Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Septembre 2023 (volume 24, numéro 8)
titre article
Eloïse Lièvre

Le prix de l’amitié

Arnaud Viviant, Station Goncourt, 120 ans de prix littéraires, Paris : La Fabrique, 2023, 192 p., EAN 9782358722544.

1J’aime les livres qui ne sont pas ce qu’ils affichent. Ce n’est pas qu’ils mentent, au contraire, ils sont vrais. Le dernier livre d’Arnaud Viviant, Station Goncourt, publié à La Fabrique après Cantique de la critique, est de ceux-là. N’être pas ce pour quoi il se donne, ce n’est d’ailleurs pas ce qu’il cache puisque, d’une certaine manière, il ne s’en cache pas. Au seuil du livre, annonce de la couleur, lumière et ombre : une introduction intitulée « In(u)t(e)ro », invite à lire entre les lettres, sinon entre les lignes, ou dans le monde souterrain (le titre métropolitain nous convie aussi à cette plongée) des lettres françaises, de la vie littéraire, un milieu, au sens biologique du terme, intra‑utérin. Peut-être, plus prosaïquement, celui des guerres intestines. Arnaud Viviant présente ainsi d’abord ce petit monde comme le règne des faux‑semblants, société du spectacle oblige, dans lequel un phénomène ne semble pas doté de sa réalité propre mais n’exister que comme le négatif ou le faire-valoir d’un autre : le refus du Nobel par Sartre comme la conséquence de la préséance de Camus, ou la célébrité, toute relative, d’un Guy Mazeline, pour avoir remporté en 1932 le Goncourt contre le Voyage de Céline. Mais le jeu de parenthèses de l’In(u)t(e)ro, clins d’œil du psychanalyste qu’est aussi Arnaud Viviant, cet avatar d’écriture inclusive, peut être interprété comme un mode de lecture du livre : livre gigogne, jeu de mots mêlés.

2Bien sûr, les lecteurs désireux d’en apprendre sur les prix littéraires, en particulier français, puisque c’est, dit l’auteur, leur « patrie », mais aussi soviétiques ou britanniques, peuvent se fier à son sous‑titre, 120 ans de prix littéraires. Arnaud Viviant dénombre les prix, décrit leurs engendrements multiples, leur fonction première — donner de l’argent —, leur fonctionnement, en s’arrêtant à la station Goncourt, qui pour l’heure n’est encore que l’étape fondatrice du premier des prix, arbre primitif qui, selon la métaphore convoquée, non pas cache mais informe et hante (et ente) la forêt de tous les autres.

3C’est de l’attention à ces principes que se dégage, sinon le véritable sujet, du moins le premier enjeu, de ce livre. En faisant allusion au Printemps républicain dès la première page, en évoquant ensuite la méritocratie républicaine, Arnaud Viviant prépare l’orientation de son propos. Quelle idée saugrenue que d’écrire sur les prix littéraires, ai-je pensé en découvrant pour la première fois ce projet. Aussi ne s’agit-il pas de cela. Prétexte et moyen. Plus important est de réfléchir (à) la démocratie, en particulier dans ses rapports avec notre régime gouvernemental, la République, en particulier la cinquième. Un prix, c’est un règlement, c’est-à-dire une constitution, un scrutin, des électeurs, tout l’attirail démocratique de base, mais aussi, tel en tout cas le primordial Goncourt, la volonté de fonder une « société », élément central et métonymique de la République des Lettres, elle-même modèle et donc moyen de l’analyse d’Arnaud Viviant, qui finalement ne s’intéresse aux prix littéraires que pour poser des questions politiques actuelles et essentielles : que devient la démocratie dans la République française ? Quel gouvernement désirons-nous ? De quelle société, et donc de quelle politique, avons-nous besoin ?

