Colloques en ligne

Thierry Roger, université de Rouen

Jules Lemaitre et la querelle de l’impressionnisme

« Il y a critique et critique »

F. Brunetière, L’Évolution des genres dans l’histoire de la littérature, 1890.

1Si la « querelle de l’impressionnisme » constitue un épisode beaucoup moins connu et moins décisif que la Querelle des Anciens et des Modernes en amont, ou la Querelle de la Sorbonne en aval, elle n’est reste pas moins un excellent révélateur de l’état de la critique littéraire en France entre 1880 et 1890. Comme nous allons essayer de le montrer, son intérêt n’est pas seulement documentaire ; le clivage théorique que ce débat implique dépasse la seule histoire érudite : ce débat d’idées intéresse en effet l’histoire archéologique de la critique. Rappelons pour commencer que c’est la critique d’art conservatrice des années 1870 qui a créé la notion de « peinture impressionniste ». Puis, ce fut au tour du non moins conservateur Ferdinand Brunetière de forger dans un article de 1879 la notion de « roman impressionniste1 », moins par métaphore que par analyse d’un transfert esthétique qui va du pictural au littéraire2. Dans cette perspective, l’enjeu est d’ordre linguistique, stylistique et intersémiotique3. Enfin, le même Brunetière fait le procès en 1891 de la « critique impressionniste4 », incarnée par un Jules Lemaitre ou un Anatole France. À cette date, le différend est tout autre. Il porte sur la mission et la fonction de la critique, à travers l’émergence d’une catégorie qu’il faut situer dans « l’ordre des discours », entre réflexions théoriques et prises de positions esthétiques, voire idéologiques. Mais dans les trois cas, le mot, lesté d’une charge péjorative, exprime un jugement de valeur dépréciatif. Son usage est complexe, puisque son origine polémique traduit le point de vue de l’adversaire, et de la réaction. Cependant, il n’est pas si commode de dire qui, de Brunetière ou de Lemaitre, doit être situé du côté de la réaction, voire de la posture réactionnaire. Il ne suffit pas de faire de l’auteur des Contemporains un agent de la contestation de l’entrée de la critique dans « l’âge de la modernité scientifique5 », comme le fait Jean-Thomas Nordmann, après Brunetière lui-même, dans une synthèse par ailleurs très précieuse, à laquelle nous sommes redevable, et qui ne manque pas non plus de nuancer l’opposition entre les deux positions. Bien évidemment, comme toujours, tout dépend des critères choisis pour définir cette sinueuse « modernité ». D’ailleurs, nous allons le voir, il n’est pas aisé de situer la critique de Lemaitre, normalien, auteur d’une thèse de doctorat, professeur, puis universitaire jusqu’en 1884, écrivain, journaliste à la Revue Bleue, au Journal des débats. Produit de la méritocratie républicaine, ce fils d’instituteur du Loiret se place à la fois dans l’institution scolaire, et hors de l’institution. Les oppositions héritées de Thibaudet entre critique savante et critique d’auteur, ou bien entre critique universitaire et critique journalistique fonctionnent très mal en ce qui le concerne. Son œuvre critique oscille entre « critique parlée », « critique professionnelle » et « critique artistique ». Ajoutons que Jules Huret, dans son enquête de 1891, le range parmi les « psychologues », aux côtés de France, de Bourget, de Rod ou de Barrès6. Une telle situation de Lemaitre critique ainsi que son rapport à l’idée de « modernité » seront justement quelques-uns des enjeux de ces pages. Après avoir présenté les deux thèses antagonistes qui constituent le socle et le cœur du débat, nous exhumerons le sol théorique et idéologique qui les rend possibles.

LES PRISES DE POSITION

Les attaques de Jules Lemaitre (1884-1889) :

2C’est Lemaitre qui lance la première pierre, lors de son compte rendu en 18847 d’une série d’ouvrages de Brunetière, à savoir Études sur l’histoire de la littérature française (1ère série, 1880), Nouvelles études critiques sur l’histoire de la littérature française (1882), Le Roman naturaliste (1883), et Histoire et littérature (1884).Il reviendra à l’assaut entre 1889 et 1893, en réponse aux invectives de Brunetière contre le développement inquiétant d’une « littérature personnelle8 », dans les trois courts textes composant le morceau introductif intitulé « En guise de préface », qui ouvrira en 1896 la sixième série de ses Contemporains. Mais la défense de sa conception de la critique se fera aussi ponctuellement, tout au long des différentes études qu’il publie durant cette période. Tentons de résumer ici sa position, qu’il faut bien dans un premier temps qualifier de réactive.

3Il s’agit d’abord de remettre en cause l’objectivité revendiquée de cette critique prétendument « scientifique », qui cache d’abord un subjectivisme inconscient de lui-même. Le jugement qui se veut fondé en raison n’est jamais « qu’une préférence [du] tempérament ou un sentiment tourné en doctrine9 », puisque Brunetière ne fait que livrer « des sentiments qu’il érige en lois10 ». Ensuite, ces « préférences » conduisent à ériger une esthétique particulière en canon indépassable. Le jugement pseudo-objectif cache cette fois le préjugé classique, dès lors queles valeurs du XVIIe siècle se voient érigées en norme absolue, le Grand Siècle constituant non pas une époque, mais une essence. Brunetière juge toute littérature en fonction de critères « classiques » : primat de l’idéalisme sur le réalisme ; portée universelle de l’œuvre ; psychologie des facultés nobles de l’âme. Aux yeux de Lemaitre, cela aboutit à une confusion entre art et morale, comme à un enfermement dans une logique sectaire qui ne cesse de hiérarchiser (« hiérarchie des plaisirs » et « hiérarchie des genres »11). Ainsi, Madame Bovary se donne comme une œuvre parfaite sans être belle pour Brunetière, car jugée avec les critères qui servent à juger Iphigénie12. Un tel dogmatisme13 fondé sur l’occultation du caractère finalement historique et relatif de l’universalisme du goût attaché à l’esthétique classique, débouche alors sur une véritable déni du « contemporain », au sens de Lemaitre, qui s’écrie : « j’aime cette littérature de la seconde moitié du XIXe siècle, si intelligente, si inquiète, si folle, si morose, si détraquée, si subtile14 », ou encore :  « j’aime mieux lire […] Le Nabab que La Princesses de Clèves15 ». En effet, pour lui, un artiste se définit avant tout par une « façon de voir, de sentir, d’écrire16 », et non par un respect des règles littéraires, ou des normes morales. Brunetière consacre donc le grand retour des Doctes.

