Colloques en ligne

Jean-François Jeandillou

Artefact(e)s

Avant-dire

1Dès le mois de septembre dernier, le Professeur Jean Wirtz m’avait fait connaître son intention de proposer à l’équipe Fabula, organisatrice du colloque sur l’Effet de fiction, une communication énigmatiquement intitulée « Artefact(e)s ». Nous nous rencontrâmes ensuite à plusieurs reprises, tantôt à Berne tantôt à Paris, et j’eus alors le privilège de l’entendre me lire, avec la ferveur que chacun lui connaît, quelques-unes des notes qu’il préparait en vue de leur diffusion sur la Toile. Le 26 février 2001, après avoir annulé in extremis un nouveau rendez-vous qui devait avoir lieu à Lyon la semaine précédente, il me fit parvenir par voie télématique l’état de sa réflexion sur un sujet qui, disait-il, lui avait « causé bien du tourment ». L’aspect résolument « non scientifique » de ces pages, consignées au jour le jour sans qu’un fil directeur ait pu s’en dégager, le dissuadait, ajoutait-il, de « donner suite au projet initialement conçu ». Tous ceux qui ont eu commerce avec cet universitaire helvète savent qu’un tel renoncement est fort peu dans sa manière ; et c’est pour en découvrir les véritables mobiles que je lui envoyai, par courrier électronique, une bonne dizaine de messages hélas demeurés sans réponse.

2S’il m’est certes difficile de justifier aujourd’hui ce qui ressemble plus à une démission tacite qu’à un majestueux dédit, je crois pouvoir en déceler sinon la cause, du moins l’une des raisons, dans les faits suivants. En novembre 2000 a paru, dans la revue Écritures n° 12 (Université de Liège), une contribution de Wirtz qui, sous le titre « Proust entre les lignes », peut aisément se lire (a posteriori notamment) comme le prodrome de sa disparition élocutoire. Il y présentait un auto-pastiche commis, en prolongement de l’Affaire Lemoine, par l’auteur de la Recherche en 1918 ; jusqu’alors inconnu des plus fins exégètes, l’exercice mimétique ainsi divulgué obligeait non seulement à repenser l’ensemble des analyses stylistiques concernant le romancier, mais encore à éclairer d’un jour nouveau les renseignements sur la dernière partie de sa vie littéraire. Sans épiloguer ici, je me contenterai de renvoyer les lecteurs en ligne à la consultation (sur papier) de ces pages au plus haut point suggestives. D’autant qu’un autre événement a probablement joué, peu après, un rôle non moins capital dans la trajectoire intellectuelle de notre collègue bernois : le IVe colloque des Invalides voué, le 1er décembre, aux Mystifications littéraires (dont les actes vont paraître aux éditions du Lérot). Nul doute que l’une des interventions, « Julien Torma traqué », a fortement ébranlé les convictions (sinon l’équilibre mental) de l’austère spécialiste qui avait rédigé il y a cinq ans cette somme qu’on pouvait croire définitive : Métadiscours et déceptivité, Julien Torma vu par le Collège de Pataphysique (Peter Lang). Que l’existence même du poète, trop tôt disparu en 1936, ait pu être remise en doute par tel glossateur, voilà qui ne pouvait laisser indifférent, voire indemne, un Wirtz aussi féru de sémiotique que d’histoires littéraires.

3Mais ce ne sont là qu’hypothèses. Plutôt que de s’interroger longuement sur leur validité, le signataire de ces lignes prend plaisir à signaler que les ébauches transmises ont pu, grâce à l’aimable accord de Fabula.org., être finalement livrées, en l’état, au regard public ; encore qu’il ait paru utile d’y adjoindre, une fois traduites du schwytzerdütsch, un minimum d’apostilles bibliographiques. À travers les hésitations, les imprécisions et parfois les contradictions qui témoignent d’un obscur désarroi, on y apercevra, entre autres, le rôle qu’ont pu jouer les deux faits mentionnés ci-dessus. Mais fasse l’internet que ces propos, d’aspect volontiers hétéroclite sinon hermétique, trouvent un écho favorable dans les chaumières et que leur auteur, enfin reconnu pour son autorité en la matière, en parachève bientôt la mise en forme.

Fragments du journal de J. W.

420 août. En 1873, Henry Vaschalde, Doyen de la Faculté des Lettres de Grenoble, propose d’élever « un monument à la mémoire de Clotilde de Surville », une des plus grandes gloires poétiques de la France. Or de cet édifice on attend toujours l’érection.

5Le statut ontologique des entités fictives : préliminaire à toute interrogation sur l’effet de fiction, distinct de la partition « intentionnelle entre feintises sérieuse et ludique » ? À voir.

623 août. L’être est, le non-être n’est pas. Plutôt grossier, mais ça marche. Que le fictif se situe du côté du non-être imposerait au moins de discriminer fiction et non-fiction au regard, avant tout, du référent. Pourtant, un réf. inexistant ne suffit pas à fonder, en droit ni en raison, un discours fictionnel (croyance erronée, mensonge, canular et autres simulations ± sérieuses, etc.) ; réciproquement, un référent « réel n’est en rien gage de non-fictionalité » (Torma).

7Si toute fiction se nourrit de fictif — à plus ou moins haute dose, et en y adjoignant d’autres ingrédients —, tout fictif ne fait pas fiction. Faut-il alors que la chose se signale en tant que telle ? Le glissement de l’ontologique au phénoménologique doit-il passer pas cet effet pragmatique d’annonce qui, sans conteste rassurant, balise bien proprement un champ qu’on penserait moins facile à cerner ?

827 août. Téléchargé le précédent colloque Fabula. À boire et à manger. Amusant que Saint-Gelais, rencontré quand il exerçait à l’univ. de London (Ontario), évoque la résidence, à Baker Street, du londonien Sherlock Holmes... Sa théorie des « trois frontières de la fiction » a l’air probante ; dommage que ma version pdf du texte s’arrête page 7, et saute tout de suite après à l’article de Compagnon.

928 août. En 1873, Henry Vaschalde, Doyen de la Faculté des Lettres de Grenoble, propose d’élever « un monument à la mémoire de Clotilde de Surville », une des plus grandes gloires poétiques de la France. Trois ans plus tard, ce vaillant universitaire publie encore une ample Bibliographie survillienne et annonce que « bientôt, un monument s’élèvera dans le pays où notre illustre poète composa ces chants qui ont toujours fait l’admiration, même des sceptiques ». Or de cet édifice on attend toujours l’érection.

10Soit. Clotilde est fictive, un siècle de polémiques à son sujet l’a confirmé amplement, s’il en était besoin. Or pourquoi ne fut-elle, n’est-elle et ne sera-t-elle jamais une créature de fiction ? Lors de la publication de ses Poésies, en 1802, il était trop tôt (on voulait y croire) ; au moment de la querelle historico-littéraire, c’était déjà trop tard. Mais n’a-t-on pas vite choisi de cantonner ces péripéties dans le champ de la supercherie, et d’exclure de facto ce dernier du domaine de la fiction. La forgerie peut aussi se comprendre comme extrapolation de la fiction, à partir d’un univers imaginaire jusqu’au fameux cadre démarcatif de la publication. Est-il impossible (ou rédhibitoire) de fictionaliser cette barrière même, en laissant aux lecteurs le soin de trancher ?

