre des performances antidiscriminatoires dont elle dissimule le statut artistique pour mettre en avant son corps transformé comme un moyen de faire réfléchir à la notion d’identité personnelle et sociale. Faire sortir l’art dans la rue est une façon de le politiser, en réponse à la crise sociale vécue par les États-Unis dans les années 1970. Comme un « catalyseur » (p. 238), la performance extérieure est une incitation à agir et à changer le regard de l’observateur. Pour obtenir une expérience directe et efficace, en plaçant l’artiste et le regardeur dans un même espace-temps et en faisant oublier que c’est de l’art, le statut d’artiste doit être effacé. Fuir son statut d’artiste, s’effacer en tant que femme et que personne noire, revient à lutter contre les préjugés dans une œuvre et contre les canons de l’histoire de l’art : il faut invisibiliser ces contraintes sociales pour montrer leur inanité. S. Lapalu interroge la portée sociétale et identitaire de l’art. L’effacement devient un moyen et une fin de la recherche artistique d’A. Piper qui souhaite réformer la dynamique sociale en vue d’une émancipation collective.

31Enfin, la fuite s’exprime aussi dans la représentation du monde du travail par des attitudes de passivité, de refus et d’inaction, comme l’étudie Pascale Borrel dans « Figure de retrait et monde du travail » (p. 259-267). Elle s’appuie sur les Lettres de non-motivation de Julien Prévieux (2007) qui imagine des textes drôles et critiques en réponse à des annonces d’emplois : le retrait est fait sur un mode moqueur par un artiste qui affirme se désengager d’un poste qui aurait pu lui être offert. L’effacé est alors un touriste, un lâche, un désengagé, un flâneur, qui revendique son inadéquation avec les contraintes socioprofessionnelles. Réactualisant son fameux « je préfèrerais ne pas … », l’artiste reconnait en Bartleby le héros d’une attitude passive qui se veut résistante et désenchanteresse. La littérature abonde de récits de siestes, de flemmardises et d’avachissements, valorisant l’oisiveté et la paresse contre les valeurs modernes. Cette sortie du calendrier social offre à l’individu un temps à investir et pour rêver. Représenter le retrait du monde du travail, c’est donc promettre un autre « moi », à l’écoute de ses désirs. Profondément humaniste et humanisante, cette forme de retrait contrevient aux logiques sociales libérales et au culte de la performance.

32Dans cette troisième partie, l’effacement et le retrait, favorisés par la fécondité des masques, ouvrent les limites du « moi » représenté et convoquent les ressources de la fiction pour faire surgir la vérité du sujet, tout en alimentant la critique récurrente d’un système social aliénant. À travers la multiplication tourbillonnante des images du « moi », le processus d’effacement du sujet, personnage ou artiste, revêt une fonction éthique qui suggère la variété, la richesse et les potentialités d’un « moi » polymorphe. La fictionnalisation du « moi » alimente, en fin de compte, la réflexion sur l’impossible question : qui suis-je ?

***

33Ces actes du colloque de Saint-Étienne soulignent le dialogue entre les arts pour montrer à quel point le motif de la disparition, transposée en termes de retrait, de visibilité et d’effacement, nous parle de nous, occupants d’un monde moderne attaché à l’exposition au grand jour. La conclusion de l’ouvrage offre l’intérêt d’étudier les perspectives offertes depuis la tenue du colloque. En effet, la recherche universitaire a poursuivi son enquête sur les formes de disparition et d’effacement du sujet, notamment en lien avec les problématiques sociales d’invisibilisation des minorités sur la scène publique. Si l’effacement est souvent subi, il peut devenir un choix en opposition à la société moderne. Réactualisation inversée et positive de l’univers orwellien, la vaporisation contemporaine devient une lutte qui fait de l’absence une force. C’est le paradoxe de cette disparition-apparition qui relie toutes les contributions de l’ouvrage : en disparaissant, on est (plus ou mieux) soi-même, librement, volontairement, ce qui pourrait nous conduire à repenser nos modes de vie ensemble.

34Ces questionnements, et leurs ouvertures esthétiques, politiques, éthiques et ontologiques, sont une force de cet ouvrage, en plus de la richesse et de la variété des contributions et des œuvres convoquées qui offrent un large échantillon de la création contemporaine. Plutôt que de revenir à l’idée de mort de l’auteur qui a largement alimenté par le passé la réflexion théorique, les études proposées se tournent vers l’avenir de nos modes de construction et de représentation du sujet dans la société à travers les arts.