4Le critique de la Revue des Deux Mondes, enfermé dans une lecture de type scolaire et savante, se caractérise en outre par un art de lire qui relève d’un ascétisme, voired’unpuritanisme, marqué par un primat de la connaissance sur la jouissance : « juger toujours, c’est peut-être ne jamais jouir17 » écrit-il en 1892. Lemaitre regrette, chez ce lecteur professionnel, cette incapacité à « lire pour le plaisir18 », qui empêche un contact direct avec les œuvres, quand le rapport aux textes est toujours médiatisé à l’infini par d’autres textes. Cette attitude spéculative révèle un excès d’esprit philosophique, qui ne cesse de classer sur le mode de la passion triste : « il ne touche rien qu’il ne le classe, et pour l’éternité.19 » Manie classificatoire, esprit de système, démon de la théorie, tout cela empêche de saisir l’œuvre en tant que telle, dans sa singularité et son originalité. Lemaitre entend ainsi dénoncer l’illusion scientiste d’une démarche jugée scolaire, voire scolastique, inconsciemment normative et doctrinaire. En croyant dégager des lois, en croyant juger selon des normes rationnelles et universelles, Brunetière ne fait qu’exprimer son Moi en fonction d’une orientation idéologique précise. C’est explicite sous la plume de l’auteur des Contemporains : on pratique ici une « critique qui n’est qu’idéologie20 ». Pris en flagrant délit d’absolutisation du relatif, d’essentialisation de l’historique, le critique de la Revue des Deux Mondes devrait assumer pleinement le caractère fondamentalement subjectif de la critique : « ce qui me plaît dans l’article le plus sévère de Brunetière, c’est Brunetière.21 »

5Ajoutons que toutes ces attaques contre le dogmatisme scientiste de Brunetière se voient renouvelées et amplifiées par France en 1888. Ce dernier conçoit sans nuance la critique comme un genre littéraire parmi d’autres, situé entre le roman et l’autobiographie, écrivant que « la critique est la dernière en date de toutes les formes littéraires22 ». France défend un subjectivisme constitutif et indépassable : « il n’y a pas plus de critique objective qu’il n’y a d’art objectif ». Il ajoute avec désinvolture : « je vais parler de moi à propos de Racine », avant de conclure : « le bon critique est celui qui raconte les aventures de son âme au milieu des chefs-d’œuvre.23 » La critique littéraire, canton de la littérature, tient le milieu entre le roman d’aventure et l’examen de conscience.

6Cette joute méthodologique et théorique s’accompagne inévitablement chez Lemaitre d’une volonté de promouvoir une autre idée de la critique. De fait, il ne manque pas d’esquisser à cette date son idéal d’une démarche reposant sur la « sympathie » et « l’identification ». Une telle « lecture sympathique24 » partirait des impressions suscitées par le texte chez le lecteur pour aller vers la description des impressions ressenties par l’auteur. En outre, il précise qu’il faut opérer des distinctions dans le champ du « contemporain ». Cette critique identificatoire s’intéresse à « ceux qui existent », c’est-à-dire à ceux qui font naître une impression « forte », comme « les Goncourt, Zola, Feuillet, Cherbuliez, Theuriet25 ». Fort de cet empirisme sensualiste, Lemaitre affirme que la seule certitude donnée au critique procède de ses impressions : « je suis sûr de mes impressions.26 » Dès lors, deux types de critiques incompatibles s’affrontent : celle fondée sur les « principes », destinée à juger les œuvres ; celle fondée sur les « impressions », cherchant à analyser l’interaction œuvre-lecteur. Lemaitre affiche un parti pris de modestie, qui se donne comme un degré zéro de la critique, en concédant que sa manière d’aborder les textes n’est peut-être pas de « la critique ». Dans son « Avant-propos » de 1886, il écrit : « ce ne sont que des impressions sincères notées avec soin.27 » Le lecteur ne trouvera dans ces pages ni « doctrine », ni « philosophie », ni « vue d’ensemble28 ». Avec son refus de la synthèse et de la mise en système, Lemaitre se rapproche de la notion de critique-promenade chère à Remy de Gourmont, même s’il place cette manière ondoyante sous le signe des Pensées de Joseph Delorme, en identifiant le cours de la pensée, circulant autour de ses objets, au cours d’une rivière sillonnant un paysage : « l’esprit critique est de sa nature facile, insinuant, mobile et compréhensif.29 »