11Toujours regretté, au juste, que le Copiste de Monsieur Bayle, signé sous pseudonyme1 par ce vieux S. (il doit être maintenant en poste à Neuchâtel ?), fût affublé de la mention « roman ». L’idée est presque trop bonne pour se voir ainsi gâchée : quoi ! le journal intime du « nègre de Stendhal » ! Pareille invention vaut bien mieux que d’être taxée de romanesque. Rien ne manque, pas même l’Avertissement sur « le manuscrit trouvé à la Bibliothèque municipale de Grenoble ».

12Tiens, mais alors, si l’on prétend qu’omettre l’indication du genre « roman » c’est tomber de l’aimable fiction dans la vile supercherie, qu’en est-il des anonymes Lettres persanes et Lettres d’une Péruvienne ? ou encore des Liaisons dangereuses (missives recueillies par « M. C.... de L... »), et de la Nouvelle Héloïse, correspondance dont Rousseau refusait de préciser la provenance :

Est-elle réelle, ou si c’est une fiction ? — Je ne vois point la conséquence. [...] Je me nomme à la tête de ce recueil, non pour me l’approprier, mais pour en répondre. S’il y a du mal, qu’on me l’impute ; s’il y a du bien, je n’entends point m’en faire honneur [...]. — Quand je vous demande si vous êtes l’auteur de ces lettres, pourquoi donc éludez-vous ma question ? — Pour cela même que je ne veux pas dire un mensonge2.

13Diable, tout cela ne serait point de la fiction, faute d’étiquetage architextuel, mais pas franchement de la forgerie non plus. De la « manipulation mimétique », comme dit Schaeffer3 à propos de Marbot ?

14Triste XVIIIe s., si pauvre en fictions, en ce cas, et farci de manip. mimét.

1529 août. Cf. le Topos du manuscrit trouvé, chez Peeters l’an dernier.

168 septembre. Amusant que l’article sur « Stendhal : figures du manuscrit trouvé4 » ne fasse pas état de Mignatte. Fiction, fiction, quand nous te taisons ! Et les références à Clotilde, Clara Gazul ou Joseph Delorme : quelle discrétion !

17Un autre « topos du moment », c’est aussi d’appréhender les Lettres de la Religieuse portugaise comme un « roman par lettres », et de les imputer sans barguigner à Guilleragues. Or on sait bien que ni ce nom propre ni la famille générique n’étaient stipulés in principio. Bertrand est beaucoup plus prudent (ou sémioticien5). Ce qui ne se donnait pas pour fiction le serait-il, en somme, devenu par suite d’un réajustement critique ? Plutôt que de légiférer à la hache sur la fiction et ses signaux, combien plus pertinent d’affiner l’examen de la réception, en synchronie puis en diachronie (cf. la censure sous l’Ancien Régime), afin de faire émerger des conceptions variables, sinon évolutives. Le problème même est-il pertinent, a-t-il un sens, de ranger les Lettres de la Rel. dans une quelconque catégorie « littéraire, et de les aborder en termes de fiction ? Schaeffer a parlé de ça, je crois, dans son bouquin sur le Genre litt. En tout état de cause, ses critères anti-Marbot — auctorial, paratextuel, mimesis, contamination de mondes... — semblent bien modernes pour coller aux pratiques anciennes. Si effets de fiction il y a, l’un d’eux est probablement de bousculer peu ou prou des clivages aussi positivement rationnels.

1812 sept. Pour le coll. Fabula, pensé à ce titre : « Artefact(e)s ». Bon, mais quoi y mettre ? Résumé provisionnel :

En 1873, Henry Vaschalde, Doyen de la Faculté des Lettres de Grenoble, propose d’élever « un monument à la mémoire de Clotilde de Surville », une des plus grandes gloires poétiques de la France. Trois ans plus tard, ce vaillant universitaire publie encore une ample Bibliographie survillienne et annonce que « bientôt, un monument s’élèvera dans le pays où notre illustre poète composa ces chants qui ont toujours fait l’admiration, même des sceptiques. Or de cet édifice on attend toujours l’érection, retardée sans doute par l’inexistence définitivement prouvée d’une médiévale poétesse dont les ouvrages (et la « vie ») connurent pourtant un franc succès de librairie dès le début du XIXe siècle.

19à développer.

2018 sept. Vu J. à Paris. L’affaire Danielle Sarréra a pris des proportions, selon lui, presque aussi phénoménales que celle de Clotilde. Sa nouvelle éd. des Sup. litt., qui devrait faire le point sur la question, affirme que « dans ses “Variations sur Danielle Sarréra” intitulées l’Agonie d’Antigone6, le “créateur et critique” Pierre Borel a mené une enquête des plus fouillées pour rechercher (en vain) des traces de l’auteur sur les lieux de sa biographie (Lyon et Paris, notamment), pour récuser aussi les “allégations” d’un Frédérick Tristan qui, dépositaire des manuscrits [...], les aurait détruits afin de “ne pas laisser de traces tangibles” et de “les exploiter à son profit” avant, finalement, de les “confisquer” ». Voilà donc l’auteur du Journal d’un autre (1975) et de l’Homme sans nom (1980) soupçonné — sinon accusé — de détournement et de plagiat, alors même qu’il se présente comme l’inventeur d’une créature chimérique ! Dès 1983, année où il obtint le prix Goncourt pour les égarés, Tristan fit en effet connaître son « méfait », précisant qu’il avait lui-même rédigé les textes de Sarréra au tout début des années 50. Et s’il est intempestivement « revenu à la charge » quelques années plus tard, dans le Retournement du gant7, ce ne serait que pour s’approprier définitivement le fruit de son larcin, quitte à s’enferrer « dans ses mensonges avec une mauvaise foi qui dépasse les bornes ». Pire encore, il n’aurait ni compris ni même lu l’œuvre qu’il revendiquait, laissant en particulier échapper l’allusion qu’elle contient à une pénible épreuve d’avortement. Aussi Borel n’a-t-il pas de mots assez durs pour réprouver le « procédé déloyal » de cet imposteur doublé d’un usurpateur : « Quand on s’institue auteur d’un ouvrage qu’on n’a pas conçu... on en prend au moins connaissance. Mémoire courte ou inconscience ? »

21Lire les spéculations de ce Borel, qui m’ont l’air de plutôt bien illustrer certains effets (passionnels et/ou pathémiques) de la fiction, lorsqu’on ne la proclame telle qu’avec qq retard. De ce point de vue, c’est plus fort que Marbot, que nul, semble-t-il, n’a persisté à vouloir plonger dans un siècle qu’il n’a jamais hanté.

