Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2024
Avril 2024 (volume 25, numéro 4)
titre article
Claire Jeantils

Le corps souffrant en revue

Florence Fix (dir.), Tous malades, représentations du corps souffrant, Paris, Orizons, coll. « Comparaisons », 2018, EAN 9791030901269

1Avec cet ouvrage collectif, Florence Fix souligne l’importance de questionner les représentations du corps souffrant, puisque cet état, plus ou moins passager, nous concerne et nous touche, aux sens haptique et émotionnel, toutes et tous. En 19 chapitres, l’ouvrage envisage ce que les représentations du corps souffrant disent, comment et à travers quels médiums. Il n’y a ici pas d’objectif d’exhaustivité – d’ailleurs un sous-titre de l’avant-propos de Florence Fix nous met en garde, les différentes parties de l’ouvrage se présentent « sans rien en commun » (p. 9). Tout l’intérêt de cette somme académique est dans la mise en exergue de la diversité des perspectives, des situations et des méthodologies. Néanmoins, il nous semble étonnant et regrettable qu’aucun positionnement vis-à-vis des humanités médicales1 ne soit envisagé, car c’est un élément qui aurait beaucoup apporté à l’argumentaire de l’avant-propos et de l’ouvrage de façon globale, notamment en termes bibliographiques. Un second décalage, qui lui n’est pas dommageable et se fait ressentir dans les lectures pré-Covid de tout à chacun dès l’instant qu’il est question d’épidémies (choléra, peste, sida), réside dans la sensation d’un certain manque de savoir expérientiel social. Mais leurs analyses pertinentes ne manquent pas de rappeler au lecteur que la recherche en humanités peut nous prévenir des dangers qui menacent l’espèce humaine.

2Car comme le montre si bien l’avant-propos, si l’individu est un corps en réseau, cela est d’autant plus vrai dans le cas de la maladie, qui voit la personne concernée soumise aux jugements de la société et aux regards et opinions des soignants. Le lecteur appréciera la référence au concept de « passibilité » de Jacques Ricot qui demande pourquoi ne pas envisager, « une perméabilité aux êtres et aux choses », une « disposition à être touché soudainement comme par surprise2 » ? Ce faisant, l’avant-propos impose une perspective compassionnelle sur les maladies et celles et ceux qui en souffrent. Tous malades cherche donc à savoir comment l’on parle de la maladie et des malades mais aussi comment le faire hors des clichés inhérents à ces expériences.

La maladie et le malade

De nombreux chapitres montrent justement combien il est difficile d’évoquer la maladie en dehors des clichés largement répandus. La maladie est souvent représentée comme une métaphore, au grand dam de Susan Sontag et d’autres depuis elle. Victoire Feuillebois (« De la musique comme pharmakon. Pathologies du sublime et thérapies par l’art chez E.T.A Hoffmann », p. 23-36) montre comment dans les textes d’E.T.A Hoffman, la maladie prévient des dangers de l’art, en même temps qu’elle peut en guérir. De la même façon dans l’article d’Alexandre Klein (« “Nous sommes tous, plus ou moins, sur les frontières de la grande folie”. La représentation de l’aliénation dans le théâtre d’épouvante d’André de Lorde et Alfred Binet », p. 37-51) sur le théâtre d’épouvante, la maladie menace tout homme qui développe un comportement obsessionnel ou des sentiments trop intenses, qui ne le mèneront qu’à la folie. Le travail d’Olivier Wicky (« Navrez et mehaigniez sans faille. La blessure du Roi Pêcheur entre Moyen Âge et modernité », p. 97-111) poursuit l’analyse de ces approches moralistes et moralisantes du corps souffrant en proposant un panorama actualisé des représentations de la blessure du Roi Pêcheur. Cet élément central du schéma narratif du Graal transforme la souffrance physique, au cours de l’histoire, tantôt en signe de corruption, tantôt en symbole d’expiation. Justine Arnal (« Le Moche de Mayenburg. Tous malades de ne pas l’être », p. 65-79) souligne quant à elle combien la pièce de théâtre Le Moche de Mayenburg participe d’une critique de la soif de normalité comme maladie de l’homme contemporain. Une idée relativement proche de celle analysée dans l’article de Claudine Sagaert qui affirme que « la santé n’existe pas : nous sommes tous malades de vivre » (« Représentations de l’homme malade dans l’art contemporain », p. 223).