7Enfin, en réponse aux accusations de son adversaire, Lemaitre se défend d’être un critique solipsiste ou « individualiste ». La subjectivité revendiquée reste indissociable d’une intersubjectivité : « il y a une partie de notre “moi”, à chacun de nous, qui peut intéresser tout le monde.30 » Cette critique de la sympathie généralisée conduit à la mise en place d’une véritable communauté sensible, puisque le lecteur « impressionniste », lecteur pour tous, se fait « interprète de toutes les sensibilités pareilles à la sienne31 ». Par ailleurs, Lemaitre se défend également de promouvoir une critique insignifiante et amnésique, ignorante du passé. S’il se refuse à classer ou à construire des généalogies littéraires, il entretient un autre rapport au passé, intuitif, irréfléchi, accidentel, presque quiétiste, et fondé sur la mémoire affective du lecteur : « c’est laisser ce reste s’évoquer librement en nous, au hasard charmant de la mémoire.32 » Lemaitre le spontané, contre Brunetière le méthodique, de manière pré-proustienne, substitue la mémoire littéraire involontaire à l’histoire littéraire volontariste, en cherchant à capter un jaillissement. Cette durée littéraire sensible, coextensive à un espace affectif, est affaire de « réminiscences » et de « reconnaissance »33.

La contre-attaque de Brunetière (1888-1891) :

8En 1888, on l’a vu, Brunetière, apôtre des valeurs universelles et des vérités générales, dénonce les dérives d’une « littérature personnelle » marquée par le « développement maladif et monstrueux du Moi34 », à une époque où s’affirme une tendance intimiste de la littérature, où l’on découvre l’égotisme stendhalien, les écrits intimes d’Amiel et de Baudelaire, où le « psychologisme » s’affirme comme un courant nouveau face à un naturalisme jugé moribond, où le jeune Barrès enfin instaure son fameux « culte du Moi » trilogique35. Quant à la critique personnelle, pour Brunetière, elle n’est jamais que la simple expression d’une idiosyncrasie ou d’une opinion, « une façon de penser ou de sentir, qui varie selon leur humeur même ou la couleur du temps36 », alors que la connaissance devrait prévaloir. Il écrit alors, contre toutes les tentations subjectives, que « l’idéal de la critique serait d’être anonyme37 ». Mais c’est en 1891 qu’il riposte en s’en prenant à la démarche d’un France, d’un Lemaitre ou d’un Paul Desjardin, « nos impressionnistes38 », qui ont revendiqué le droit pour la critique de n’être plus « désormais que personnelle, impressionniste, et, comme on dit, subjective39 ». Une telle attitude trahit d’abord à ses yeux une solution de facilité, permettant de « ne pas se documenter40 ». Le critique impressionniste est un dilettante, mi-paresseux, mi-désinvolte, enfermé dans sa sensibilité volatile. Par conséquent, sa critique, d’humeur, sera par définition changeante, instable, et soumise à la contradiction. C’est bien ce que l’on aura tendance à reprocher à Lemaitre, par delà le débat avec Brunetière. Dépourvu de « doctrine » ferme, Lemaitre, aux yeux de Georges Renard, n’est déjà plus un critique ; sa « charmante désinvolture » le fait errer d’impressions en impressions. Son défaut n’est pas tant l’impressionisme, que l’impressionnisme continué et permanent, c’est-à-dire le dilettantisme. Renard maniant les paradoxes, voit chez lui l’expression d’un « scepticisme absolu et […] presque dogmatique41 ». Rod note à propos de son « renanisme » supposé, que le critique, « entraîné par ses habitudes de style, et par la réputation qu’on lui a faite, en est arrivé à feindre la contradiction, même quand il est d’accord avec lui-même42 » ; ou bien, moins subtil, Antoine Albalat soulignera la présence chez lui d’un « scepticisme qui ne rougissait pas de se contredire43 ». Ainsi, ces dilettantes ont la bêtise de « ne pas conclure ». Cette critique sceptique débouche sur un mauvais « relativisme », celui de l’impression, alors que Brunetière défend un relativisme de la comparaison, permettant la mise en série des œuvres, comme leur hiérarchisation. Puis la réfutation se voit rapidement déplacée sur le terrain de la philosophie. On rappelle qu’il y a un en deçà, ou un au-delà, de la sensation individuelle. Et Brunetière reproche à France de faire de la « métaphysique » alors qu’il est question d’une science de la littérature.

9L’auteur de L’Évolution des genres en vient ensuite à sa défense et illustration de l’idée de critique objective. Celle-ci est non seulement possible mais nécessaire, dès lors que l’on accepte de voir dans tout texte littéraire la résultante de trois éléments positifs : « une œuvre, un homme, une date.44 » On peut de la sorte dépasser le stade de l’impression et du « sentir ». Brunetière rappelle quelles sont à ses yeux désormais, en cette fin du XIXe siècle, les trois fonctions de toute véritable critique. Il faut d’abord, conformément à l’étymologie du mot grec, trancher, et donc juger.Soulignons-le immédiatement, contrairement à ce que soutiennent ses détracteurs, il n’y a pas d’incompatibilité pour Brunetière entre jugement et objectivité. D’autre part, la « critique impressionniste » ne se contente pas de se situer en deçà du jugement comme elle le prétend : « les impressionnistes ne cessent de juger quoi qu’ils disent45 » ; Les Contemporains est autant un recueil d’impressions qu’« un recueil de jugements46 ». Cette tâche fondamentale, qui ne saurait être oubliée sous peine de verser dans le dilettantisme ou le relativisme, comme le rappelait Brunetière dans son « Évolution de la critique » de 1889-90, ne saurait être dissociée de celle, proprement scientifique, qui consiste à classer et à comparer47. En 1891, il répète qu’on ne peut ignorer les « succès de la méthode comparative », développée en anatomie comme en philologie. L’œuvre d’art n’est ce qu’elle est pleinement « qu’autant qu’on la compare elle-même avec une autre48 ». En refusant d’être le contemporain de Darwin et de Haeckel, de Bopp et de Max Müller, l’auteur des Contemporains est donc passéiste. Enfin, cette critique objective entend expliquer et non seulement « décrire », « constater » ou « commenter ». Brunetière souligne que la part de l’individuel est minime dans le phénomène artistique, et plus généralement, dans le phénomène humain. La cause profonde de l’œuvre se trouve « à l’extérieur de l’auteur49 ». On voir clairement ici les ressorts de cette stratégie argumentative. Il s’agit de transformer une hypothèse en fait de façon à minimiser l’individuel, en légitimant une démarche objective et scientifique. Brunetière reprend implicitement l’axiome aristotélicien fameux selon lequel « il n’y a de science que du général ». Le modèle de scientificité sera ici l’histoire naturelle renouvelée en profondeur par « l’hypothèse de l’évolution » avancée par Darwin et ses successeurs (Spencer, Haeckel) – « la critique est devenue […] une science analogue à l’histoire naturelle50 » – qui oriente vers un organicisme littéraire, et la recherche, comme l’on sait, d’une « loi d’évolution » des formes, des genres et des écoles. Sans se confondre avec la science, Brunetière ne cesse de le souligner, la critique doit lui emprunter ses modèles51.