22Idée : l’effet (absolu) de la fiction : conduire à récuser mordicus le caractère fictif de ce qu’elle expose. Ce que vous prétendez avoir inventé, Monsieur, n’est pas une fiction. Vous êtes un spoliateur, un voleur de réalité, etc.

2323 sept. Fallait oser. Si Sarréra met en scène Antigone, c’est donc pour dissimuler ses origines lyonnaises : anti-gone (Borel, p. 35). Roussel enfoncé.

2430 sept. Belle dé-finition de la fiction par Torma, à propos de Faustroll :

Il a l’air d’être naturel et n’est pas naturel. [...] Sa navigation n’existe même pas. Ces personnages ni leurs aventures ne sont réels. On le voit dans la mort et la résurrection de Bosse-de-Nage. Mais ils ne sont pas imaginaires non plus au sens où le sont les héros de romans et de contes fantastiques. Car pour ces derniers on suppose au moins provisoirement et si extravagante que soit cette hypothèse, qu’ils pourraient sans trop d’invraisem­blance, exister8.

25(+ autres sur Existce ds Euphor...)

2614 oct. Vu J. La linguistique, qui naguère prétendait tout comprendre (étymol.)...

27Torma, encore, dans ses Euphorismes9 : « Pas la vie mais une simple tricherie entre la vie et la mort ». À moins d’être commerçant ou sérieux, on ne peut guère s’arrêter à la distinction réel-irréel, marquée au coin-coin du bon sens.

28Supprimer les inepties du 20 et 23 août.

2920 oct. Transmis titre et résumé à Fabula.org.

En 1873, Henry Vaschalde, Doyen de la Faculté des Lettres de Grenoble, propose d’élever « un monument à la mémoire de Clotilde de Surville », une des plus grandes gloires poétiques de la France. Trois ans plus tard, ce vaillant universitaire publie encore une ample Bibliographie survillienne et annonce que « bientôt, un monument s’élèvera dans le pays où notre illustre poète composa ces chants qui ont toujours fait l’admiration, même des sceptiques ». Or de cet édifice on attend toujours l’érection, retardée sans doute par l’inexistence définitivement prouvée d’une médiévale poétesse dont les ouvrages (et la « vie ») connurent pourtant un franc succès de librairie dès le début du xixe siècle.

En 1993, dans son Agonie d’Antigone (Nizet), le critique Pierre Borel mène une enquête fouillée sur les lieux où vécut Danielle Sarréra (disparue en 1949) et récuse les « allégations » d’un Frédérick Tristan qui, dépositaire des manuscrits, les aurait détruits afin de « les exploiter » à son profit. Voilà donc l’auteur du Journal d’un autre et de l’Homme sans nom soupçonné de captation et de plagiat, alors même qu’il se présente comme l’inventeur d’une créature chimérique. Dès 1983, année où il obtint le prix Goncourt, Tristan révéla en effet qu’ayant inventé Sarréra, il avait lui-même composé ses écrits au tout début des années 50 et en avait décidé la publication à partir de 1971.

Ces deux exemples anecdotiques, isolés parmi nombre d’autres, nous amèneront à interroger l’effet de fiction du point de vue d’une pragmatique textuelle qui prenne acte, non seulement du faire-semblant inhérent à toute forgerie littéraire, mais surtout du faire-croire (illocutoire) et du faire-faire (perlocutoire) dont il s’accompagne. Les suppositions d’auteur constituent un champ d’investigation propre à mettre en lumière les prolongements, jusque dans la vie réelle, que peut susciter un récit (biographique, en particulier) où la véridiction, mieux qu’un simulacre vraisemblable, devient un enjeu décisif pour l’herméneutique : comme le dispositif entier tend à projeter des entités imaginaires dans le monde même qu’habite le lecteur — cf. la préface de ses Œuvres complètes rédigée par Sally Mara au détriment de Raymond Queneau —, ce dernier peut encore ajouter foi à des leurres après même qu’ils ont perdu toute plausibilité. Quelle que soit l’intentionalité conjoncturelle (et toujours conjecturale) qui préside à sa conception et à sa divulgation, une fiction ne change pas en soi de nature : elle demeure, intrinsèquement, fiction, fût-elle maquillée en son contraire (sous les dehors d’un faux). Seule semble donc fluctuer la réception, qui conteste ou non son statut au vu d’indices divers : auctorial, paratextuel, historico-culturel, etc. L’univers de la fabula se confond alors avec les univers de croyance que construit la lecture en acte, la fiction même n’ayant là pour effet que de s’abolir en laissant place à tous les effets pervers de sa négation.

30Risqué, quand on y songe.

3129 oct. Rastier dans les C. de praxém. n° 33 : « Mesurer les diversités suppose une réflexion sur les critères : à supposer même qu’elles soient fondées, des oppositions comme fiction vs non-fiction sont trop grossières et départagent, au mieux, des classes de discours mais non des genres10 ».

32Pas rentable pour classification générique, pas valable pour analyse textuelle. Faux problème littéraire ?

33Si des données extralinguistiques sont seules à même de discriminer deux récits sous le rapport de leur véracité, alors la fiction n’est plus, foncièrement, un paramètre textuel (moins encore littéraire). Qu’un certain nombre de textes, ressortissant à un certain nb de genres, se présentent effectivement comme fictionnels, cela relève de caractéristiques formelles, de conventions génériques ou esthétiques (donc trans- ou archi-textuelles). Ces qualités globales ont par ailleurs une incidence ± nette au niveau local. Mais leur absence, qui oblige à suspendre le jugement de réalité, voire la présence de marqueurs inverses, qui rendent plausible l’hypothèse de non-fictionalité, ne permettent plus de discriminer le statut exact du dit (réel / imaginaire) et du dire (fictionnel ou non).

343 nov. Une fiction ne change pas en soi de nature. Vite dit, dans le résumé. Ce qui, sans doute, ne change pas, c’est le statut inéluctablement fictif du denotatum ; il est en revanche incontestable que certains txt d’abord reçus comme non fictionnels glissent parfois d’une catégorie l’autre. Pas les mythes ni les discours religieux, admettons, mais maints ouvrages supposés (avec signature hétéronymique, vie de l’auteur, apparat critique, etc.) : Mlle Malcrais de La Vigne, c’est moi !, a fini par clamer ce malheureux Desforges-Maillard.

3512 nov. Reçu Écritures. Si peu crédible soit-il, ce « Proust entre les lignes » n’en est pas pour autant in‑croyable.

3614 nov. C’est bien le problème de la croyance qui est en jeu, avec ses implications cognitives. Est-ce que les « inventeurs » (au double sens du terme) de Clotilde, de Clara Gazul, de Sarréra, etc., tentaient vraiment de faire croire à son authenticité (au non-sens du terme) ? Franchir la frontière n’implique pas de la violer, mais permet au contraire de la désigner, fût-ce implicitement. Borgov ou Nabokes passent leur temps à jongler avec de tels paramètres, tout en prenant grand soin de ménager une issue : le lecteur est par eux d’autant plus manipulé qu’il est chouchouté.