Les interprétations politiques de la maladie sont aussi évoquées. Dans son article, Gilles Viennot (« La maladie des corps et des esprits dans les textes de Michel Houellebecq et Marie Depussé », p. 165-182) se laisse emporter par une métaphorisation excessive des propos de Houellebecq, au point d’y voir seulement, et avant tout, le diagnostic d’une société malade du capitalisme ; là où il est pourtant question dans les mots de Houellebecq d’une banalisation de la culture du viol3 et de la misogynie. Il est indispensable de souligner combien la métaphorisation, par les chercheurs et autres commentateurs, du corps souffrant en littérature peut être un véritable danger en termes de droits humains. Il est d’autant plus étonnant, disons-le, de lire de telles interprétations lorsque l’avant-propos se référait par exemple aux care studies. Peut-être une ligne éditoriale pertinente pour Tous malades aurait été d’appliquer une certaine « passibilité », pourtant évoquée dans l’avant-propos, vis-à-vis de tous les individus et de tous les corps, dans les représentations culturelles analysées.

La beauté de l’ouvrage collectif réside, nous l’avons dit, dans la diversité des approches et des sujets présentés. L’article de Romain Thomazon (« Survivre ou en finir face au déluge. Représenter le corps dans la crise du sida », p. 239-252) prouve, à travers le cas de la crise du sida, que la politisation du corps souffrant par les personnes concernées peut permettre une compréhension par les néophytes de l’expérience des malades ainsi que le développement de « l’esthétique d’une cause » (p. 243). Le corps souffrant est aussi un corps en lutte, un corps en création ; c’est-à-dire un corps en vie.

Le médecin et la médecine

3Parce que les textes de cet ouvrage traitent de la maladie, ils évoquent la médecine et son représentant, la figure du médecin. Augustin Voegele (« Knock ou les Bien portants imaginaires », p. 53-64) en analyse une représentation dans Knock de Jules Romains, en montrant comment le personnage éponyme de la pièce cherche à « organiser le prestige de la médecine » (p. 58). Il veut assouvir sa soif de maladies pour se rendre indispensable à la communauté.

4Le parallèle avec l’article de Maud Desmet (« Mens sana in corpore sano : médecins misanthropes et corps du patient dans Dr House et Nip/Tuck », p. 127) est particulièrement intéressant. Elle analyse les univers hospitaliers de deux séries qui décrivent des soignants déconnectés de leurs patients, les méprisant ou les charcutant. Et l’autrice de citer David Le Breton : « la médecine, souvent, soigne une maladie, non un malade, c’est-à-dire un homme inscrit dans une trajectoire sociale et individuelle4 ».

5Cette réification de l’individu est aussi critiquée dans La nuit tombe quand elle veut de Marie Depussé, que Gilles Viennot met en dialogue avec Houellebecq dans son article « La maladie des corps et des esprits ». Les deux écrivains soulignent en effet la prégnance du capitalisme dans les lieux de soins qui, pour faire la course à la rentabilité, pratiquent une médecine mécanique.

Les arts comme espace d’exploration pour et par le corps souffrant

6L’apport principal de Tous malades est dans la diversité des médiums évoqués. Quand les disciplines comme les humanités médicales traitent le plus souvent, dans la recherche française, de philosophie et de littérature, il est intéressant de voir ce que le cinéma, les arts performatifs ou encore les arts plastiques parviennent à dire du corps souffrant.