10Au total, le critique de la Revue des Deux Mondes entend bien démonter « l’illusion de l’impressionnisme52 » chez ces lettrés qui sentent et jugent, mais jugent sans le savoir, c’est-à-dire sans conscience de juger, et sans la connaissance pour classer avant de bien juger. D’une part, la « critique impressionniste » se donne comme de la littérature déguisée. Lemaitre et France sont avant tout des écrivains qui ne disent pas leur nom, et composent de la littérature sur de la littérature, dans la lignée de Sainte-Beuve, l’auteur de Volupté et de Joseph Delorme. Reformulons la thèse de Brunetière : l’expression « critique impressionniste » est oxymorique, de même que l’expression « art impressionniste » est tautologique. Les qualités de l’artiste s’avèrent radicalement inconciliables avec les qualités du critique : « ce qui fait l’originalité de l’artiste, c’est sa manière impressionniste, subjective, et vraiment personnelle de voir et de sentir53 ». Ici, le mot « impressionniste » redevient neutre et descriptif parce que l’idée se trouve rabattue sur le domaine de l’art. D’autre part, la « critique impressionniste » laisse apercevoir un conformisme inconscient. Sous les apparents « paradoxes étincelants » de Lemaitre, il y la doxa ; sous la sensation personnelle du lecteur délicat, il y a le sens commun, à savoir des jugements « qui appartiennent à tout le monde54 ». Lemaitre reste victime de l’illusion du singulier, quand juger se confond avec préjuger. De fait, l’impression n’est qu’un effet de l’éducation littéraire. Brunetière contre-attaque en renversant les arguments de ceux qui voyaient dans les idées générales des « préférences personnelles ». L’impressionnisme n’est jamais qu’un « habitus » social, justifiant cette injonction forte, qui résonne comme un appel au transcendantal : « mettons quelque chose au-dessus de nos goûts.55 » Enfin, la « critique impressionniste » se signale par sa tendance à entretenir une très préjudiciable amnésie littéraire, qui favorise un déclin de la conscience historique de la littérature, en nous faisant perdre le sens des « filiations littéraires56 ». C’est une critique ignorante de la tradition, contemporaine d’une époque individualiste, marquée par le recul de la « solidarité entre les générations57 ». À terme, estime Brunetière, une telle orientation critique, que nous qualifierions, avec les catégories de François Hartog, de « présentiste », conduirait à la disparition de la notion même de tradition littéraire et d’histoire littéraire.

LES ENJEUX THÉORIQUES

11On l’aura compris, un tel débat semble mettre en scène des prises de position frontales qui, chacune à leur manière, cherchent à opérer une démystification. L’un démonte l’illusion de l’autre : illusion d’un objectivisme renvoyé à ses déterminations individuelles et idéologiques ; illusion d’un subjectivisme reconduit vers son impensé dogmatique et sociologique. En apparence, on pourrait penser que l’on assiste à la résurgence de vieux débats. La querelle entre Lemaitre et Brunetière se donnerait comme la reformulation littéraire du vieux conflit philosophique en matière de théorie de la connaissance entre empirisme et rationalisme, sensualisme et intellectualisme ; ou bien comme la reprise de la question kantienne du « jugement de goût » et des « critères esthétiques ». Cependant, de manière plus profonde et plus spécifique, ce différend affiche les symptômes d’une crise d’identité de la critique lors de son moment « scientiste ». En outre, il ne peut se comprendre sans la prise en compte de mutations sociales fortes qui, en cette période de développement du capitalisme industriel et de division du travail accrue, substitue plus que jamais les « solidarités organiques » aux « solidarités mécaniques », comme le regrette Brunetière, on vient de le voir. Cette crise doit donc être située aussi lors du moment « individualiste » de l’activité artistique, et plus généralement, des activités humaines telles qu’elles se reconfigurent dans les sociétés industrialisées et sécularisées de la fin du XIXe siècle. Précisons tout cela.

