Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Octobre 2023 (volume 24, numéro 9)
titre article
Guillaume Cousin

Rendre compte des théâtres : critique journalistique et critique savante

Théophile Gautier, Œuvres complètes VI, 16 : Critique théâtrale. Juin 1861 – septembre 1863, éd. Patrick Berthier, Paris : Honoré Champion, coll. « Textes de littérature moderne et contemporaine », 2022, 750 p., EAN 9782745356680 & Thibaut Julian, Un théâtre pour la nation. L’histoire en scène (1765-1806), Lyon : PUL, coll. « Théâtre et société », 2022, 340 p., EAN 9782729713935.

1Les deux ouvrages dont nous avons à parler ne se ressemblent guère : d’un côté, le seizième volume de la Critique théâtrale de Théophile Gautier, dont Patrick Berthier poursuit son édition en tous points remarquable, et de l’autre, un essai de Thibaut Julian sur la représentation de l’histoire dans le théâtre de la fin du xviiie siècle, depuis Le Siège de Calais de Belloy jusqu’à La Mort de Henri IV, roi de France de Legouvé. Ces deux ouvrages nous donnent pourtant à lire des formes d’histoire du théâtre : celle du critique-spectateur, qui s’écrit au quotidien et s’inscrit dans l’actualité, et celle de la critique universitaire, qui explore les œuvres et leur réception afin d’en rendre compte et de saisir l’esprit d’un genre, d’une forme, d’une époque. Nous proposons donc de les prendre dans leur singularité avant de voir ce qu’ils apportent à la connaissance du théâtre et de la critique dramatique.

La Critique théâtrale de Gautier

2Ce seizième tome de l’édition des feuilletons dramatiques de Gautier contient les textes publiés entre juin 1861 et septembre 1863 ; cette période anormalement longue s’explique par les trois voyages que Gautier effectue en Russie, à Londres puis en Algérie, ainsi que par la publication parallèle du Capitaine Fracasse. Comme indiqué par P. Berthier dans son introduction, cette période dramatique est marquée par sa relative pauvreté en termes de nouveautés ; il faut néanmoins en faire le feuilleton et le lecteur prend plaisir à trouver sous la plume de Gautier une imagination vagabonde et des images plaisantes, comme cette représentation de soi en « ver à soie qui veut faire son cocon » (p. 608) ou comme la visite du Paradis Artificiel, boutique de fleurs… artificielles (p. 336‑339).

3Au-delà de ces plaisirs de lecture dus aux caprices du feuilletoniste, l’intérêt de ces comptes rendus réside dans la sensation d’une histoire littéraire en train de s’écrire. Bien sûr, Gautier porte un « regard panoramique » sur « le spectacle de son temps » (P. Berthier, p. 11), et le lecteur trouvera des remarques et réflexions sur le cirque, le théâtre de Guignol, le vaudeville, qui fait rire malgré sa piètre qualité ou bien encore la féerie, qui exploite les nouveautés techniques. Mais on rejoint P. Berthier quand il affirme que « l’écart entre la création et la reprise est plus intéressant quand la décision de rejouer un ouvrage relève de l’histoire littéraire en action » (p. 10). Ainsi trouve-t-on, coincé entre un feuilleton sur un habile drame familial de Dumanoir et d’Ennery et un autre sur l’aquarium du jardin zoologique d’acclimatation, un compte rendu sur la création d’On ne badine pas avec l’amour au Théâtre-Français, où Gautier rend hommage à « cet esprit qui, semblable à Euphorion, fils de Faust et d’Hélène, voltigeait toujours entre la terre et le ciel, au-dessus des réalités, et ne s’y posait quelques minutes que pour remonter plus haut » (p. 94), et défend la liberté créatrice du spectacle dans un fauteuil de Musset. Plusieurs reprises permettent à Gautier de faire revivre les grandes heures de « la grande révolution romantique » (p. 237), à l’image de celle d’Antony en juin 1862. À propos de ce drame de Dumas, Gautier déplore la nécessité de reprendre des pièces anciennes, signe d’une « époque qui rumine faute de pâture fraîche » (ibid.), mais regoûte avec plaisir aux admirations de sa jeunesse. La reprise est pour Gautier le moyen de « faire de temps en temps l’inventaire du siècle » (ibid.). Par exemple, la reprise de Louis XI de Delavigne en mai 1863 permet, bien que n’étant pas un chef-d’œuvre, de « montrer au public, qui s’en déshabitue par trop, des décors, des costumes et l’appareil extérieur d’un drame historique » (p. 562). L’inventaire du siècle se fait aussi lors de moments plus sombres, notamment dans les articles nécrologiques. La mort de Vigny, en septembre 1863, est l’occasion de rendre hommage au poète d’Éloa, « inestimable joyau » que « les générations présentes ont l’air d’avoir oublié » (p. 669). Dans ce feuilleton, Gautier laisse éclater toute la poésie dont sa prose est parfois l’écrin, et que le lecteur ne peut qu’admirer :