7L’ouvrage accorde une large place au cinéma, en commençant par remonter le temps avec l’analyse de La Campana del infierno par Valentin Guermond (« Franquisme et maladie politico-sociale. L’exemple de La Campana del infierno de Claudio Guerrin (1973) », p. 113-125). Bien que particulièrement contrôlé par Franco dans l’Espagne d’après-guerre, le cinéma participe de l’essoufflement du régime autoritaire à la fin des années 1960 en devenant le lieu d’un renouveau politique et créatif. Ce film d’horreur dit les souffrances d’une société malade de son antagonisme entre « miracle espagnol5 » et système politique obscurantiste.

8De la même façon, Maud Desmet souligne que les représentations graphiques du corps dans des séries télévisées comme Nip/Tuck (qui aborde la question de la chirurgie esthétique), permettent de mettre en scène le désir de mort enfoui de patients, qui souhaitent toujours modifier un corps qui n’est plus qu’une enveloppe de chair.

Les techniques cinématographiques sont aussi utilisées dans The Hours pour redoubler l’expérience épiphanique que représente la maladie dans le roman du même titre, nous dit Maryam Dombret (« Invisibilité et épiphanie de la maladie dans Les Heures de Michael Cunningham et The Hours de Stephen Daldry », p. 139-150). Ici tous les aspects de la maladie semblent trouver un écho dans les dispositifs filmiques : le duo entre atteinte somatique et atteinte psychique se traduit dans ce qui est visible et invisible à la caméra ; les symptômes paroxystiques deviennent graphiques et permettent la purgation des passions du spectateur. L’adaptation cinématographique matérialise de nombreux passages métaphoriques, rendant la maladie d’autant plus prégnante.

Margaux de Re (« Épidémie et cinéma. Propagation d’une figure en trois couches », p. 193-205) rappelle quant à elle comment le langage cinématographique s’adapte à l’épidémie dans les films dits « épidémiques ». L’épidémie est représentée à l’écran le plus souvent par des plans de grand ensemble, depuis le ciel pour signifier l’étendue de sa propagation. La contagion génère une narration en chaîne. Quant à la contamination, elle est représentée au plus proche des personnages, en gros plan. Le cinéma n’est pas le seul médium capable de mettre en lumière les épidémies. L’article de Béchir Kahia (« Le choléra selon Jean Giono. Un sursaut d’orgueil », p. 151-164), qui plonge à nouveau dans Le Hussard sur le toit de Giono, rappelle que l’épidémie est avant tout une maladie du lien social. Mais peut-être que le cinéma, dans sa volonté de représenter l’épidémie cherche à lutter contre l’excédent de mots. C’est un phénomène que Juliette Vion-Dury (« La peste et la lettre. Une épidémie du mal, une épidémie de mots », p. 183-191) décrit dans son article qui analyse le travail de Fred Vargas. Le dispositif de l’écrivaine souligne une maladie qui ne fait que se déclarer, qui n’est faite que de mots, là où le cinéma concrétise les dangers de la contagion.

Le bel article de Delphe Kifouani (« Le cinéaste à l’épreuve de la maladie. Dispositifs et stratégies filmiques dans Vacances prolongées de Van Der Keuken », p. 265-282) nous plonge dans un cinéma documentaire de l’intime, celui du réalisateur néerlandais Van Der Keuken. Pour Delphe Kifouani, le documentariste fait un film sur son cancer de la prostate en construisant ce qu’elle appelle « le corps-trace », « dont l’absence présence n’est plus en réalité signe de dégradation physique, mais mise à distance du corps de départ » (p. 272). À l’inverse des films évoqués plus haut, celui-ci permet au cinéaste d’accepter et d’intégrer la maladie qu’il expérimente au quotidien, dans son art. Il s’agit aussi d’un encouragement à filmer la maladie et son expérience autrement.