12Ce débat pose d’abord et surtout une série de questions cruciales : que veut dire écrire sur la littérature ? La critique est-elle autre chose qu’un genre littéraire parmi d’autres ? Le critique est-il autre chose qu’un écrivain ? Peut-on fonder une « science de la littérature » ? Afin de poser correctement le problème, un bon point de départ nous semble être fourni par cette phrase de France parlant de Lemaitre : « avec lui la critique est vraiment sortie de l’âge théologique.58 » Ce nouvel âge peut-être entendu de deux manières. D’un côté, la sortie du théologique débouche sur un âge sceptique ou dilettante : c’est la tendance Renan de la seconde moitié du XIXe siècle. On a souligné à maintes reprises le « renanisme » de Lemaitre, auteur perçu haineusement par les Goncourt en 1891 comme « un enfant de chœur59 » de l’auteur du Prêtre de Némi. Lemaitre est celui qui a développé le « sens du relatif », comme l’écrit encore Anatole France : « sur toutes choses, il y a beaucoup de vérités, sans qu’une seule de ces vérités soit la vérité.60 » Là se situe l’une des ruptures majeures de ce siècle post-révolutionnaire, comme l’enregistre Barrès de manière synthétique dans Les Déracinés (1897), roman qui étudie, comme l’on sait, la crise morale d’une génération, la sienne, abreuvée de critique kantienne, confrontée au nihilisme, tandis que la génération précédente, celle des Jouffroy et des Renan, avait seulement opéré le « passage de l’absolu au relatif61 ». C’est en ces termes également, que Brunetière définit la mutation que constitue le romantisme : « la part de l’absolu diminue, celle du relatif augmente.62 » Ainsi, les deux cibles de la critique objective et scientifique seront le dilettantisme, relativisme qui développe le « plaisir de tout comprendre », et l’individualisme, relativisme qui repose sur la « critique personnelle » des seules « beautés »63, ces deux avatars du subjectivisme romantique, comme du libéralisme artistique. Aux yeux du finaliste Brunetière, le romantisme a donc retardé l’évolution de la critique : « […] entre les années 1820 et 1830, le mouvement romantique, très loin d’aider l’évolution de la critique, l’aurait troublé plutôt.64 »

13Mais cette rupture avec l’ordre théologique marque aussi l’entrée dans un âge positif, associé cette fois à la tendance Taine de la seconde moitié XIXe siècle. De fait, la querelle de l’impressionnisme émerge sur le fond que constitue ces deux grandes postulations nouvelles de la vie morale et intellectuelle française. Ces deux options philosophiques délimitent deux conceptions de l’histoire de la critique. Avec Lemaitre et France, s’affirme un devenir-artiste. L’auteur des Contemporains, dans son étude de 1887 consacrée à Bourget, souligne combien l’activité critique s’oriente vers le subjectivisme hédoniste. Après avoir été « dogmatique et scientifique », « elle tend à devenir simplement l’art de jouir des livres et d’enrichir et d’affiner par eux ses impressions65 ». Ainsi, pour les sceptiques, « critique » veut dire « esprit critique ». À l’inverse, avec Brunetière triomphe un devenir-scientifique. Ce dernier, on le sait, retrace « l’évolution » de cette critique tentée par la scientificité, en décrivant le passage du modèle des « sciences historiques » à celui des « sciences naturelles ». Ces deux options philosophiques délimitent deux conceptions de l’activité critique. Lemaitre défend une critique pleinement subjective et intersubjective, fondée sur l’impression et la sympathie, tandis que Brunetière prône une critique objective qui entend expliquer, classer et juger selon des critères universels et rationnels. Ces derniers ne se confondent pas avec la catégorie classique de règle, à laquelle il faut substituer la notion de loi : la critique moderne doit trouver le « criterium de ses jugements ailleurs que dans la notion des règles et du beau idéal66 ». Cette dichotomie présuppose la délimitation de deux types de corpus.L’un aura pour objet les auteurs du présent, à savoir les « contemporains ». Ce sont en réalité, majoritairement, comme le souligne Thibaudet, les « aînés » de Lemaitre67. René Doumic établit d’ailleurs un lien nécessaire entre l’impressionnisme et le présentisme, qui font système à ses yeux, puisque les auteurs du passé appellent un travail de recontextualisation et d’accommodation historique qui parasite la jouissance immédiate :

14Dans la critique ainsi conçue, la jouissance est le but unique, la jouissance personnelle et, pour autant dire, égoïste […]. Aussi cette critique ne s’exerce-t-elle guère sur les écrivains d’autrefois : elle se contente de les saluer au passage […]. C’est qu’il faut, pour goûter les écrivains du passé, faire un effort afin de se remettre dans un milieu d’idées qui n’est plus le nôtre […]. Mais au contraire, il y a en chacun de nous un peu de la sensibilité de tous nos contemporains68.

15L’autre posture critique privilégie les auteurs morts et panthéonisés, les « classiques ». Il sera inutile ici de rappeler les charges bien connues de Brunetière contre Zola et Baudelaire, sans parler de Mallarmé, jugé incompréhensible. Ajoutons cependant qu’il ne faudrait pas déceler dans ce conflit théorique un conflit de génération, puisque Brunetière, né en 1849, est seulement de quatre ans plus âgé que Lemaitre, né en 1853. Par ailleurs, ces deux conceptions de l’activité critique impliquent deux idées de la littérature. Il y a d’un côté une idée « moderne » qui consiste à dissocier art et morale. Lemaitre dit aimer, on l’a vu, la littérature de son temps, « intelligente et inquiète ». De l’autre, on défend, quitte à réduire la complexité et la variété d’une telle littérature, une idée « classique » animée par l’exigence de la peinture idéale d’un homme universel, qui n’a pas de corps. Enfin, ces deux conceptions de l’activité critique s’expriment à travers deux ethos stylistiques. Avec Lemaitre s’affirme, en détournant de son sens la formule de Thibaudet, la « critique parlée69 » d’un bel esprit, fier de sa désinvolture, et de son refus de toute pédanterie. C’est sans doute Albalat qui a le mieux souligné cet aspect chez Lemaitre, homme de la « familiarité », habile à façonner un « style à conversation » qui donne l’illusion d’être mis en face, non d’une page à lire, mais d’« un homme qui vous parle », multipliant les « paradoxes », distillant l’ironie, arborant la volonté de ne jamais être dupe70. À en croire les témoignages de l’époque, c’est en grande partie cette manière ondoyante qui fit tout le « charme » ou toute la « séduction » de Lemaitre, grand « critique à la mode » promoteur d’une « critique détendue71 ». À l’inverse, Brunetière incarne la « critique professionnelle » d’un professeur, savante, méthodique, grave et sérieuse, voire austère : une « critique tendue72 » dirait Thibaudet.