4Quelle idée saugrenue que d’écrire sur les prix littéraires, ai-je pensé, et aussitôt après : que va pouvoir écrire Arnaud Viviant pour redorer leur blason, que va-t-il pouvoir inventer pour les sauver ? Il fait face au problème, en un écho au célèbre texte de Tocqueville le grand visionnaire lorsqu’il prédit l’oppression à laquelle seraient soumises les nations démocratiques, un despotisme issu des principes démocratiques mêmes, de l’égalité, de la sécurité, et ainsi inattaquable : « On ne peut pas complètement s’élever contre les prix littéraires dans la mesure où ils ont une apparence démocratique. » Mais critiquer ou racheter, peut-être n’était-ce pas le but. Se rencontrent également ces deux phrases : « Il y a bien sûr le revers de la médaille qui se trouve être celui-là même de la démocratie, surtout lorsqu’il s’agit d’une démocratie lilliputienne comme celle d’un prix à la taille d’une cour d’assises. Jean-Jacques Rousseau en parlait dès le Contrat social lorsqu’il mettait l’accent sur l’un des effets désastreux du système représentatif, sa transformation en une classe qui peut à des moments décisifs devenir fondamentalement étrangère aux intérêts spécifiques de ces électeurs. » Arnaud Viviant cite ensuite le paradoxe de Condorcet et le « théorème de l’impossibilité » de Kenneth Arrow, qui aboutissent tous les deux à l’idée que les résultats d’élections démocratiques à plusieurs candidats (des personnes ou des livres) est forcément arbitraire et incohérent. En un mot, insatisfaisant. Arnaud Viviant de conclure : « Dans ces conditions, à quoi bon voter pour un p*tain de bouquin ? », ce qui revient, en sous-texte, à expliquer l’envolée des taux d’abstention aux diverses élections françaises.

5Et tandis que je goûtais le malicieux va-et-vient d’un système électoral à l’autre, je me rappelais ce texte extrait des Lumières à l’âge du vivant de Corine Pelluchon proposé aux concours de certaines Business School, comme si quelqu’un s’évertuait à suggérer quelque chose aux futurs cadres des grandes entreprises ou jeunes loups de la Start up nation, ce texte dont toute la difficulté consistait à comprendre que la philosophe avançait la nécessité de rompre avec le modèle de la démocratie représentative, aussi participatif et délibératif qu’il tente d’être dans les propositions les plus courageuses aujourd’hui, de renoncer même au mythe d’une volonté générale unifiée dans le consensus, et même à celui d’un peuple, conçu comme un tout incarné par des représentants issus d’une supposée élite, et de passer au pragmatisme pour répondre de manière adaptée, véritablement inclusive, aux revendications des différents publics, notion empruntée au philosophe américain John Dewey. Il suffit alors de tourner la page 77 de Station Goncourt pour trouver une autre comparaison éclairante : la double voix du président de la société lettrée n’est-elle pas une parfaite image, en ces temps d’aporie de la démocratie française, du 49.3 ? Ne faut-il pas, en effet, tourner la page ? C’est donc tout naturellement que le chapitre « Élire et lire » se clôt par un examen de la question : « Faut-il supprimer les prix littéraires ? ». Si l’on a bien suivi le parallèle : à quand « la VIème République que nous autres cherchons à tâtons ». Symboliquement, le dernier mot de la « face A » de ce livre à triple fond est : révolution.

6Structuré comme un 45 tours, cet objet purement nostalgique, Station Goncourt offre une « face B ». Il y a une mythologie des faces B. Souvent destinées à accompagner le single propulsé, elles font office de parent pauvre, de second couteau, elles tiennent au mieux la chandelle des idylles du tube avec le public, lorsque celui-ci daigne seulement retourner le disque. Mais certaines ont déjoué les pronostics des producteurs et sont devenues plus célèbres et plus inoubliables que les faces A dont elles n’étaient souvent pas même le faire-valoir. Ainsi, la « face B » de ce livre me semble révéler, cette fois, son intime nécessité. Je la préfère. Les prix littéraires sont un prétexte à penser l’état actuel de la démocratie. Mais la démocratie se dévoile aussi bientôt comme occasion.

7Parce qu’il s’agit d’un livre et non d’un disque, qu’un livre chemine et ne se retourne que très rarement, la Face A ici prépare la Face B, en annonçant le thème (musicalement parlant) principal. L’amitié y est en effet nichée partout, car elle constitue le plus gros problème commun aux prix littéraires et à la République démocratique dont ils sont la modélisation : « Le Goncourt a donc, dès son origine, partie liée avec l’État. Gardons-le en tête pour essayer de comprendre ce que pourrait être “une politique culturelle” de forme démocratique qui ne serait pas fondée uniquement sur l’amitié et les convergences d’intérêt » ; ou encore, en parlant des prix juteux, « On ne passe l’info qu’aux bons copains, aux vieilles maîtresses... » ; ou encore en citant tour à tour Simon Kuper dans Le Monde, « mais la raison d’être historique demeure : faire une fleur à ses bons copains », Robbe-Grillet, « Il y a seulement tout un jeu d’amitié, et souvent pour son propre éditeur. Ce qui n’est honteux ni moralement, ni intellectuellement », Vallès, pour qui les prix sont de « petites boîtes à camaraderie » ; en passant par l’origine amicale du Booker Prize, qui n’a rien à voir avec le « book », ou par « la grande question de la démocratie littéraire comme de toute démocratie », « Qui trahit qui ? ».