37D’où cette thèse (paradoxale) : les jeux sur la frontière, suscités par les leurres biographiques en particulier, se situent en deçà de toute manipulation. Il s’y agit, non plus de faire croire — cas de l’escroquerie falsificatrice, de la vente de faux autographes, de la fabrication d’apocryphes pernicieux, etc. — mais bien de laisser croire ou ne pas croire. Les « récits de vie de Clotilde ou de Bilitis » n’ont rien d’un « leurre de biographie factuelle » (formule de Schaeffer, p. 156), car ce sont des biographies et des biographies assurément factuelles. D’ailleurs ils ne simulent pas à proprement parler, du simple fait qu’ils racontent.

38Qu’un récit puisse tromper, nul n’en doute : quoi de plus factuel que le factice ? Qu’il faille, pour éviter ce dévoiement, l’annoncer comme fictif, voilà cependant une précaution externe (para- et métatextuelle) qui n’a rien d’impératif. Le cas Marbot est à ce titre parfaitement édifiant : quelle méconnaissance / ignorance, par « les critiques, du texte même et de ses indices internes, lesquels valent bien les autres ! Il faudrait pour les « découvrir », s’offusque Schaeffer (p. 135), un « lecteur détective »... Une fiction digne de ce nom ne s’adresserait alors qu’à un lecteur présupposé incapable d’évaluer la constitution d’un index nominum, ou de saisir à temps la perche à lui tendue par cet aveu que « Marbot est pour ainsi dire tissé (entgewoben) dans l’histoire culturelle du xixe siècle ».

39Archi-lecteur, mon semblable, mon frère, jette ce livre... La lettre n’a jamais tué autant, depuis qu’on la néglige au profit de l’esprit (qui s’essouffle).

4020 nov. Autre extrait du « Proust juge de Marcel » (établissement génétique des manuscrits à finir) :

Aux côtés de la marquise de Cambremer et de Mme de Villeparisis siégeaient Brichot et Cottard, l’un comme l’autre se flattant d’assister à l’expérience avec le même scepticisme que celui dont ils venaient de faire montre à l’égard d’Enguerrand de Soullier, ce linguiste au nom si risible, par les immanquables rapprochements que ses sonorités évoquent à l’esprit pourtant le plus rétif aux jeux onomastiques, et néanmoins si prestigieux dans le petit monde des savants qui se piquent de sonder les arcanes du bâtiment sans murs qu’est le langage humain, cathédrale en perpétuel chantier dont l’architecture, à travers les mutations qui la refaçonnent au fil du temps, préserve toujours son équilibre intime. Devant un auditoire consignant religieusement les paroles du Maître qu’il voulait tout entier voué à l’édification d’une science neuve, Soullier — alors même, on l’apprit bien après, qu’il nourrissait le secret espoir de déceler, dans le vers latin le plus anodin, un cryptogramme mystérieux, véritable Mané, Thécel, Pharès qui, faute de l’élever au rang d’un Jacob Bœhme déchiffrant les signatura rerum, devait le faire tenir pour un illuminé proche de Brisset‑Soullier commençait à dispenser un savoir profondément médité, que pourtant l’on eût pu croire improvisé. Conservant sous les yeux de rares notes éparses, il semblait échafauder au fil de son exposé une théorie entièrement fantasmée qu’il pensait, non sans orgueilleuse naïveté, devoir anéantir des siècles d’investigation philologique. Mandatés ensemble par le clan Verdurin pour aller juger sur pièces ce phénomène qui, faute de requérir en temps utile la nationalité française, avait « préféré » l’Helvétie au Collège de France, les deux émissaires durent reconnaître qu’ils avaient bel et bien « fait chou blanc », car, furieux de voir les noms propres exclus du champ scientifique comme les nègres de l’humanité par les esclavagistes, le docteur n’avait accordé qu’une attention distraite aux enseignements du Genevois, cet « égrotant cachectique prématurément sénile ». Quant au brillant étymologiste de la Sorbonne, il devait ainsi résumer ce qu’il appela un cours un peu court : « Toute langue humaine est une houppelande reprisée avec des coupons du même tissu qu’elle ». À quoi M. de Norpois, malignement pris à témoin, avait répondu d’un haussement d’épaules que tous les invités mirent un point d’honneur à corroborer sans réserve.

41Effet (thérapeutique) de la fiction : le pastiche et, plus largement, l’écriture imitative. Proust ne va pas jusqu’à l’imputation apocryphe (trop de réalisme nécessaire à l’opération ?), mais exprime la vérité d’un style en produisant des ajouts fictifs.

42Cf. la subtile analyse du pastiche des Goncourt (« Journal inédit ») dans le Temps retrouvé, par Sœlberg11, qui montre bien comment ce document, censé « confirmer l’authenticité » d’une partie du matériau exploité par le Narrateur, « nous amène à formuler sans hésitation la conclusion contraire, à savoir que le Journal est fictif ». La réponse au problème ainsi posé est « tellement évidente », eu égard aux anachronismes et à sa totale incohérence, que le Narrateur — sans pourtant jamais mettre en doute la véracité de ce texte, qu’il considère comme le témoignage d’autrui sur un milieu qu’il a connu personnellement — « nous fait confiance pour la formuler nous-mêmes.

4327 nov. Postulation, option de lecture, acte de foi qui consiste à ontologiser, référentialiser le discours. Faire du txt un témoignage, un gage de l’existence même des entités qu’il signifie / représente dans un univers sémiotique à part (autre que celui de l’Histoire). D’où le topos de la disparition des traces, qui, invalidant les preuves mondaines, confère toute son efficace à la parole.

44En cas de non-marquage, il n’est pas illégitime de croire ce qui est dit, jusqu’à preuve du contraire. Le probl commence à partir du moment où la croyance (affective et ± pathologique) se maintient par-delà les démentis.

4529 nov. À propos de Joseph Chérade, comte de Montbron, qui publia en 1801 un long poème médiéval (les Scandinaves), le Dictionnaire universel de Larousse notait ceci :

La plupart des lecteurs crurent pouvoir se faire une idée de l’art et de la poésie des scaldes à travers ce qu’ils pensaient être une traduction de l’un d’eux. [...] On fut trompé. [...] Il suffit d’être initié aux premiers éléments de la littérature swéo-gothique pour s’apercevoir que le prétendu original [...] n’a jamais pu exister. [...] Ce qui est impardonnable chez Montbron, ce sont les prodigieux anachronismes qu’il commet et l’absence complète de couleur locale. [...] On ne saurait mieux montrer le bout de l’oreille, et ceux qui ont été trompés ont bien voulu l’être.