LES ENJEUX IDÉOLOGIQUES

16Il faut le souligner, inévitablement, le différend n’est pas seulement d’ordre théorique et méthodologique. Lemaitre et Brunetière s’affrontent aussi sur le terrain de la vision du monde, du sens de la vie, des normes et des valeurs. On l’a vu, un des points de friction majeur concerne la question de la subjectivité. Cette notion prend une tournure idéologique dès qu’on l’examine sous l’angle moral ou social. La querelle rencontre la question sociale de l’individualisme et la question morale de l’importance donnée au Moi dans la vie intellectuelle ou artistique. Ici, le conflit est moins celui de l’héritage de Taine, face à celui de Renan,que celui de la grande alternativeentreMontaigne et Pascal, renouvelée par l’affirmation, mouvementée et controversée, d’une « société des individus ». Brunetière, l’homme de la haine du Moi, forcément haïssable dans une perspective universaliste, entend promouvoir les valeurs collectives, les vérités éternelles, les idées générales, et les œuvres d’art livrant à la méditation, comme à l’édification, un contenu humain archétypal. On pourrait alors rapprocher ses positions de celles d’un Gustave Lanson qui, en 1893, de manière plus radicale néanmoins, voyait dans la langue poétique impénétrable de Mallarmé « l’équivalent littéraire de l’anarchie73 ». Fait intéressant pour ce qui nous occupe ici, le point de départ d’une telle poétique mallarméenne de la sensation rare se trouvait rapproché du « style impressionniste74 » des Goncourt. De fait, « l’individualisme esthétique » et « l’individualisme social », à savoir « l’anarchisme75 », défini sous l’angle de la pensée de Stirner, dont on traduit l’œuvre par extraits dans ces années 189076, parallèlement à l’œuvre de Nietzsche, également très en vogue à cette date dans certains milieux symbolistes et wagnériens77, constituent à l’époque, pour certains, les deux faces d’un même phénomène jugé « antisocial ». Mais Brunetière y décelait plutôt une permanence du subjectivisme romantique. Ainsi, Lemaitre sera l’homme du culte du Moi, forcément adorable dans une perspective hédoniste, ce qui explique son intérêt pour la « critique égotiste78 » de Bourget, que l’auteur des Contemporains ne situe pas d’abord dans le sillage de Taine, et dans la perspective d’une critique de type scientifique, appuyé sur une « psychologie » dégagée de la vieille métaphysique des facultés, renouvelée en profondeur par les travaux des Allemands et des Anglais.

17En outre, ces deux orientations divergentes se voient quelque peu politisées de part et d’autre, puisque décrites en terme de conservatisme ou de progressisme. Pour Lemaitre, Brunetière est victime de l’illusion scientiste et d’une confiance aveugle dans l’abstraction. Il dénonce, on l’a dit, « cette critique-là qui n’est qu’une idéologie79 », et oppose la certitude de l’impression à l’incertitude du jugement. Pour Brunetière, Lemaitre est victime de l’illusion subjectiviste, en montrant que la singularité du Moi, de la parole et de la pensée personnelle constitue une fiction. Ainsi, l’idéologie de la « critique impressionniste » apparaît comme réactionnaire au plan de l’histoire des idées. Pour Brunetière, elle va à l’encontre du vent de l’histoire puisqu’il faut voir la quête de l’objectivité comme le signe d’un progressisme méthodologique.

18Ajoutons que la valorisation du Moi, ou sa dévalorisation, comporte trois autres dimensions connexes à coloration idéologique. Il conviendrait d’évoquer d’abord le problème du plaisir et de l’amour du critique pour l’objet critiqué, aspect bien vu par Thibaudet en 1922 dans « Les trois critiques ». Le conflit entre les deux hommes rejoue le conflit entre Athènes et Lacédémone, qui oppose hédonisme et ascétisme. De fait, Lemaitre, représentant d’une sorte d’épicurisme critique, voit en son adversaire, qu’il nomme le « sévère Brunetière », l’adepte d’une « critique ascétique et raisonneuse80 ». Il soutient que pour comprendre à fond, il faut aimer, tout en se signalant par une très nette érotisation de son activité critique, tant par le choix des livres que par regard porté sur eux. Georges Renard épingle chez celui qu’il surnomme « l’ami des femmes », une tendance au « badinage égrillard et délicat81 ». Ensuite, se pose le problème de la nature. Du point de vue de Brunetière, dont on connaît l’anti-naturalisme, pour un « impressionniste », laisser parler sa nature, c’est laisser parler la nature. Or, tout jugement esthétique fondé consiste justement à aller contre le « tempérament », contre « l’instinct », pour laisser parler l’éducation, et la morale. La critique participe de l’effort de civilisation contre les particularismes de l’individu. Ainsi, le « goût de Boileau » sera légitime justement parce qu’il se trouve être « extérieur et supérieur au sien propre82 ». Enfin, le débat met en avant le problème de la fidélité ou non à la tradition. Le « critique voluptueux » vit dans le présent de la sensation. Comme le souligne France, Lemaitre, « en dépit de sa belle culture classique, ne tient pas trop au passé83 ». Ce dernier, tout en se défendant de sombrer dans l’ignorance des grands ascendants, substitue en quelque sorte la mémoire affective à l’histoire savante,ets’en prend au très traditionnaliste Brunetière. Ce sont donc deux « régimes d’historicité » incompatibles qui coïncident en grande partie avec deux situations d’énonciation institutionnelles concurrentes, l’énonciation universitaire d’un côté, l’énonciation journalistique de l’autre. Ce sont donc aussi finalement deux définitions de la « modernité » qui s’affrontent, tout en étant profondément enracinées toutes les deux dans un seul et même socle épistémique et socio-politique, la pensée des Lumières. L’une, héritière du cartésianisme, repose sur la valorisation de la rationalité scientifique ; l’autre, rattachée au grand courant du libéralisme, épouse l’émergence de la notion d’individu autonome.