Quand on pense à de Vigny on se le représente involontairement comme un cygne nageant le col un peu replié en arrière, les ailes à demi gonflées par la brise, sur une de ces eaux transparentes et diamantées des parcs anglais ; une Virginia Water égratignée d’un rayon de lune tombant à travers les chevelures glauques des saules. C’est une blancheur dans un rayon, un sillage d’argent sur un miroir limpide, un soupir parmi des fleurs d’eau et des feuillages pâles. On peut encore le comparer à une de ces nébuleuses gouttes de lait sur le sein bleu du ciel, qui brillent moins que les autres étoiles parce qu’elles sont placées plus haut et plus loin. (p. 670)

4Enfin, l’inventaire du siècle se double d’un inventaire du théâtre quand il s’agit de commenter des représentations de pièces anciennes, notamment à travers les célébrations ou les débuts, mais pas uniquement. Gautier propose ainsi un compte rendu très intéressant de la reprise de Psyché, comédie-ballet sur un texte de Molière et Corneille, en août 1862 (p. 271-277). Le feuilletoniste a souvent déploré le fait qu’on crée toujours les mêmes pièces des trois grands classiques ; le choix de faire sortir Psyché des cartons ravit donc Gautier, qui se livre à une réflexion sur la mise en scène. Comme souvent, il prône un respect complet du texte quand cela est possible : il regrette ainsi la disparition de la scène dialoguée chantée en italien au début de la pièce mais comprend la simplification du tableau final en raison de la machinerie du Théâtre-Français, qui n’est pas celle de l’Opéra. Il ne laisse pas passer, en revanche, ce qui altère l’inscription du texte dans son contexte de création : les suppressions du prologue à l’honneur de Louis XIV, de l’imagerie versaillaise du palais d’Amour, ou bien encore des personnages mythologiques qui peuplent les différents lieux (cyclopes, furies, lutins…).

5Les différents éléments que nous avons mis en avant ne permettent pas de rendre compte de la richesse du feuilleton de Gautier, qui nous plonge dans le théâtre tel qu’il se joue et se pratique au début des années 1860 ; ils permettent cependant de voir en Gautier le spectateur essentiel des spectacles de son temps.

Théâtre et nation

6Tiré de sa thèse, l’essai de Thibaut Julian s’impose d’emblée comme la nouvelle référence sur le sujet qu’il traite. Un théâtre pour la nation : L’histoire en scène (1765-1806) renouvelle l’approche de la production dramatique à sujet historique en proposant une réflexion sur « les différentes articulations de l’histoire et du théâtre entre le milieu des années 1760 et le début de l’Empire » (p. 23) ; l’auteur postule dans son introduction que « c’est plus la mémoire que l’histoire qui importe dans une relation de continuité temporelle qui transcende les césures du temps politique » (p. 22). C’est donc tout à fait légitimement que T. Julian inscrit son étude au carrefour de différentes disciplines et se situe dans la lignée d’un Duchet ou d’un Rancière (p. 21‑22).

7L’ouvrage est constitué de six chapitres, que l’on pourrait distribuer en trois parties. Tout d’abord, les deux premiers chapitres – « Un théâtre au service et à l’image de la nation » et « L’histoire mise en pièces » – offrent une contextualisation qui éclaire le corpus étudié. Le premier chapitre propose un rapide panorama de l’évolution de la production dramatique historique, depuis son essor à la fin du règne de Louis XV jusqu’au début de l’Empire, en passant par la Révolution, dont il expose les mutations idéologiques : c’est avant tout la dimension pédagogique du théâtre qui est mise en avant par les dramaturges du temps, qui participent selon eux à la formation d’un peuple et d’une nation, d’abord monarchique puis nationale, voire les deux à la fois. T. Julian montre en effet comment la Révolution remplace le père par la mère, le roi par la Patrie ; il est particulièrement intéressant de noter avec l’auteur que « la République subsume les valeurs de nation, de patriotisme, de famille et de liberté » (p. 56). Le théâtre révolutionnaire se donne comme un moyen de construire une nation libre et souveraine, même si « les passions sont trop vives pour permettre, ou simplement entrevoir à l’horizon, la réconciliation nationale » (p. 57). Ce n’est qu’après la mort de Robespierre que les pièces historiques vanteront les mérites de l’unité et prôneront l’apaisement – en cela, elles participent de la politique thermidorienne puis napoléonienne. Le deuxième chapitre, quant à lui, propose une approche esthétique, idéologique et formelle du théâtre historique, dans lequel T. Julian voit un exemple de la « reconfiguration des représentations spectaculaires » (p. 65) au tournant du siècle. L’auteur reprend diverses oppositions traditionnelles – histoire/fiction, vérité/vraisemblance, érudition/fantaisie, tragédie/drame – et montre de manière convaincante que le théâtre historique du temps est un objet fondamentalement hybride, qui tient moins des deux opposés à la fois qu’il ne redessine les frontières entre des concepts considérés jusque-là comme antagonistes.