8Cette Face B, c’est celle par laquelle le livre, déjà intelligent et engagé, devient beau, émouvant, au gré d’une bascule, même si elle n’est apparemment qu’intermittente, dans l’autobiographie. Ce n’est pas seulement cette tonalité nostalgique, simple et lustrée comme un vinyle, qui m’émeut et que je trouve belle, mais également l’évocation, justement, des amis, et plus exactement la trajectoire de ce carré de jeunes gens qui s’élancent depuis la khâgne du lycée Lakanal jusqu’à leurs places, celles qu’ils se sont faites ou qui leur ont échu, dans la République des Lettres et des arts, Arnaud Viviant, Christophe Claro, Yves Pagès, Stéphane Braunschweig, et qui se foutaient bien, à l’époque, des prix littéraires. Et si le texte semble faire très vite un retour à la cuisine des prix, en retraçant les débuts du Médicis dans le sillage d’une de ses figures centrales, Alain Robbe-Grillet, ce n’est en fait qu’une petite boucle. La première personne ressurgit à la faveur du prix Novembre, autre récompense qui, après le Médicis, « ose s’aventurer dans la zone de turbulence commerciale des prix d’automne », et dont Arnaud Viviant a rejoint le jury, avant d’intégrer, deux ans plus tard, celui du prix de Flore. Qu’est-ce que ça rapporte ? Des clopinettes, comme on dit chez moi. On joue aux prix littéraires comme au poker, mais c’est aussi à qui gagne perd. Que perd-on ? Un ami. En l’occurrence, Claro. J’aime l’idée que ce livre n’ait finalement qu’un seul but, la réconciliation avec l’ami Claro. De cela, Arnaud Viviant ne se cache pas non plus : « Mais brisons là puisque nous nous sommes réconciliés et que tout ce livre se veut une réponse à notre aimable disputation. » La « brouille » eut pour cristallisation la participation d’Arnaud au prix de Flore et à l’autre amitié qui l’engendra, celle qui le lie depuis les années 1990 à Frédéric Beigbeder.

9C’est donc bien plutôt une réflexion générale sur l’amitié que ce livre. L’amitié dans la démocratie, qu’elle soit française ou littéraire, mais aussi dans l’ordinaire de la vie, la vie comme elle passe et s’écrit. Questions existentielles : puis-je être ami avec l’ami de mon ennemi ? Puis-je être ami avec l’ennemi de mon ami ? Les réponses d’Arnaud Viviant et de Claro ont divergé, un temps. Car l’« aimable disputation » a duré vingt ans. Mais on sait bien grâce à Marcel quelle est la Vraie Vie, et ce que vaut le Temps. Parce que c’était moi, parce que c’était lui. D’une certaine manière, c’était écrit. Écrit par Claro dédicaçant à l’ami Viviant, en 1986, son premier roman : « Pour Arnaud, qui sait combien la littérature se moque du temps qui passe. Évidemment, puisqu’elle se préoccupe du temps qui refuse de passer. Élémentaire ? »

10Un livre n’est pas un disque. Celui-ci présente bien deux faces, dont l’une est d’abord cachée, mais, pour ne pas abandonner la métaphore, à la manière d’une pièce musicale ou s’inspirant approximativement de la forme poétique du rondeau, il revient dans son dernier chapitre « Station Goncourt (part. 2) » à son presque début, « Station Goncourt (part. 1). Dans ce retour pourtant, la continuité n’est pas rompue avec ce qui précède, car ce qu’évoque Arnaud Viviant dans cet ultime chapitre, ce sont, après la dispute avec l’ami, d’autres conséquences des prix, non quand on les attribue mais quand on les obtient. Des bonheurs et des risques. La respiration financière, le temps d’écrire libéré d’un métier « alimentaire », le fait d’être débarrassé de la question des prix, des cadeaux absurdes, mais aussi les critiques, la jalousie, la dépression. Pire. Je me suis rappelé cette parenthèse bizarre au premier arrêt « Goncourt » : « Il n’y a pas mort d’homme (Cela a quand même à voir de près.) »

***

11Ainsi, le livre s’achemine vers sa fin, un autre signe, sinon d’amitié, du moins d’affection, d’un lien auquel seuls les intéressés pourraient donner un nom. Une double épitaphe, discrète et digne, à l’intention de celui qui reste, comme un dernier vivant. Alors ce titre, Station Goncourt, que je trouvais, il faut le dire, si potache, martelé qui plus est deux fois au sommaire, que je prenais pour un jeu de mots un peu gratuit, se révèle poignante antanaclase et cristallise toute la profondeur, la mélancolie, le désenchantement de cette libre dérive au large des prix littéraires.