APRÈS LA QUERELLE

Une fausse opposition ?

19Au total, cette querelle aura conduit à révéler une certaine polarisation du champ critique des années 1880-90. Au delà des prises de position, celle-ci révèle des positions, puisque l’on assiste à la mise en place du couple oppositionnel « impressionniste » / « dogmatique ». Il s’agit d’un moment où s’opère un découpage catégoriel fondateur, passant par la nomination, la conceptualisation et l’identification substantielle de postures critiques plus ou moins spontanées, plus ou moins réfléchies. Sous la querelle d’époque, conjoncturelle, se dessine un débat épistémologique, structurel, constitutif de l’activité critique, qui s’interroge sur sa nature et ses fonctions. Ainsi, pour prendre un exemple symptomatique, l’entreprise d’histoire de l’histoire littéraire et d’archéologie de la « Nouvelle critique » pratiquée par Antoine Compagnon dans La Troisième République des Lettres, usera de cette dichotomie pour nommer de manière synthétique les « deux Barthes », dont l’œuvre opèrerait, par delà le lansonisme, un retour à la « vieille vieille critique »84. Mais on ne saurait se limiter à entériner l’opposition, présentée comme antithétique, entre un Lemaitre et un Brunetière. Un regard plus précis porté sur les possibles énonciatifs de l’époque doit nous amener à nuancer au contraire une telle construction binaire. Si l’on se réfère aux vues présentées par le jeune critique suisse Émile Hennequin dans sa Critique scientifique de 1888, ouvrage aujourd’hui très méconnu, mais dont la publication fit événement en son temps85, et qui eut en particulier comme lecteur attentif un certain Ferdinand Brunetière – il en fit une recension à la fois accueillante et distanciée86 – il faut opposer une critique toute « d’appréciation87 », à une « esthopsychologie », nouveau nom de cette critique intégralement fondée sur la science qu’il cherche à établir. De fait, aux yeux d’Hennequin, il subsiste un vaste courant subjectiviste, qui l’amène à englober dans le même camp Sarcey, Brunetière, avec ses « articles savants et partiaux », Nisard, auteur d’une histoire « doctrinaire », et enfin, Lemaitre et France, auteurs de « chroniques qui abondent en dissertations charmantes et futiles88 ». Ainsi, Rod peut écrire en 1885 : « il semble qu’en ces temps derniers, la critique tende à devenir de plus en plus scientifique : les Essais de M. Paul Bourget, et les si remarquables analyses de notre collaborateur M. Hennequin la poussent dans cette voie.89 » De même, Félix Fénéon, à l’époque de la première Revue indépendante, celle de Georges Chevrier, et non celle de Dujardin, qui eut Hennequin comme collaborateur, et qui s’ouvrait sur une apologie du « matérialisme » et de la science90, écrivait en 1884 : « nous voulons, autant que possible, faire de la critique analytique, scientifique, à l’exclusion de la critique lyrique.91 » Ainsi, pour Hennequin, ni impressionniste ni dogmatique, en 1888, le devenir scientifique de la critique est loin d’être achevé, et ce n’est pas la critique pseudo-objective de Brunetière qui pourrait en accomplir l’avènement. De même, bien plus tard, Thibaudet réunira les deux hommes sous la bannière de la « critique professionnelle », qui vise à ordonner le hasard de la littérature. Il décèle chez l’un comme chez l’autre, malgré le titre du projet de Lemaitre, un même aveuglement sur le contemporain perçu comme pathologique. Le critique de la NRF reproche à Lemaitre son incapacité à saisir le contemporain véritable, représenté par les œuvres de Verlaine ou de Mallarmé92. Ajoutons qu’il s’agit aussi de deux critiques globalement aveugles, voire hostiles, aux influences étrangères, à l’exception d’Ibsen pour Lemaitre93. Les deux critiques, concentrant leur regard sur la seule littérature nationale à une époque pourtant où les échanges culturels et artistiques s’intensifient, se rejoignent autour d’un même refus du cosmopolitisme, en omettant de noter l’importance de ces « écrivains francisés » – Poe, Tourgueniev, Dostoïevski – qui vont intéresser à l’inverse Hennequin, Bourget ou Wyzewa. Enfin, au plan politique, on ne saurait passer sous silence la rencontre idéologique liée au déclenchement de l’Affaire Dreyfus, dans le salon de la comtesse de Loynes, sur les fauteuils de l’Académie – en 1893 pour Brunetière, en 1895 pour Lemaitre – ou encore dans les rangs de la Ligue de la patrie française créée en 1898. Les deux hommes vont basculer dans le camp de l’antidreyfusisme, donnant explicitement et de concert, dans le nationalisme, le militarisme et le cléricalisme. Écoutons pour finir Bourget, revenant a posteriori sur l’ambiguïté idéologique déjà présente, comme l’on sait, dans les Essais de psychologie contemporaine, et écrivant à Lemaitre en 1912 une lettre qui servira de préface à ses Pages de critique et de doctrine : « le traditionalisme était déjà enveloppé dans nos propres hésitations d’il y a trente ans.94 » Quant au suffrage universel, ses défenseurs, ironise Bourget, le voient comme « une espèce d’impressionnisme gouvernemental95 ». Après la peinture, le roman, puis la critique, voici la politique impressionniste… Cette fois, Lemaitre, se ralliant, comme l’auteur du Disciple, à l’antidémocratisme de Taine, de Balzac ou de Le Play, ne souscrit plus à cet impressionnisme-là, lui qui dénonce en 1903 « l’incurable absurdité du suffrage universel96 ».