8Après ces réflexions contextualisantes et générales, les trois chapitres centraux analysent en détail les trois types de dramatisation de l’histoire : la représentation des sujets des « annales », l’actualisation du passé et la commémoration. En donnant à son chapitre le titre « Les trophées de nos ancêtres », selon une expression de Baculard d’Arnaud, T. Julian souligne la dimension morale voire moralisatrice du théâtre national de cette époque, qui met en avant les figures vertueuses et héroïques au sein d’un processus de « désacralisation de la monarchie et de la religion, qui est compensée et en définitive remplacée par une héroïsation protéiforme de la nation » (p. 106). Le chapitre suivant (« L’histoire au présent ») est consacré à l’actualisation de l’histoire, depuis la représentation instantanée d’un épisode contemporain (le fait historique se développant principalement sous la Révolution) jusqu’à l’interprétation contemporaine d’un événement passé, qu’il s’agisse d’une volonté auctoriale (parodie, pamphlet…) ou d’une réception par les spectateurs, qui voient des allusions à l’actualité dans des sujets qui lui sont a priori étrangers. Enfin, le dernier chapitre de cet ensemble porte sur les biodrames et les apothéoses, qui connaissent leur essor jusqu’au Consulat, « avant de refluer à l’heure du Concordat, quand les églises récupèrent la part perdue des cultes depuis la déchristianisation » (p. 201).

9Le dernier chapitre, intitulé « Les émotions politiques au prisme du théâtre », est sans aucun doute le plus stimulant et touche au cœur de ce que le théâtre fait au spectateur. Tout en reconnaissant la fragilité de la connaissance que l’on peut avoir a posteriori de la réception d’une pièce, T. Julian se place au point de rencontre de l’intention auctoriale et de l’émotion éprouvée par les spectateurs pour saisir les configurations et les variations de l’émotion politique au cours de la période étudiée.

Pour un renouvellement de l’histoire du théâtre

10Les deux volumes dont nous rendons compte aujourd’hui participent chacun à leur manière à un renouvellement de l’histoire du théâtre des xviiie et xixe siècles. T. Julian constate dans sa conclusion que la grande majorité des pièces étudiées dans son essai sont aujourd’hui oubliées, et que la plupart n’ont pas survécu au passage au xxe siècle ; il en va de même de la très grande majorité des pièces nouvelles, voire de certaines pièces du répertoire, dont Gautier rend compte dans ses feuilletons. Mais cela n’est, finalement, pas le plus important : les feuilletons de Gautier et l’essai de T. Julian permettent au lecteur de mieux saisir les enjeux de ces productions dramatiques, tout comme l’esprit du temps. La critique journalistique, chez Gautier, et la critique savante sur le corpus dramatique à sujet historique national, chez T. Julian, montrent la profonde complémentarité des approches critiques qui participent à l’actuelle redéfinition de l’histoire du théâtre, en mouvement perpétuel. L’édition du feuilleton de Gautier participe d’un mouvement d’intérêt pour la production des écrivains-critiques et pour la critique journalistique1, quand l’ouvrage de T. Julian s’inscrit dans le mouvement de (re)découverte de la littérature des années 1770‑1820, et notamment de son théâtre2. Loin de reprendre la dimension parfois figée de l’histoire littéraire, ces nouvelles approches rendent aux théâtres des siècles passés toute leur vitalité, leur variété, et viennent compléter un peu plus notre connaissance d’un théâtre qui se vit au quotidien et s’inscrit dans le contexte culturel et politique de son temps.