46Rien ne manque à cette notule, ni la compétence affichée (Il suffit d’être initié aux premiers éléments...), ni le dénigrement corollaire de l’incompétence, tant chez les lecteurs bernés que chez le farceur inconséquent, ni enfin l’analyse de la falsification historico-littéraire. Rédigeant sa notice a posteriori, le censeur en prend à son aise avec une forgerie qui lui permet de consolider — au lieu de l’ébranler — sa respectabilité sçavante. Mais en cela il ne fait pas nécessairement montre d’une parfaite clairvoyance, car son interprétation des incompatibilia demeure réversible. Si Montbron a affublé ses personnages de noms grecs ou allemands, et qu’il a entassé dans une courte période des faits historiques connus, dont le développement a duré plusieurs siècles, rien n’oblige à penser que cette condensation incongrue soit involontaire. Elle laisse au contraire imaginer que la stratégie, intégrant sa propre faillite, abolit d’elle-même les leurres qu’elle élabore. Déconnectée de son référent prétendu, la visée extradiscursive fonctionne à vide, rhétorique antinomique et sans objet. De même, Mérimée ne s’est pas « trahi » en donnant au biographe de Clara Gazul le nom de L’Estrange, et au recueil poétique de Maglanovich le titre de la Guzla (anagramme de Gazul) : il a délibérément « montré le bout de l’oreille », à l’instar du marquis de Surville faisant parler sa médiévale ancêtre de satellites découverts, bien après, par Newton.

47Cette économie déceptive de la signification, nous la qualifierions volontiers d’intellisible dans la mesure où elle subordonne l’intelligibilité du propos à sa seule littéralité. Rien n’est à comprendre hors de ce qui se lit, le texte constituant le seul champ de validité du discours. Quand il est affirmé que p est vrai, la connotation, reflet en l’occurrence négatif du contenu dénoté, laisse entendre p est non-vrai. Le discours fait alors retour sur lui-même, non pour repousser le seuil de sa pertinence, mais pour le mettre en évidence : c’est paradoxalement en les annulant, par court-circuit, qu’il rend évaluable ses assertions. Il ne saurait néanmoins répondre de sa lecture. Si forte est la fascination qu’exerce l’auteur, si « rigide semble la référence de son nom », que ce travail de sape demeure parfois inaperçu.

48Indiquer source ?

491er déc. Coll. des Invalides : Mystifications littéraires (sic. Et on annonce encore un n° spécial des revues Formules et Romantisme. Sujet porteur, manifestement, et très tendance).

50Torma a-t-il mérité ça ?

51J. n’a rien dit. Encore le mieux à faire.

52Une conf. sur J.-B. Botul. En quoi est-ce une « mystif ? Là encore, respecter les conventions éditoriales d’une collection donnée ne me semble pas véritablement enrayer le processus d’immersion ludique, l’euphorique partage de mimèmes consciemment produits et perçus. Idem pour le Ronceraille de Cl. Bonnefoy12.

532 déc. Anniv. (13 ans) du décès de ***

54Mésinterprétation. Ce ne serait pas l’auteur qui dupe, mais l’herméneute qui se méprend. L’économie autodestructrice du dispositif est comprise comme un manque — la vraisemblance, la plausibilité, l’astuce du fabricateur seraient prises en défaut — alors qu’elle fonctionne par excès : trop de preuves, trop d’incohérences, trop probant...

556 déc. Acceptation de Fabula. Ça se gâte.

56Un maximum de 75000 signes ! Et quel minimum ?

57« La fonction de la feintise ludique est de créer un univers imaginaire et d’amener le récepteur à s’immerger dans cet univers, elle n’est pas de l’induire à croire que cet univers imaginaire est l’univers réel » (Schaeffer, p. 156). D’aucuns estimeraient néanmoins que les conditions de possibilité d’une telle restriction amputent la fiction d’une large part de ses virtualités comme de ses potentialités. C’est une blague, rions un moment, d’accord. Mais redevenons vite sérieux. Pas d’entre-deux, pas de marge, pas de double languaige (horreur !), pas d’ambiguïté (pouah !) : tyrannique théorie pour théoricien irénique.

58Est-il crucial de dissuader par avance, d’empêcher d’y croire ledit « récepteur » ? Notion bien vague, au demeurant, et qui comprend des sous-classes hétérogènes : destinataire effectivement visé (complicité), destinataire a priori exclu (hermétisme rébarbatif), destinataire douteux (comment va-t-il réagir ?).

59Pour faire le tri, ce test (via le texte) : ignorant les indices de fictivité, il convertit l’effet de réel en représentation de la pure réalité.

607 déc. Début possible pour « L’effet de fiction » :

Commençons, puisqu’il le faut bien, par cet étonnant cas d’auto-mystification relaté dans l’Atelier du roman n° 3 (« Histoire d’une blague ou la critique universitaire prise au piège », nov. 1994, pp. 133‑140). Suite à la publication en revue (Liberté, Montréal, 1983) d’une trentaine de pastiches imitant la manière des écrivains québécois contemporains, plusieurs chercheurs eurent le tort de reproduire, voire de traduire, certains de ces textes dans des recueils officiels. Une savante étude critique fut même rédigée sur tel simulacre tenu pour un original de la romancière Gabrielle Roy.

Mimotextes, mais perçus comme non allographes par qq spécialistes distraits. Ces lecteurs (?) ont donc pris pour authentiques des fragments publiés sous le label de la feintise ludique. On aurait beau jeu de s’en gausser, tiens, parce que le cadre pragmatique n’était pas assez fermement tracé. Sans doute aurait-il fallu adjoindre, au principe de chaque pastiche, une mention en gras stipulant le simulacre. Mais ce déni de fiction (le pastiche est un addendum fictif) est-il véritablement imputable aux imitateurs insoucieux ?

Les effets qu’on voudrait estimer pervers ne sont jamais que logiques (et révélateurs) : idem, notice sur Bilitis insérée ds un Dictionnaire des écrivains et des littératures, extraits d’Ajar dans les manuels de lycée. Conséqces similaires : faire semblant -> laisser croire -> laisser faire (y compris ériger des statues...).

61Pas courageux ? Téméraire, plutôt. Pas éthique ? Parénétique.

6216 déc. Reçu le progr. du coll. Fabula, avec Magné (sur Hugo Vernier ?) et Saint-Gelais : vu son titre, peut-être sur les Trois Rimbaud et/ou sur Lénine Dada13.