20Une autre lecture de ce débat consisterait à dépasser l’opposition, en établissant une distinction forte entre une « histoire littéraire », perçue comme une science, et une « critique littéraire », définie comme un art. C’est ainsi que Larbaud opposait l’historien, dont la tâche consiste à sélectionner dans la masse des publications les « livres importants », au critique, animé par le souci de nous indiquer les « beaux livres »97. Émile Faguet quant à lui, dans son Art de lire de 1912, assignait à l’histoire littéraire la tâche d’établir la « carte du pays », quand la critique, de son côté, livrait ses « impressions de voyage ». Les deux activités se situent pour lui sur des « plans géométriques98 » bien distincts. Il s’agit alors de délimiter deux approches complémentaires, et non antagonistes, ou incompatibles. Mais une telle vision des clivages s’affirmera surtout après les années 1880. De fait, le découpage proposé par Larbaud ou Faguet converge avec les thèses de Lanson, à une époque où le débat a changé de nature. Désormais, une « science de la littérature » est possible, mais fondée sur l’histoire positiviste des Lavisse, des Langlois et des Seignobos. Nous assistons au passage du conflit des territoires (1880), au partage des territoires (1920) : d’un côté « l’histoire littéraire », de l’autre « la critique de génie », chacune légitime à sa manière. D’ailleurs, pour Lanson, rappelons-le ici, l’« impressionisme » n’est ni un horizon indépassable, comme le soutient Lemaitre, ni une tare de la critique, comme le proclame Brunetière, mais un moment inévitable, un point de départ. L’impression née de la lecture fonde la « base » de l’histoire littéraire, mais aussi la « base » de l’exercice scolaire de « l’explication française » : « l’impressionnisme est la seule méthode qui donne le contact avec la beauté.99 »

L’héritage de la critique impressionniste :

21Contre toute attente peut-être, l’école de Genève n’a pas fait de l’auteur des Contemporains un de ses précurseurs. Cette « critique de la conscience », qui se présenta aussi comme une « critique d’identification », ne chercha pas ses ancêtres du côté de l’œuvre critique de Sainte-Beuve, d’Anatole France ou de Jules Lemaitre, auteurs enfermés aux yeux de Georges Poulet dans la pratique de l’ironie, de la pose, de la posture distanciée, et donc, de l’imposture, nommée ici « critique adultère100 ». Fondamentalement « égoïstes », ils représentent, face à Mme de Staël ou à Baudelaire, l’incapacité à développer une véritable communication avec la pensée d’autrui, dont ils ne s’approchent que par une « adhésion factice101 ». Ainsi, lorsque l’on soutient que la pensée critique doit se fondre dans la pensée critiquée, épouser la conscience créatrice, et retrouver le vécu existentiel de l’auteur, on proclame « ni France ni Lemaitre », pour en appeler à Bergson, Du Bos ou Rivière. Les choix critiques de ces égotistes sont définis comme des repoussoirs et des contrefaçons : « critique d’identification fallacieuse et non authentique.102 »

22Alors, quitte à nuancer cette généalogie sans doute contestable de Poulet103, c’est du côté de la critique créatrice et de la critique d’auteur,cette « critique d’artiste » dont parlait Thibaudet, engagée dans un éternel combat avec « la critique des professeurs », que l’on pourrait situer peut-être le legs de la « critique impressionniste », par delà le jugement du même Thibaudet toutefois, qui rangeait le normalien Lemaitre, on l’a rappelé, dans le camp des professeurs, alors que ce dernier avait très vite abandonné l’enseignement universitaire, dès 1884, et qu’il affichait un certain intérêt pour le « contemporain ». C’est avec Proust que l’on peut tracer cette filiation, héritière de l’idéal baudelairien de la critique « partiale, passionnée, politique », ou de la lettre de Flaubert à Sand du 2 février 1869, rêvant de donner une succession « artiste » aux critiques « grammairiens », ou « historiens ». L’auteur du Contre Sainte-Beuve, grand lecteur du Racine de Lemaitre, tout comme Gracq, fut en effet de ceux qui saluèrent la manière très incarnée de ce critique singulier, « inventeur, dans ce temps où il y en a si peu, d’une critique bien à lui, qui est toute une création et où, dans les morceaux les plus caractéristiques et qui resteront parce qu’ils sont tout à fait personnels, il aime à faire sortir d’une œuvre une quantité de choses qui en pleuvent alors à profusion, un peu comme des gobelets qu’il y aurait mis104 ». Henri de Régnier et Fernand Vandérem ne diront pas autre chose105. Si Lemaitre reste, et restera, comme critique, c’est qu’il a été écrivain. L’impressionnisme est décidément très littéraire. C’est encore Brunetière, mais renversé, ou décoiffé.