Les arts plastiques visuels, quant à eux, mettent en avant des images qui permettent de fixer la représentation du corps souffrant. Sophie Limare (« Double Je(u) pathologique. La représentation du Moi malade dans l’art contemporain », p. 207-219) dresse un état des lieux de la représentation du moi malade dans l’art contemporain. Elle met notamment en lumière les œuvres de William Utermohlen, peintre américain qui, dès le diagnostic de son Alzheimer, décide de peindre son autoportrait de façon régulière pour capturer l’évolution de sa maladie sur son visage. Les chercheurs savent la difficulté à trouver et analyser des représentations (plus particulièrement des représentations littéraires) d’Alzheimer par les personnes concernées. Cette référence sera donc précieuse pour les littéraires et invitera à l’interdisciplinarité. Le lecteur pourra comparer cette perspective avec l’article d’Amandine Bigeard (« Vieillesse et maladies dans les arts visuels en France au XVIIIe siècle », p. 81-95) qui analyse entre autres l’importance du concept de « bonne santé » en médecine et ses conséquences sur la peinture de l’époque, et apprécier ainsi les progrès de l’histoire de l’art.

Un travail éditorial plus poussé aurait permis d’éviter les répétitions de références dans l’article suivant (« Représentation de l’homme malade dans l’art contemporain », p. 221-237). Nous retenons toutefois le focus de l’autrice sur le rapport de plusieurs artistes avec l’imagerie médicale. Toutes et tous dénoncent une instrumentalisation du corps par la médecine et en proposent de nouveaux usages ou bien l’accentuent. À rebours de ces critiques, Claudine Sagaert nous fait découvrir les œuvres de Rodolphe Von Gombergh, radiologue et artiste, qui stylise des images issues de radiographies pour en montrer la beauté.

Enfin, Tous malades n’oublie pas d’évoquer la danse et autres arts performatifs. Expression de la vitalité de l’artiste malgré la maladie, ces performances figurent la lutte contre la mort. C’est le cas notamment dans les œuvres de Ron Athey, artiste performeur américain séropositif qui n’hésite pas à maltraiter son corps et à choquer les spectateurs. « Là où le sida focalise sur la mise en danger d’autrui dans les pratiques sexuelles notamment, Athey a choisi la liberté de disposer de ce virus et de son corps », analyse finement Haud Plaquette-Meline (« Athey, entre face humaine et exorcisme artistique », p. 260).

Romain Thomazeau, contextualise, entre autres, l’art de la danse dans la crise du Sida (« Survivre ou en finir face au déluge. Représenter le corps dans la crise du sida », p. 246-248) montrant comment en affectant les corps, le sida a de fait affecté la façon de danser et de penser la danse à partir des années 1980. Les danseurs exhibent leurs fluides corporels et font ainsi de la danse un art toujours plus vivant.

L’article de Bernard Andrieu (« Le malade immersif. L’émersion vivante de son corps chronique », p. 283-293) fonctionne comme une conclusion théorique de l’ouvrage, quand les œuvres de Marion d’Amato (Mes broderies de peau, série Lichen, série P(s)eau, p. 295-301), apportent une conclusion artistique, permettant d’ancrer le propos général. Andrieu rappelle son concept d’autosanté et défend l’idée que la pratique de l’écriture de soi dans l’expérience de la maladie permet non seulement de se représenter soi-même malade, d’accepter ce corps souffrant mais aussi de déterminer pour soi une « norme de santé globale » (p. 289). Bien sûr l’écriture n’est pas la seule façon d’accéder à l’autosanté, le savoir expérientiel se développant de diverses façons en fonction des individus.

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9La lecture de Tous malades se fait avec du recul en raison de la crise de la Covid-19. Cet ouvrage est une somme étonnante et hétérogène en termes de valeurs politiques et de méthodologies, qui sont parfois totalement antagonistes. Cependant, le dialogue entre certains articles reste bien mis en valeur. Tous malades est aussi une somme de références bibliographiques intéressantes, en ce qu’elles ne sont pas seulement anglophones, comme c’est trop souvent le cas dans les disciplines qui traitent de la maladie, comme les humanités médicales. On apprécie aussi que l’ouvrage laisse place aux arts plastiques dans la conclusion, même si cette dernière aurait eu tout intérêt à être accompagnée d’un commentaire de l’artiste.