6318 déc. Article sur « Fiction et connaissance » dans le dernier n° (124) de Poétique. Rien sur les frontières, cas limites ou litigieux, la fiction étant sagement tenue pour un donné évident (avec « pacte de fictionalité » à la clé). Son effet est globalement appréhendé, à la suite de Ricœur et Goodman, comme possibilité de reconstruire, réorganiser, re‑connaître le monde par référence « indirecte et productive ». Interaction, donc, sans confusion. Il est pourtant remarquable que tout ce qui est dit de la fiction, désormais saisie dans une optique instructionnelle et « constructiviste, paraît également valoir pour la supercherie littéraire :

L’auteur ne feint plus simplement d’affirmer qqch, mais il feint d’être qqun d’autre énonçant qqch. L’auteur fictivise son rôle d’énonciateur, et se projette en tant qu’énonciateur dans le monde fictionnel qu’il va raconter. [...] Le lecteur aussi doit accomplir une sorte d’acte de fictivisation [... qui] consiste essentiellement à accepter le discours fictionnel comme discours vrai à l’intérieur du monde fictionnel construit par le texte. [...] Concevoir une version du monde réel comme une construction symbolique qui partage la même nature sémiotique que n’importe quel monde fictionnel. [...] Les mots ne renvoient plus à qqch d’extérieur qui serait déjà là, mais « présentifient les choses dont ils parlent. (pp. 491, 493 et 495).

64N’est-ce pas là aussi, par excellence, la posture de Don Quichotte ? (Cf., à propos de Dulcinée : « Si elle n’existait pas, je ne l’en aimerais pas moins ».)

65Pas précisément, car ce type de lecteur mythomane (comme Vaschalde et Borel) ne joue pas pleinement le jeu de la fiction, en dépit des apparences : il n’en accomplit pas le parcours jusqu’au terme du débrayage ultime. D’où l’absence de transfert interactif, d’échange symbolique entre mondes fictif et réel, l’un se manifestant sous l’aspect de l’autre, par surimpression. Au lieu d’accepter le discours comme s’il était véridique, le crédule le tient pour véridique. Loin de jouer, il en devient le jouet joué.

66Bon, mais n’est-ce pas là un des beaux (quoique redoutables) effets de la fiction ? En plein dans le sujet du colloque : quand un dysfonctionnement conjoncturel devient dispositif fonctionnel...

6722 déc. Supplément de Libération (« Le journal de l’an 2000 ») où la romancière à contraintes Anne Garréta rend compte du séminaire sur la fiction qu’elle a coorganisé au Collège International de Philosophie : « La fiction ultime est de croire que les fictions ne sont que des fictions, que l’on peut séparer l’ordre des fictions de celui du monde. » (p. 54). Aimable postulat. Encore faudrait-il se demander pourquoi, de cette ultima fictio, d’aucuns font un préalable à toute analyse ; et comment une telle discrimination devient, à son tour, constitutive de l’ordo mundi. Considérer qu’il n’y a partout que fiction (et fiction de fictions), c’est aussi produire un jugement fictionnel qui, du coup, ne vaut pas plus que n’importe quelle autre allégation contradictoire. Tout s’annule.

68Or il ne s’agit point de cela, en l’occurrence, mais d’une esthétique du simulacre à effet pragmatique. Le factice a besoin du vrai, non pour le contrefaire mais pour le refaire (aux deux sens du mot). Pas de fiction sans quelque idée du « réel », pas d’artefact sans réalisation en acte.

6928 déc. artefact(e)s : de la fiducie (sémiot. Fontanille14) comme artifice en acte. Le lecteur doit-il faire confiance au texte, y ajouter foi ? Ce n’est pas ce qu’on lui demande. Borel fait confiance aux œuvres de Sarréra (et à sa pauvre vie), mais récuse l’autorité de Tristan. Idem Vaschalde (et tant d’autres) à propos de Clotilde, qui rejette tous arguments philologiques et historico-litt. Gaston Paris avait bien vu le truc : lassé de voir « nos Facultés de province », qui devraient être des centres d’instruction, de goût et de critique, donner de si mauvais exemples, il inséra dans la Revue critique d’histoire et de littérature (n° 9, mars 1873) un compte rendu acerbe des ouvrages récemment commis. Critiquant l’obstination et la « perversion du jugement des universitaires qui n’ont pas perçu la « dissonance perpétuelle », la « disparate de langage » dont souffrent les œuvres de Clotilde, il démontre l’anachronisme radical des « idées, sentiments, sujets, connaissances et de leur restitution » (« vocabulaire, grammaire, syntaxe, versification ») en un moyen français pour Français, à vrai dire, très moyen. Une fois pour toutes, le philologue enraye la mécanique de l’argumentation-réfutation et place le débat sur le terrain de la pure imposture :

L’accumulation de documents jusqu’alors inconnus, qui viennent se prêter l’un à l’autre un appui précieux, est un des signes les plus infaillibles auxquels [la critique] reconnaît les produits des faussaires plus ou moins innocents qui croient, par cette accumulation même, la dérouter plus sûrement.

70Dès 1866 (Revue critique n° 40, 6 oct.), Paris voyait déjà dans la « coïncidence trop heureuse un très-grave motif de suspicion » ». Mais si on ne LE croit pas, c’est parce qu’on veut croire en ELLE. Dénégation (persistante) de fictivité par les idolâtres, pour cause de non-proclamation (originelle) de fiction par l’auteur (le fauteur, plaisant mot-valise pour désigner qui commet une mystifiction).

71En pareil cas, la fiction n’est certes pas l’affaire du lecteur. Est cependant de sa responsabilité l’irrévocable décision (i.e. le désir) de rejeter l’hypothèse d’une création imaginaire en donnant raison au texte (et en donnant corps au simulacre), contre les faits qui ont nécessairement tort.

72Comment démontrer ça.

73Tout est clair pour Schaeffer : « Il faut encore que le récepteur reconnaisse cette intention [ne feindre que « pour de faux »] et donc que [l’inventeur] lui donne les moyens de le faire » (p. 147). Pas d’Inconscient, là-dedans. Que du Sur-Moi.

74Queneau (Ô, Sally Mara !) était moins conciliant (ou plus exigeant, au juste), à propos des « mythes cachés dans son œuvre : « Au lecteur de les découvrir, car — pourquoi ne demanderait-on pas un certain effort au lecteur ? On lui explique toujours tout, au lecteur. Il finit par être vexé de se voir si méprisamment traité, le lecteur15 ».

75À bon entendeur.

764 janv. Suite du 14 nov. : d’ailleurs ils ne simulent pas à proprement parler, du simple fait qu’ils racontent.

77Sous la rubrique « mimèsis formelle », Schaeffer range « l’imitation énonciative du genre de la biographie » (p. 137). Qu’est-ce à dire ? Il n’y a pas imitation énoncative mais énonciation pure et simple, même dans une biographie romancée, romanesque ou supposée. Pourquoi introduire cette médiation alors que toute narration passe par un (ou des) acte(s) d’énonciation, sans avoir besoin de simuler ni de mimer le moins du monde tel modèle qu’elle voudrait contrefaire ? Le prétendu genre de la biogr. ne se situe pas, exclusivement, du côté factuel (imposant la réalité du référent visé) mais autant dans le champ de l’imaginaire : la Vie de Lazarillo de Tormes, la Vie de Marianne, Vie de Jonathan Wild Le Grand, Vie de Quintus Fixlein, la Vie du joyeux Maître d’école Maria Wuz à Auenthal, Vie et opinions de Tristram Shandy, Vie de Samuel Belet, la Vraie Vie de Sebastian Knight.

78Linguistiquement, sémiotiquement, textuellement, littérairement, un tel clivage, avec ses hiérarchisations, ne se justifie pas, sauf à le neutraliser en reconnaissant que les récits de vie factuels copient, eux aussi, leurs homologues fictifs. Du coup, l’invocation constante de la frontière se révèle ad hoc, i.e. non valide.

79Examiner biographies d’auteurs supposés avec témoin à la 1e personne : ne se posent pas comme récits de vies imaginaires, mais ne garantissent pas pour autant l’authenticité historique des faits évoqués. L’existence d’Annibal Louvigné du Dézert est directement attestée par son fils héritier (« Louvigné ainsné »), celle de la dramaturge espagnole Clara Gazul par son traducteur Joseph L’Estrange (« C’est à Gibraltar, où j’étais en garnison avec le régiment suisse de Watteville, que je vis pour la première fois mademoiselle Gazul »), celles encore de Hyacinthe Maglanovich et du milliadaire-poète A.O. Barnabooth, respectivement, par un éditeur anonyme (« Je l’ai vu à Zara pour la première fois en 1816 [...]. En 1817, je passai deux jours dans sa maison, où il me reçut avec toutes les marques de la joie la plus vive ») et par Tournier de Zamble (dont l’« oncle maternel [...] est depuis plusieurs années déjà au service du jeune M. Barnabooth »). Celle enfin de Sally Mara par son professeur de français et éditeur posthume Michel Presle : « Au cours des différents voyages que je fis en Irlande entre 1932 et 1939, je rencontrai plusieurs fois Sally Mara [...]. Puis je la revis dans l’entourage de Padraic Baoghal, le poète ».

8018 janv. Saut à Londres. Visité à nouveau la demeure de ce vieil Holmes. Tout a gardé sa place. Le musée imaginaire, en dur.

8125 janv. Hallyn, p. 502 : « Il arrive que le faussaire, une fois sa tromperie révélée au grand jour, continue à publier le texte sous son nom d’écrivain : c’est ce que fit Pierre Louÿs pour les Chansons de Bilitis ; l’œuvre ne passe-t-elle pas alors d’une catégorie à l’autre, du faux au fictif ? La même question se pose pour les Lettres portugaises : lues comme un document authentique pendant des siècles, devons-nous les lire aujourd’hui comme un faux ou comme une fiction16 » ?

82Louÿs « faussaire » ? coupable de « tromperie » ? Passons. On ne peut d’ailleurs affirmer non plus que les œuvres originales entraient dans la catég. du faux, lors même qu’elles étaient tenues pour pièces holographes... Au moins, à retenir ce processus de réassomption auctoriale explicite, et de reclassification générique.

83Vaut pour Mérimée (ex-Clara Gazul, ex‑Maglanovich), Ste-Beuve (ex‑Joseph Delorme), Gide (ex‑André Walter), Gary (ex‑Ajar), et tout le toutim.

842 fév. Le grand absent (oublié ? ou occulté ?) : l’auteur. La biographie de Marbot a un auteur, connu et reconnu sous son nom usuel : Hildesheimer. Il signe, s’engage, cautionne. Mais ton machin, là, c’est-ti du lard ou du cochon ? Ah ! Lecteurs bénévoles, à vous de juger. Tout est écrit. Que faisiez-vous au temps chaud ? Vous croyiez ? Mieux, vous pensiez ? Eh bien, lisez maintenant.

85Cf. le critère auctorial selon Schaeffer (p. 137) : toujours l’auteur comme garant de véridiction. Cette qualité est-elle corollaire de l’autorité ? Un écrivain, a fortiori un narrateur, est par essence inventeur de mondes, pas témoin du réel.

86Et la « contamination du monde historique par le monde fictionnel » (p. 141), estimée « l’opérateur de feintise le plus fort via les noms propres intervenant dans la diégèse : 90% d’entre eux « appartiennent à la classe ontologique des personnes historiques. Ah ? Des noms propres qui appartiennent à une classe ontologique ? Bizarre contamination, dans cet argumentaire, du signe et du référent.

87Pour la ‘Pataphysique, tout est solution imaginaire. Belle preuve.

883 fév. Tristan laisse publier les txt de Sarréra, et qq indications à caractère biogr. la ccernant, mais sans échafauder de puissants leurres : tout juste le procédé de l’« hétéronyme, avec rôle de médiateur prétendument joué par lui en tant que dépositaire. Ce n’est donc pas un faux.

89Cf. le Retournement : « J’aurais voulu que Danièle vive de sa propre existence, en dehors de moi. [...] J’ai entretenu cette fiction jusqu’en 1983 » (p. 31).

90C’est bien lui qui souligne : nous avons en l’occurrence affaire à une « fiction. Récuse toute idée de « mystification et prêche pour des « mythifications : « Des personnages qui sortent de l’écrit et se mêlent à la vie. Ou encore p. 67 :

Les textes que j’ai attribués à Sarréra n’appartiennent pas à la poésie, même s’ils prennent la forme de poèmes en prose. Il s’agit d’une fiction. Or, la poésie n’est jamais fictive. L’œuvre de Sarréra est une ébauche romanesque. [...] Je ne l’ai pas voulu tel, et c’est une chose étrange, vraisemblablement parce qu’à cet âge-là, au-delà de toute ruse, j’étais incapable de mentir.

91Ah, mais !

92Au besoin, citer en plus p. 140. Exemplaire et décisif, avec la clausule sur « l’aventure même de l’écriture entendue comme “exorcisme” »...

934 fév. C’est peut‑être le plus insupportable : que non seulement le cadre pragmatique soit dénaturé, mais encore que l’auteur se trouve à son tour fictionalisé (mot détestable, mais allons-y). La baudruche dégonflée par Foucault et Barthes, on voudrait tellement lui redonner corps, s’en servir comme de garde‑fou, garde‑barrière, interlocuteur responsable et sûr. Même l’auto-fiction cherche à lui faire reprendre du poil de la bête.

94Or, si l’auteur est bien une fonction, et n’est que cela (ce qui n’est pas rien), lui aussi est passible de fiction, comme toute autre fonction. De la feintise ludique il n’a pas à être tenu à l’écart, principe de précaution bien illusoire. Le jeu suprême : quand la figure de l’auteur s’épuise tout entière dans la seule inscription de son nom et de sa parole (ce qui ne l’empêche pas d’avoir sa biographie à lui, comme les copains). Tristan toujours (p. 140) : « la mythification d’un personnage à jamais inconnu, tel que je souhaitais qu’il demeurât [...]. Les personnages romanesques ne suffisent pas.

95Ah, mais !

96À l’en croire, l’effet de fiction a somme toute cessé dès le moment où il lui a fallu révéler le statut fictif de son hétéronyme... ça nous change (ou plutôt non, ça nous conforte).

9710 fév. Horrible confusion de mondes, vile non-proclamation de fiction, dans la Cantatrix sopranica L. et dans Coscinoscera17. Or ce sont des artefacts (scientifiques ET littéraires), tout comme le Voyage d’hiver du même Perec, qui, en revanche, se pose ouvertement en nouvelle, avec reconstruction imaginaire de l’histoire littéraire. Que le même auteur recoure librement aux deux types de procédures semble confirmer qu’il s’agit, à ses yeux, de deux modalités (complémentaires) de la mise en forme fictionnelle. Pas feintise fallacieuse d’un côté, convivialité joueuse de l’autre. Il est vrai que Perec, lui, croit aux vertus du texte et à la compétence / clairvoyance du lecteur... Roussel et Venise en dit long.

9817 fév. De l’effet de fiction comme artefact(e) d’autorité.

99Probl de l’intentionnalité des actes de langage (vs Searle) : je puis fort bien énoncer des choses vraies avec l’intention de les faire passer pr fausses (calcul anticipé du parcours interprétatif accompli par le destinataire), et inversement. Toutes permutations possibles : V -> F, F -> V, V -> V, F -> F. La fiction correspondrait uniquement au dernier cas de figure ?

100Mais l’intentionalité est toujours conjecturale (résumé). L’absence de précautions oratoires et de marquage explicitement fictionnel ne permet pas de trancher en (dé)faveur d’une intentionalité captieuse et mensongère. Tout est suspendu (à la décision d’autrui) : la véritable fiction participative, par tacite reconduction.

101D’où cette épigraphe possible : « Mais quels témoignages encore, autres que vos paroles, nous peuvent assurer que ce ne soit point une fable que vous ayez bâtie sur une vérité ? (Molière, L’Avare, V, 5).

10218 fév. Projet pour le congrès de sémiotique à Limoges :

103« En 1962 a paru aux éditions Masson une Anatomie et biologie des Rhinogrades, sous-titrée Un nouvel ordre de mammifères. Donné comme une traduction de l’allemand, l’ouvrage était placé sous la responsabilité du Professeur Dr Harald Stümpke, Conservateur du Musée de l’Institut Darwin (Hi-Iay, Mairúwili). On se propose d’esquisser l’analyse d’un discours qui, fondé sur les connaissances zoologiques de son temps, remet en question certaines des classifications héritées de l’évolutionnisme biologique en décrivant les espèces (monorrhines ou polyrrhines) de Nasipèdes découvertes dans un archipel jusqu’alors inexploré du Pacifique sud. Plus qu’à un bestiaire fantastique, cette étude se rattache à la catégorie des fictions scientifiques. Il convient donc de ne pas méconnaître ce qu’elle peut révéler quant à la constitution des systèmes épistémologiques en vigueur : les conditions de plausibilité de l’argumentation se règlent, là comme ailleurs, sur des micro-récits parfaitement typés, sur des séquences descriptives rigoureusement agencées, sur des graphiques et des planches qui, rendant visibles (sinon tangibles) les spécimens présentés, leur confèrent une existence physiologique et une légitimité génétique guère plus imaginaires que celles de leurs homologues réels. Comme le but de l’exercice n’est pas de duper, une suffisante dimension parodique — perceptible notamment dans la nomenclature burlesque — vient certes invalider la véridiction et dévier la visée cognitive. Au point de vue de l’éthosémiotique, il n’est toutefois pas indifférent que les Rhinogrades, ces faux mutants qui se déplacent sur leur nez, tête en bas, bouleversent quelques-unes des hiérarchies naturelles par ailleurs solidement érigées. Affaire de structure et comme toujours, même dans le simulacre, de sens. »

104Fiction scientif (comme celles de Perec) : pas d’annonce mais une dénonciation interne pour « lecteur expert » ? Seul un inexpert s’autoriserait à en faire une supercherie.

105À boucler pour début avril (pas pour le 1er, tout de même)...

10621 fév. Relu Lénine Dada : « N.B. Comme le lecteur pourra le vérifier, toutes les citations, toutes les références, tous les documents produits ici sont strictement authentiques » (p. 147). Tout énoncé de réalité est susceptible d’être intégré à un txt fictionnel, tout genre a priori non fictionnel peut y être exploité, tel quel (cf. le Manuel d’instructions de Cortázar).

107Restent quatre jours pour rendre la copie.

10823 fév. Deux j. Misère !

109L’univers de la fabula se confond alors avec les univers de croyance que construit la lecture en acte, la fiction même n’ayant là pour effet que de s’abolir en laissant place à tous les effets pervers de sa négation.

110Fichues apories. Dommage.

11125 fév. Relu Lénine Dada. Cet ESSAI (selon l’implacable indication générique, en page de couverture) « inaugure une nouvelle espèce de fiction » : la fiction où tout est vrai (3e p. de couvert.).

112De re Fabula narratur.

11326 fév. Transmis notes de ce journal à J. Qu’il se débrouille avec, la déceptivité est l’affaire de tous.

114Artefacta est Fabula.

Guignolade, par Jean Wirtz

115Ce n’est certes pas la première fois que je me trouve victime d’une imposture de ce genre, mais celle-ci dépasse tout. À aucun moment (et quelque sympathie que je porte, nonobstant, aux jeunes chercheurs de Fabula), je n’ai envisagé de participer au colloque sur L’Effet de fiction. À mon âge, on réfléchit deux fois avant de s’engager. Quant à rencontrer un Monsieur J. tantôt à Berne, tantôt à Lyon, tantôt à Paris, j’ai bien d’autres félidés à fustiger.

116Cette farce consistant à divulguer de prétendus fragments de mon pseudo-journal intime (moi qui répugne plus que quiconque au diarisme !) n’est donc qu’un tissu d’aberrations plus douteuses les unes que les autres. Pourquoi, notamment, aurais-je été indisposé par la journée Mystifications littéraires, à laquelle j’ai d’autant moins participé que j’en ignorais jusqu’à hier l’existence ? Je pense, en vérité, qu’il y a là dessous des manœuvres passablement suspectes, d’intimidation sinon de guérilla psychologique. On voudrait jeter l’opprobre sur mes travaux concernant Julien Torma, en particulier, qu’on ne s’y prendrait pas autrement. Je ne sais si le signataire de ce texte en est bien l’auteur, et, pour le cas où il en est l’auteur, s’il signe bien de son droit nom. Les ouvrages qu’il s’attribue, je les connais pour les avoir moi-même utilisés, mais leur auteur réel me demeure tout étranger. S’agit-il, là encore, d’un de ces pervers effets de fiction qui soucient les jeunes générations ? D’autres que moi répondront mieux à ces questions. Et sans plus insister sur l’indélicatesse de ces procédés, qu’un Suisse par nature au‑dessus de tout soupçon ne peut que réprouver, je tiens pour finir à préciser que le présent commentaire n’est pas traduit du schwytzerdütch.